La société de guerre vue par Wolfgang Sofsky

« Car moi, homme vivant, je suis une ville assiégée par l’armée des morts, intercepté par leurs charniers, coupé de tous objets externes, quand je suis l’externe d’un mort »
Antonin Artaud (Suppôts et Supplications, 1947, Quarto -1378. Cité par Florence de Mèredieu : Antonin Artaud dans la guerre)
WW1_truceC’est en commentant cette photographie montrant des soldats britanniques et allemands qui posent pour un cliché instantané, parue dans le Daily Mirror du 5 janvier 1915, que le sociologue allemand Wolfgang Sofsky ouvre le chapitre consacré à la guerre dans son livre L’ère de l’épouvante qui traite du siècle des guerres, de la terreur et de la folie meurtrière. Après avoir rappelé différents épisodes de fraternisation, l’auteur écrit :
« La fraternité est à la guerre, par nature, l’état d’exception. La guerre est en premier lieu une manière collective de tuer et d’être tué ».
Les fraternisations n’empêchent pas que peu de temps après l’on se remette à s’étriper
«[Les] épisodes de cessez-le-feu et de joutes oratoires pacifiques n’ont jamais empêché les soldats de se battre à nouveau quelques heures ou quelques jours plus tard. Les périodes intermédiaires d’échanges sociaux ne suppriment pas l’état d’inimitié qui régit la guerre »
Il en vient à examiner la notion de « sociétés de guerre » et, en posant que le but de la guerre étant la mort et que, par conséquent, il ne saurait être politique, il conteste implicitement l’interprétation clausewitzienne selon laquelle la guerre serait la continuation de la politique par d’autres moyens. Voilà qui nous renvoie à l’article précédent.
Je propose à la réflexion – et à la discussion –  l’extrait suivant :
« Les pertes enregistrées jusqu’à la trêve de Noël 1914 étaient déjà immenses. Dans les cinq premiers mois de la guerre, les Allemands dénombrèrent plus de 800 000 soldats manquants, dont 240 000 morts, les Français avaient environ 300 000 tués et 600 000 blessés ou disparus, et presque tous les 160 000 soldats de métier du corps expéditionnaire britannique étaient morts. L’Autriche-Hongrie avait perdu à la nouvelle année 1,2 million de soldats, et l’armée russe, qui comptait lors de la mobilisation de juillet 3,5 millions d’hommes, était réduite à 2 millions. La « catastrophe fondamentale » du XXème siècle prenait déjà forme bien que les « bains de sang » de Verdun, d’Arras ou de Passchendaele fussent encore à venir. On a judicieusement appelé le siècle dernier le « siècle des camps ». On pourrait à tout aussi juste titre l’appeler «le siècle des guerres ». La mort en masse provoquée par la violence de la guerre marque tout autant l’époque de son sceau que les millions de morts dus à la terreur de la persécution. La guerre mondiale de trente ans, au cours de la première moitié du siècle, a coûté la vie à environ 55 millions d’hommes. Dans la seconde moitié, on peut estimer à environ 40 autres millions le nombre d’hommes tués par la guerre.
Étant donné cette mort en masse, il peut sembler absurde de parler de «sociétés de guerre ». Une fois advenu le désenchantement du monde, le concept de social est strictement réservé aux vivants. Mais n’y a-t-il pas des sociétés imaginaires, celles qui existent uniquement dans la représentation et dictent cependant le comportement des hommes ? Les nations, les communautés ou les institutions sont des structures imaginaires sans substance matérielle, mais elles ont, dans leurs conséquences, une réalité palpable. La société de guerre n’est-ce pas la masse des morts, des mutilés, des disparus qui n’ont laissé aucune trace ? La moitié des morts de la Première Guerre mondiale n’ont pas eu de sépulture. Leurs corps n’ont jamais été retrouvés ou ne pouvaient plus être identifiés. Les obus les avaient déchiquetés, ils étaient ensevelis dans des abris effondrés ou se décomposaient dans la terre labourée par les éclats d’obus. Les monuments aux soldats inconnus furent les derniers signes que les vivants purent ériger pour la société muette des morts. Le but de la guerre n’est-il pas d’agrandir sans arrêt cette invisible société des morts ? Le monceau de cadavres croît avec chaque jour de guerre. Tant que la guerre dure, les vivants n’ont de cesse d’augmenter le nombre d’ennemis morts. Quel que soit le but invoqué par la guerre, la raison foncière de l’hostilité réside dans l’antagonisme entre les morts et les vivants. Le principe de l’anéantissement n’est pas une invention moderne. C’est le principe de la guerre par essence. Chacun voudrait faire partie des survivants et par conséquent tuer le plus d’ennemis possible.
Pourtant, la destruction des hommes et des choses est un processus social. La guerre produit des formes du social, de la socialisation et de la désocialisation, qui lui appartiennent en propre. Ces sociétés de guerre sont marquées par la souffrance, la misère et la mort. Il ne faut pas les confondre avec ces sociétés militarisées qui se préparent pour la prochaine passe d’armes et reconnaissent à leurs guerriers le statut le plus élevé. Et elles n’ont rien en commun non plus avec une société nationale bourgeoise qui vient d’envoyer ses troupes en campagne. Les sociétés de guerre sont bien plutôt ces formes sociales qui constituent la guerre elle-même. Ce sont des collectifs doubles et antagonistes. Les parties sont mutuellement des ennemis: les combattants sur le champ de bataille, les assiégeants et les assiégés, les poursuivants et les fugitifs, les occupants et les occupés. Dans la guerre, ce ne sont pas des adversaires qui se font face. Cette manière de s’exprimer est un pur euphémisme. C’est une opposition directe entre ennemis qui commande pendant la guerre toutes les autres formes sociales: les rapports de force aussi bien que les structures de la parenté, du travail ou de la communauté. C’est pourquoi les sociétés de guerre sont vouées à leur propre effondrement. L’ennemi veut rayer l’autre de la surface de la terre.
La mort n’est pas un moyen visant un but politique ou économique. Elle est en elle-même le but de la guerre. Les souhaits et les représentations imaginaires les plus intenses sont dirigés vers l’anéantissement de l’ennemi. Penser la guerre ne signifie par conséquent rien d’autre que penser la société à partir de sa destruction potentielle, de son point zéro, de la mort du social ».
Wolfgang SOFSKY : L’ére de l’épouvante / Folie meurtrière, terreur, guerre
Traduction : Robert Simon
NRF Essais Gallimard 2002 pages 125-128
La société de guerre n’est-elle pas cette armée de morts par laquelle Artaud se sent assiégé ?

 

 

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