Lectures franco-allemandes sur 14-18 / 4. Marcel Proust : « Le temps retrouvé »

© Pierre Buraglio "Rosa et Karl" 2011 - sérigraphie montée sur châssis et rehaussée - 46 x 38 cm - Courtesy l'artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

© Pierre Buraglio « Rosa et Karl » 2011 – sérigraphie montée sur châssis et rehaussée – 46 x 38 cm – Courtesy l’artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

 

Après la contribution de Peter Brunner sur l’autobiographie de Carl Zuckmayer de Hesse rhénane, l’ évocation par Daniel Muringer des Cahiers d’un survivant de l’alsacien Dominique (Dominik) Richert, écrits et édités en allemand avant d’être traduit en français, puis Erich Maria Remarque avec Im Westen nichts Neues par Catharina Lovreglio,aujourd’hui Le temps retrouvé de Marcel Proust par Bernard Bloch. Demain Fiesta(Le soleil se lève aussi) d’Hemingway par Jamal Tuschick

 

Bernard Bloch :
Le temps retouvé de Marcel Proust

« À l’heure du dîner les restaurants étaient pleins ; et si, en passant dans la rue, je voyais un pauvre permissionnaire, échappé pour six jours au risque permanent de la mort, et prêt à repartir pour les tranchées, arrêter un instant ses yeux devant les vitres illuminées, je souffrais comme à l’hôtel de Balbec quand les pêcheurs nous regardaient dîner, mais je souffrais davantage parce que la misère du soldat est plus grande que celle du pauvre, les réunissant toutes, (…) et que c’est d’un hochement de tête philosophique, sans haine, que, prêt à repartir pour la guerre, il disait en voyant se bousculer les embusqués retenant leurs table : « On ne dirait pas que c’est la guerre ici ».
Marcel Proust, Le Temps retrouvé, À la recherche du temps perdu, T.III, P.737Pleiade
Page 79 pour l’édition du Livre de Poche
Dans ce court extrait choisi parmi bien d’autres, Proust nous donne une petite idée de la grande place qu’a prise la Guerre de 14-18 dans son œuvre. Au vrai, il a été hanté par la guerre tout au long de sa vie et elle est présente comme réalité ou comme menace dans tous les chapitres de À la recherche du temps perdu.
Je n’ai découvert La Recherche qu’il y a deux ans et l’une des choses qui m’a le plus surpris, -moi qui pensait que Proust était avant tout un « spécialiste » des méandres psychologiques et des intermittences du cœur – c’est la pertinence des analyses politiques, sociologiques et philosophiques qui s’y déploient. Proust est un grand humaniste, soucieux de la souffrance des autres plus encore que de la sienne.
C’est d’ailleurs au cours de la Grande Guerre, le plus souvent confiné dans sa chambre tapissée de liège, immergé dans ses fumigations, ne se nourrissant que d’un café au lait et de deux croissants par jour, qu’il a écrit une grande partie de La recherche. Tous les jours (ou plutôt toutes les nuits), il luttait contre la maladie pour trouver la force de mener à bien son livre ; et ses journées commençaient vers cinq heures du soir par la lecture de la presse dont il dévorait les articles traitant de politique étrangère et des péripéties de la guerre.
Nombre de ses amis, dont son frère Robert, étaient au front et beaucoup n’en sont pas revenus. Profondément patriote, son asthme lui a évité d’être envoyé au front, mais il vivait cette exemption comme une honte. Non par un stupide bellicisme, mais parce qu’il voulait partager le sort de tous les malheureux que l’on envoyait à la boucherie.
Son patriotisme n’avait rien à voir avec un nationalisme cocardier et il tenait en très haute estime l’Allemagne et sa culture dont il parlait d’ailleurs fort bien la langue. Il s’est engagé dans son œuvre comme dans sa vie contre tout ce qui de près ou de loin ressemblait à de la haine pour les allemands -qu’il n’appelait d’ailleurs jamais boches à l’inverse de l’immense majorité de la bourgeoisie à laquelle il appartenait.
L’un des personnages majeurs de La recherche, Charlus, est d’ailleurs profondément germanophile, en ce sens que, même au plus fort des combats, il entretiendra toujours la même admiration pour la grandeur de l’Allemagne que l’on ne saurait réduire à ses dérives et délires nationalistes. Charlus me fait irrésistiblement penser à Erich von Stroheim dans La grande illusion.

Bernard Bloch

Proust Temps retrouvé

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