ICH HATT EINEN KAMERADEN
Quatre soldats. Neige.
SOLDAT 1 : Camarades, je ne vois plus l’ennemi
SOLDAT 2 : C’est la faim
SOLDAT 3 : C’est la tempête de neige.
SOLDAT 4 : L’ennemi est partout
SOLDAT 2 : Le ventre vide
Je n’ai qu’un ennemi.
SOLDAT 4 : Que veux-tu dire.
SOLDAT 2 : Que depuis quatre semaine je n’ai pas vu de viande.
SOLDAT 3 : Un royaume pour un os de cheval.
SOLDAT 4 : Nous crevons de faim pour l’Allemagne.
SOLDAT 2 : L’Allemagne, tu veux rire. Ce
N’est peut-être plus que nous quatre.
SOLDAT 4 : Un de trop.
SOLDAT 2 vise le soldat 4 : Ça suffit.
SOLDAT 4 : Je veux dire, nous sommes camarades. Ce qui signifie
SOLDAT 2 : L’un bouffe ce que l’autre chie.
SOLDAT 4 : Trois ventres pleins valent mieux que quatre vides
Le fondement de l’honneur c’est la fidélité.
SOLDAT 3 acquiesce : Un pour tous.
SOLDAT 2 : Reste la question : qui?
Soldats 2, 3, 4 se visent mutuellement.
SOLDAT 1 : Camarades, je ne tiens plus mon fusil.
Soldats 2, 3, 4 reposent leurs fusils et se regardent.
Un temps.
SOLDAT 4 : Donne
Je le tiens pour toi, camarade.
Lui prend son fusil et l’abat.
C’était
Notre maillon le plus faible et un danger
Pour la victoire finale. En bon camarade à présent
II renforce notre puissance de feu.
Soldats 2, 3, 4 mangent le soldat 1 entièrement.
Chanson ICH HATT EINEN KAMERADEN
In Heiner Müller La bataille et autres textes Editions de minuit Traduction Jean Jourdheuil et Heinz Schwartzinger
Ich hatt einen Kamerad (J’avais un camarade), la scène subvertit la chanson militaire, fait partie des 5 Scènes d’Allemagne, écrites par Heiner Müller essentiellement dans les années 1950 et regoupées en un montage sous le titre La bataille (Die Schlacht). Ce sont comme cinq petites pièces miniatures. Elles décrivent la terreur du « consentement meurtrier », pour reprendre une expression de Marc Crépon, dans lequel sont emprisonnés les personnages que ce soient deux frères dans la Nuit des longs couteaux, un mari, sa femme et sa fille devant un portait de Hitler dans la Noce chez les petits bourgeois, un boucher et sa femme, les quatre soldats ci-dessus, tout un groupe coincé entre des ss et les russes dans une cave à Berlin en 1945 dans Le drap ou l’immaculée conception. Rien que le titre ! Cette dernière scène qui avait été présentée séparément lors d’une sorte d’opération portes ouvertes à la Volksbühne à Berlin Est avait été mon premier contact avec l’écriture de Müller. Un choc. Je n’avais jamais entendu – au sens aussi des sonorités de la langue – quelque chose d’aussi fort et qui en même temps s’imposait comme une évidence même si c’était finalement loin d’être le cas.
Les scènes saisissent ce moment où ce qui relèverait de l’attention à l’autre devient suicidaire pour soi. Je l’ai tué. C’était lui ou moi, dit la femme du boucher alors que Le drap s’achève par cette phrase en didascalie : Par-dessus le mort commence le combat des survivants pour le pain
Si j’évoque ici, maintenant, Die Schlacht, c’est qu’il en sera beaucoup question dans le premier entretien que j’avais eu avec Heiner Müller, dont j’ai déjà un peu raconté l’histoire et qui sera mis en ligne la semaine prochaine pour la première fois dans son intégralité en français. Müller y parle en particulier de sa polémique avec l’antifascisme moralisant, de la fonction du théâtre, de Brecht et de plein d’autres choses. J’ai préféré parler de La bataille avant, afin de pouvoir m’y référer.
