Cette contribution est mise en ligne dans le cadre de la journée « Disséminer les écritures » organisée par la webassociation des auteurs consacrée ce mois de novembre 2013 au cinéma .
Jusqu’au 12 janvier 2014 se tient au ZKM ( Centre d’art et de technologies des medias) de Karlsruhe une exposition intitulée Schriftfilme / Schrift als Bild in Bewegung (L’écrit comme image en mouvement)
Si le mot allemand Filme se passe de traduction, on met un s à la place de e (= films), il n’en va pas de même de Schrift qui désigne un système d’écriture, un système de signes qui s’étend à tout système d’information codée tandis qu’écrire se dit Schreiben, que l’écrivain est un Schriftsteller (Schrift(er)steller = littéralement celui qui fabrique un écrit), ce qu’il peut faire, par exemple, sur une Schreibmachine, une machine à écrire.
Il sera donc questions d’écrits ou d’écritures filmées, écritures englobant les trois écritures définies par Clarisse Herrenschmidt, l’écriture de la langue, celle du nombre et du code :
« Les écritures comprennent trois aires d’application : les langues naturelles – celles avec lesquelles un enfant apprend la possibilité de signifier oralement avec son corps – ; les nombres – entités à double face, arithmétique et linguistique ; et le code qui transforme tout en nombres binaires ».
Dans ce poème visuel fluxus Nobody at sky, réalisé par Ruud Janssen en 2011, Litsa Spathi associe lettres, chiffres, signes, formes géométriques. Elle déroule lettre après lettre puis groupe de mots après groupe de mots la chanson enfantine If I were a litle bird (Si j’étais un petit oiseau), tout en signalant par des chiffres à tout moment à quel endroit du clip nous nous trouvons. On peut le visualiser en ligne ici.
L’écriture a été inventée pour compter les chèvres
L’écriture est une technique inventée par les hommes d’abord pour pouvoir compter les chèvres, nous explique formidablement bien Clarisse Herrenschmidt qui, bien qu’elle ne figure pas dans l’exposition, m’y a en quelque sorte accompagné, par son texte. Je crois utile de rappeler cette origine :
« Mais les inventeurs de l’écriture des langues, en 3200 avant notre ère, à Suse en Iran et à Uruk en Irak (pour ne parler que des grandes villes), ne savaient diable pas ce qu’ils faisaient. C’étaient des scribes, des comptables, pas du tout des chamanes qui allaient voyager dans les signes, mais des types qui faisaient leur travail, en dénombrant des jarres de grain, des moutons et des chèvres. Ils étaient chargés du contrôle de l’économie et des populations, d’une forme de mainmise sur la vie sociale, sur les catégories de la hiérarchisation sociale dont ils dressaient des listes : mesures, titres sociaux, temps et dieux, puisque tout se faisait dans l’idée de la surveillance divine.
Pour ce contrôle des denrées, ils eurent l’idée de fabriquer des calebasses en argile qu’ils remplirent de calculi (mot latin qui a donné notre « calcul »), petits objets de pierre ou d’argile, de formes différentes, qui matérialisaient des nombres. Si nous pensons les nombres indépendamment de ce qu’ils dénombrent, abstraitement, les calculi étaient plutôt rattachés à des choses, évoquant certaine quantité de chèvres, moutons, grain, huile, etc. La bulle enveloppe était scellée, marquée d’un sceau décoré qui indiquait la personne responsable de la transaction dans l’unité administrée. Les exécutants enrôlés dans la vie économique pouvaient revenir au document et le casser s’il naissait une contestation. Puis ils eurent l’idée de reproduire sur la surface la forme et le nombre des calculi enfermés à l’intérieur. Ces marques sont les premiers signes écrits. La comptabilité s’était faite écriture. La suite de l’aventure graphique dans cette région du monde consista en la division des éléments des langues : signes pour les mots, pour les syllabes, les consonnes seules, les consonnes et les voyelles.
L’objet calebasse fut pensé, dans la haute antiquité, comme une bouche, avec quelque chose à l’intérieur, et écrire revint à externaliser l’organe humain du langage (la bouche) animé du fluide de sa compétence : l’eau, la salive ou la parole, pour lui faire porter comme signes les choses qu’elle contenait (les calculi) ».
Source
L’écriture est aussi un geste qui inscrit dans l’espace des signes. Elle se transforme dans le temps en fonction des technologies et des supports. J’ai encore un peu connu l’encrier.
Il y a celles et ceux qui chantent sous la pluie mais avez-vous déjà essayé d’écrire sous la pluie avec une plume et un encrier ?
La pluie (projet pour un texte) est un film réalisé par le plasticien belge Marcel Broodthaers en 1969 :
Bien entendu, sous des trombes d’eau, l’écriture ne tient pas et se transforme en une sorte d’arabesque ornementale :
Un mot sur le dispositif utilisé :
Pour télécharger la vidéo, il suffit de passer la tablette devant le code de son choix. Comme il est fastidieux de les visionner tous l’un après l’autre, la méthode aléatoire est la meilleure (au pif, quoi !). C’est celle que j’ai choisie. Les exemples précédents montrent que j’ai eu de la chance.
Il existe de nombreuses utilisations de l’écriture, du graphisme, des chiffres, lettres et codes au cinéma ou dans les vidéos artistiques ou publicitaires. C’est à cet ensemble qu’est consacrée l’exposition.
L’avant-garde des années 1920 se sert l’écriture à l’opposé de ses usages habituels. Quelques exemples :
Il y a un peu moins d’exemple avec les chiffres mais…
Le film Ballet mécanique de Fernand Léger et Dudley Murphy fait briller le nombre, impressionnant pour l’époque, de zéros évoquant à la fois le scintillement des perles et la sidération qu’ils exercent.
