SAVERNE par Vladimir Ilitch Oulianov dit Lénine

A la fin du récit de l’Affaire de Saverne, j’avais annoncé la publication du texte que Lénine y a consacré dans la Pravda du 29 novembre 1913. Le voici ci-dessous dans son intégralité

« Il arrive en politique que la nature d’un certain état de choses se découvre avec une force et une évidence extraordinaires tout d’un coup, à l’occasion d’un motif relativement mince.
Saverne est une petite ville d’Alsace. Il y a plus de 40 ans, l’Alsace fut arrachée à la France par les Prussiens victorieux (malgré les protestations ardentes d’un seul parti en Allemagne : les social-démocrates). Pendant plus de 40 ans, la population française de l’Alsace a été « germa­nisée » de force et « enfoncée » par des pressions de toute sorte dans la discipline royale-prussienne, adjudantesque et bureaucratique, appelée « culture allemande ». Et les Alsaciens répondaient par leur chanson de révolte: « Vous avez pris l’Alsace et la Lorraine … Vous avez beau germaniser nos plaines…Mais notre cœur vous ne l’aurez jamais. »
Et voici qu’un noble Prussien, le tout jeune officier Forstner, a provoqué l’explosion. Il a grossièrement injurié la population alsacienne ( « wackes » est un terme injurieux et grossier). Des millions de fois, les Pourichkévitch[1] alle­mands s’étaient permis ce langage dans les casernes, et rien ne s’était produit. A la million et unième fois … l’huile était dans le feu !
Ce qui s’était accumulé pendant des dizaines d’années d’oppression, de vexations et d’humiliations, pendant des dizaines d’années de prussification forcée, a éclaté au grand jour. Ce n’est pas la culture française qui s’est dressée contre la culture allemande: l’affaire Dreyfus a montré en son temps que la clique militaire brutale, capable de toute sauvagerie et de toute barbarie, de toute violence et tout crime n’est pas moindre en France que dans un autre pays. Non, ce n’est pas la culture française contre la culture allemande, mais la démocratie, éduquée par la série des révolutions françaises, qui s’est dressée contre l’ absolutisme.
Tempête dans la population, colère contre les officiers prussiens, raillés par la foule française éprise de liberté et fière, rage folle des soudards prussiens, arrestations arbitraires et passages à tabac: tout cela a engendré à Saverne (puis dans presque toute l’Alsace) l’ « anarchie », comme disent les journaux bourgeois. Le Reichstag allemand des hobereaux, des « octobristes » et des cléricaux a adopté à une énorme majorité une résolution hostile au gouvernement impérial allemand.
C’est un sot vocable qu’« anarchie ». Il suppose qu’il existait et qu’il existe en Allemagne un ordre civique et juridique « établi » dont on se serait écarté à la suite de ne je sais quelle instigation diabolique ! Le vocable d’ « anar­chie » est imprégné tout entier de l’esprit de la « science » allemande (passez-moi le mot de science) universitaire et bureaucratique, à plat ventre devant les hobereaux et la clique militaire, qui célébrait l’extraordinaire «légalité » régnant en Allemagne.
Les événements de Saverne ont montré que Marx avait raison quand, il y a un peu moins de 40 ans, il qualifiait l’ordre étatique allemand de « despotisme militaire revêtu de formes parlementaires ». Marx a porté sur la nature véritable de la « constitution » allemande un jugement cent mille fois plus profond que les centaines de professeurs, de prêtres et de publicistes de la bourgeoisie qui ont célébré « l’Etat fondé sur le droit ». Eux rampaient à plat ventre devant le succès et le triomphe des favoris allemands. Lui jugeait la nature de classe de la politique en se guidant non pas sur le « zigzag » des évènements, mais sur toute l’expérience de la démocratie internationale et du mouvement ouvrier international.
Ce n’est pas l’ « anarchie » qui a « surgi » à Saverne ; c’est l’ordre véritable de l’Allemagne, c’est le règne du sabre du hobereau semi-féodal prussien qui s’est aggravé et est apparu au grand jour. Si la bourgeoisie allemande avait le sens de l’honneur, si elle avait un cerveau et une conscience, si elle croyait à ce qu’elle disait, si ses actes étaient accordés à ses paroles, si – en un mot – elle n’était pas la bourgeoisie, avec en face d’elle les millions de prolétaires socialistes, elle deviendrait républicaine «à l’occasion» de l’« incident» de Saverne. Mais, dans la situation actuelle, les choses en resteront à des protesta­tions platoniques des politiciens bourgeois au parlement.
Cependant, hors du parlement, les choses n’en resteront pas là. L’état d’esprit des masses de la petite bourgeoisie a changé et change en Allemagne. Les conditions ont changé, la conjoncture économique a changé, tous les fondements du règne «tranquille» du sabre nobiliaire prussien sont sapés. Contre la volonté de la bourgeoisie, celle-ci se trouve entraînée par la marche des choses vers une crise politique profonde.
Elle est révolue, l’époque du sommeil tranquille du « Michel allemand », sous la tutelle des Pourichkévitch prussiens et avec le cours exceptionnellement heureux du développement capitaliste de l’Allemagne. C’est un krach général et radical qui mûrit et se rapproche irrésistible­ment … »

Texte paru dans la Pravda n°47 du 29 novembre 1913
Lénine Œuvres tome 19 Editions sociales Paris Editions du Progrès Moscou 1975 pages 550-552

[1] Vladimir Pourichkévitch : député d’extrême droite à la douma russe

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