Après la contribution de Peter Brunner sur l’autobiographie de Carl Zuckmayer de Hesse rhénane, l’ évocation par Daniel Muringer des Cahiers d’un survivant de l’alsacien Dominique (Dominik) Richert, écrits et édités en allemand avant d’être traduit en français, puis Erich Maria Remarque avec Im Westen nichts Neues par Catharina Lovreglio; et Le temps retrouvé de Marcel Proust par Bernard Bloch, suivi de Fiesta (Le soleil se lève aussi) d’Hemingway par Jamal Tuschick, aujourd’hui Erziehung vor Verdun d’Arnold Zweig lu en allemand mais décrit en français par Pierre Foucher (l’édition française est épuisée). Demain, Kristin Schulz évoquera Orages d’acier d’Ernst Jünger
Pierre Foucher :
Erziehung vor Verdun (Education devant Verdun)
d’Arnold Zweig
Mi-juillet 1916, Verdun. Sur les lignes arrière du front allemand, des fantassins bavarois conduisent à une gare d’où ils partiront en captivité un groupe d’environ 2OO soldats français. Il est midi, le soleil tape et les prisonniers meurent de soif. Or voici qu’en contre-bas d’un parc de munitions qu’ils longent maintenant apparaissent deux abreuvoirs. Aussitôt, les premiers de la colonne s’arrêtent pour y plonger leurs bras, leurs visages ou leurs quarts. Cet arrêt n’est pas prévu, mais, compréhensif, le sous-officier bavarois laisse faire, d’autant que ni lui ni ses hommes ne sont pressés de retourner au front. Pour les soldats travailleurs occupés au parc, c’est la pause, et le spectacle les attire. Très vite, ils mettent leurs propres quarts et gamelles au service des Français :
« Deux années de guerre ont développé une certaine estime, voire de la sympathie, chez les Allemands et les Français du front. C’est seulement à l’arrière, lequel débute à l’étape, que, des deux côtés, une foule de gens s’affairent à attiser la haine et la fureur pour empêcher que ne se propage la fatigue de combattre du matériel humain ».
L’un de ces Armierer, Werner Bertin, a vite saisi que les prisonniers des derniers rangs de la colonne n’ont aucune chance d’accéder aux abreuvoirs. Il entreprend donc de faire le va-et-vient et invite deux de ses camarades à l’imiter. Il y a d’autant plus urgence à agir que, là-haut, le commandant du parc a découvert la saloperie en cours et, pressé de voir les prisonniers embarquer car le train qui doit les emmener rapportera des munitions, a donné l’ordre de couper l’arrivée d’eau. Furieux, indifférents ou ricaneurs, mais peu soucieux de braver leurs supérieurs, les soldats travailleurs vident alors sur le sol leurs ustensiles, à l’exception de Bertin qui, outré, abreuve encore quelques Français. Stupéfaits, ses acolytes, deux militants sociaux-démocrates, comprennent que cet homme, dans le civil juriste stagiaire et auteur d’un premier roman, dont ils se demandaient s’il n’était pas un mouchard envoyé parmi eux par le commandement, agit par idéalisme. Pour eux, vu les circonstances, il est l’inconscience même, et il ne fait aucun doute qu’il n’a pas fini d’en voir. De fait, dans l’année qui va suivre, ses supérieurs se chargeront de faire son éducation aux réalités que lui masque son innocence d’intellectuel petit-bourgeois, à savoir le militarisme, l’antisémitisme, la lutte des classes et, surtout, la tranquillement assassine médiocrité humaine. Y survivra-t-il ?
Ce roman d’Arnold Zweig (1887-1968), paru en 1935, appartient à un cycle centré sur le personnage de Bertin. Il avait été précédé, en 1927, de Der Streit um den Sergeanten Grischa, et, en 1931, de Junge Frau von 1914, et sera suivi, en 1954, de Die Feuerpause. De facture traditionnelle, il est écrit par un narrateur omniscient, donc parfaitement au fait des pensées, sentiments et motivations de ses divers personnages. Le très grand plaisir qu’on prend à le lire tient, selon moi, à trois facteurs : l’intérêt documentaire (par la diversité des situations où se retrouve Bertin, nous découvrons, du front à l’étape, tous les théâtres de la bataille, et, par celle des personnes qu’il rencontre, la composition contrastée de cet univers), celui des nombreuses notations d’ordre politique, sociologique, psychologique et métaphysique qu’il contient, et, last but not least, le talent de conteur de l’auteur, égal à celui d’un Joseph Roth, par exemple, et auquel même cet esprit hypercritique qu’était Bertolt Brecht rendait hommage.
Pierre Foucher
Edition utilisée : Fischer Taschenbuch n° 1523 (novembre 1974).
Erziehung vor Verdun a été traduit en français en 1938 (éditions Plon) sous le titre, pour moi incompréhensible, de L’éducation héroïque devant Verdun (l’adjectif « héroïque » ne peut être ici qu’une marque d’ironie, indécelable d’emblée et prêtant donc à méprise). Cette traduction a été reprise dans le courant des années 1990 dans un volume Omnibus intitulé Les grands romans de 14-18 (épuisé). Der Fall um den Sergeanten Grischa avait, lui, été traduit en 1930 sous le titre de Le cas du sergent Grischa. A ma connaissance, cette traduction n’a jamais été rééditée.
Il semblerait qu’en Allemagne l’édition de poche soit épuisée. Le roman existe par contre au format Kindle ou pour 40 euros au Aufbau Verlag. (BU)