Le troisième type d’écriture est celle du code.
En voici un exemple plus récent. Dans Turing Tables de Franz John (2001) Composition sans titre pour espaces tectoniques, les corps des participants à l’installation vidéo servent à la fois de surface de projection et d’ombres devant ces données de mesures sismiques convergentes venues du monde entier.
Tous fumeurs
Le film publicitaire de Thomas Edison pour la marque de cigarettes Admiral date de 1897. Déjà le consumérisme de masse ! Il utilise l’écrit à la fois pour assurer la présence permanente de la marque en fond de scène pendant la distribution très « démocratique » de cigarettes à toutes et à tous et en intervention finale par le déploiement de la banderole pour le message central : we all smoke. Pas de discrimination, nous sommes tous hommes, femmes, blancs, noirs, indiens égaux dans la consommation de clopes.
Le film est aussi particulièrement intéressant lorsque l’on constate à l’aide d’autres exemples publicitaires ou de bandes annonces à quel point il sert de modèle. Malgré l’apparition du parlant et la sonorisation, la publicité n’a jamais cessé d’accorder un place extrêmement importante à la combinaison texte – image peut-être en raison de la prédominance, qu’elle renforce, de la vue sur les autres sens
La lettre et le néon
Les lettres et signes des néons publicitaires sont au centre de l’installation de Boris Petrovsky qui fonctionne comme une machine à écrire lumineuse sur laquelle les visiteurs peuvent écrire un message qui est ensuite diffusé. Matrice divinatoire ou prise de conscience de l’invasion publicitaire lumineuse ?
Potentiellement l’un et l’autre.
A titre d’information, j’ai traduit le texte qui expose la conception de base de l’exposition. Je ne la partage pas. Je trouve très discutable de définir l’écrit, l’écriture, comme un média de communication, autant dire pour sophistes.
« L’écrit [Schrift = système d’écriture]] est une des plus anciennes technologies de médiation et de pouvoir. Quand il est mis en mouvement, il nous révèle que toutes les relations structurées et dominées par l’écriture peuvent être transformées.
Les écritures filmées comme pratiques esthétiques ouvrent de nouvelles possibilités d’expérience avec l’écrit et le film. Elles rendent l’écriture et le film visibles en tant que media et rendent possible la perception de la perception.
L’écriture reste un media central de communication. Notre présent vit de l’équivalence et de la simultanéité de l’écrit et de l’image ».
Pour un peu, ils nous diraient presque que l’équivalence écrit et image passe aujourd’hui par les technologies numériques. Le texte cité se dispense de penser les pratiques pourtant à l’œuvre dans l’exposition même et qui passent toutes par le numérique, mot jamais prononcé.
Au temps du cinéma muet, il fallait savoir lire
Ce qu’il y a de plus fascinant dans les débuts du cinéma muet, c’est que les intertitres ou les cartons ne résument pas l’usage de l’écrit. Il y en a qui vont bien plus loin.
D’abord cet étonnant exemple extrait du film Collège Chums de Edwin S Porter (1907)
La relation par télé-phonie de deux êtres distants au dessus de l’espace urbain est visualisée par une ligne ondulante de mots circulant de l’un à l’autre. Le cinéaste tente de simuler l’oralité que l’absence de technique de sonorisation ne permet pas de rendre. L’onde de mots passe alternativement de l’un à l’autre.
Il arrive que les flux en s’accélérant se télescopent et que les mots volent en éclat éparpillant les lettres.
Quelque chose. Mais quoi ? Transition vers l’écriture et le mal.
Les trois images ci-dessus sont extraites de l’Inhumaine de Marcel L’herbier (1924)
L’écriture et le mal
Dans les trois films de fiction qui suivent l’écriture a une dimension inquiétante voire diabolique. L’écriture pour dire l’indicible, exprimer la peur, la fascination, l’hypnose, la folie est un élément du fantastique.
1. Hallucinations scripturales dans Le cabinet du Dr Caligari de Robert Wiene(1920)
Tu dois devenir Caligari. Pour percer le secret, savoir si l’on peut envoyer un somnambule commettre un crime, le directeur de l’asile psychiatrique a une révélation en consultant un livre :Tu dois devenir Caligari. L’écriture tremblée, la disposition du texte renforce son caractère hallucinatoire.
2. Souffle magique dans Le Golem de Paul Wegener (1920)
Le mot magique AEMET (Vérité en hébreu) à la signification inconnue pour les spectateurs sort de la bouche du démon Astaroth qui avait été invoqué par le grand rabbin Loew pour animer le Golem. Cela se passe à Prague au 16ème siècle. Là encore la source est livresque.
3. Mot hypnotique dans Le Dr Mabuse, le joueur de Fritz Lang (1922)
Dans la partie 2 du Dr Mabuse, l’Inferno, Melior, le mot obsédant, répété devant la voiture du procureur Wenck l’attire hypnotiquement vers la carrière Mélior et la mort que le Dr Mabuse lui réserve.
On le voit à ces exemples, l’écriture a aussi une dimension maléfique. Platon ne l’avait-il d’ailleurs pas condamnée ? Dans Phèdre. Pas aussi simple, nous explique Jacques Derrida dans sa lecture de la Pharmacie de Platon, l’écriture est un pharmakon, c’est-à-dire à la fois un poison et un remède. C’était l’autre idée que j’avais emportée avec moi lors de la visite de l’expo de Karlsruhe.