La bataille / Scènes d’Allemagne avait été montée en 1975 à la Volksbühne par Manfred Karge et Matthias Langhoff. Le spectacle avait effectué une tournée en France en 1976 à la Fête de l’Humanité et entre le 16 et le 27 novembre 1977 au Théâtre Gérard Philippe de Saint Denis et au TNP de Villeurbanne. Ce n’était plus tout à fait une découverte et l' »entrée » en France de Müller mais presque encore. Bernard Sobel avait en effet monté une pièce de Müller, Philoctète en 1970.
J’ai retrouvé dans mes archives le programme de la Volksbühne. Son contenu offre des suggestions et des parallèles intéressants. On y trouve, outre la distribution, le texte des cinq scènes, un extrait du Chant 22 de l’Iliade d‘Homère et deux cahiers présentant l’un des témoignages sur le fascisme et la seconde guerre mondiale recueillis dans les entreprises après lecture des scènes et l’autre un petit dossier sur les désastres de la guerre de Goya.
Commençons par Goya
Le programme reproduit 7 des 83 eaux fortes de Goya intitulées Les désastres de la guerre publiées en 1863, après sa mort. Elles décrivent les atrocités perpétrées par les soldats de Napoléon qui a envahi l’Espagne en 1808 pour étouffer le soulèvement du 2 mai contre l’occupation française à Madrid.
Ce choix suggère ainsi un rapprochement possible entre les scènes écrites de La bataille et celle dessinées par Goya par ailleurs très souvent évoqué par Müller. Peut-on faire un parallèle entre les scènes de Goya et celles de Müller ?
Susan Sonntag parle de Goya en ces termes :
« Les images de Goya conduisent le spectateur au bord de l’horreur. Tous les ornements du spectaculaire ont été éliminés : le paysage n’est plus qu’une atmosphère, une obscurité, à peine esquissée. La guerre n’est pas un spectacle. La série réalisée par Goya n’est pas un récit : chaque image, qui s’accompagne d’une courte légende déplorant la perversité des envahisseurs et la monstruosité de la souffrance infligée, possède son autonomie propre. L’effet d’accumulation est dévastateur »
Susan Sonntag dans devant la douleur des autres (Christian Bourgois page 52).
Interrogé par le jardinier Isidro qui l’accompagnait dans ses sorties nocturnes pour effectuer ses croquis sur le pourquoi de cette obstination, Goya a répondu : « pour avoir le goût de dire éternellement aux hommes qu’ils ne soient pas des barbares ». (Rapporté par Marcel Cohen dans A des années lumière Editions Fario). La réponse de Goya est programmatique et pourrait aussi être celle de Heiner Müller
Dernier document enfin : Le chant 22 de l’Iliade raconte le duel entre Achille et Hector. L’extrait choisi concerne la fin du chant, la mort d’Hector et le deuil à Troie. Pour en donner une idée, voici, ci-dessous un court passage :
« Il dit, et au divin Hector il prépare un sort outrageux. A l’arrière des deux pieds, il lui perce les tendons entre cheville et talon; il y passe des courroies, et il les attache à son char, en laissant la tête traîner. Puis il monte sur le char, emportant les armes illustres ; d’un coup de fouet, il enlève ses chevaux, et ceux-ci pleins d’ardeur s’envolent. Un nuage de poussière s’élève autour du corps ainsi traîné; ses cheveux sombres se déploient; sa tête gît toute dans la poussière – cette tête jadis charmante et que Zeus maintenant livre à ses ennemis, pour qu’ils l’outragent à leur gré sur la terre de sa patrie !
Et, tandis que cette tête se couvre toute de poussière, sa mère s’arrache les cheveux, et, rejetant loin d’elle son voile éclatant, elle pousse un long sanglot à la vue de son enfant. Et son père aussi pitoyablement gémit; et, autour d’eux, les gens sont tous en proie aux sanglots, aux gémissements, par toute la ville. »
Homère Iliade Extrait de la fin du Chant 22 Texte établi et traduit par Paul Mazon Paris Belles Lettres 2002