(Le chœur:)
Vous vous souvenez :
dans la deuxième décennie de ce siècle
il y eut une guerre de tous les peuples
où tous les peuples se terrèrent.
coulant
d’une mer à l’autre
leurs navires insubmersibles
logés quatre années durant sous le sol
dans des trous de ciment,
soumis au déluge de tonnes de bronze,
mangeant de l’herbe et la chair de leurs chevaux.
Volant à travers le ciel les uns contre les autres
à bord d’engins de tôle nouvellement inventés,
roulant aussi dans des carrioles d’acier
les uns contre les autres. Cette guerre dura quatre ans et
de notre vivant même
fut reconnue comme un crime.
Elle vomit une engeance
pleine de lèpre
qui dura peu et dans son naufrage
emporta le vieux monde.
Brecht Fatzer fragment, montage de Heiner Müller
Traduction François Rey
Le plus important texte inachevé de Brecht, Fatzer, porte sur la Première guerre mondiale. Heiner Müller en a opéré un choix et construit un montage à partir de centaines de feuillets épars. Müller considérait ce texte comme un texte du siècle.
Le 29 septembre 1995, au lendemain de l’essai scénographique pour la mise en scène de Germania 3 dont il venait d’ »achever » l’écriture à Los Angeles, et qui était prévue pour le début de 1996, au Berliner Ensemble dont il assumait la direction, Heiner Müller se met en route pour Verdun. Il est accompagné des scénographes et décorateurs Hans Joachim Schlieker et Mark Lammert, peintre et graphiste. Il y était venu à l’invitation de Michel Simonot qui avait intégré quelques uns de ses textes dans un projet de spectacle et Laurent Brunner. Il voulait avant tout voir ces lieux. Il était question de l’éventualité de présenter l’année suivante, celle de commémoration du 80 ème anniversaire de la Bataille de Verdun, en 1996, une scène de Germania 3 Les spectres du Mort-Homme, sa dernière pièce. Mais ce n’était peut-être qu’un prétexte. Malgré son état de santé dont il savait l’issue fatale, il multipliait les projets à long terme.
Goethe aussi avait été à Verdun
Pratiquement à 200 ans d’écart, en 1792, Müller avait eu un illustre prédécesseur : Goethe
« En sortant de table, nous montâmes la colline qui cachait à nos tentes la vue de Verdun, et, comme ville, nous la trouvâmes très agréablement située. Elle est entourée de prairies et de jardins, dans une plaine riante que traverse la Meuse, divisée en plusieurs bras, entre des collines rapprochées et lointaines ; mais, comme place forte, elle est exposée de tous côtés au bombardement. L’après-midi se passa à dresser les batteries, la ville ayant refusé de se rendre. (…)
Le bombardement commença à minuit, soit de la batterie établie sur notre rive droite soit de celle de la gauche, qui, étant plus proche et lançant des fusée incendiaires, produisit les plus grands effets. Il fallait voir ces météores ignés, chevelus, passer doucement dans l’air, et, bientôt après, s’embraser un quartier de la ville. Nos lunettes, dirigées sur ce point, nous permirent encore d’observer en détail ce désastre ; nous pouvions distinguer les hommes qui, montés sur les murs, faisaient les plus grands efforts pour arrêter l’incendie ; nous pouvions observer et distinguer les chevrons dégarnis et croulants. Tout cela se passait au milieu d’un groupe de personnes connues et inconnues, et provoquait des réflexions étranges, souvent contradictoires, et l’expression des sentiments les plus divers. J’étais entré dans une batterie en pleine activité, mais les détonations effroyables des obusiers faisaient souffrir mes oreilles pacifiques, et je dus bientôt m’éloigner. Je rencontrai le prince de Reuss XIII, qui m’avait toujours témoigné de la bienveillance. Nous nous promenâmes derrière les murs de vignes, qui nous protégeaient contre les boulets que les assiégés nous envoyaient assez diligemment. Après diverses considérations politiques, qui nous égarèrent dans un labyrinthe de soucis et d’espérances, le prince me demanda de quoi je m’occupais alors, et il fut très surpris de ce qu’au lieu de lui parler de romans et de tragédies, animé par le phénomène de réfraction qui m’avait frappé ce jour-là, je commençai à l’entretenir avec une grande vivacité de la théorie des couleurs ».
Goethe La campagne de France 30 août 1792
Traduction Jacques Porchat
Hachette 1889 (accessible en ligne par la Bibliothèque nationale)
Goethe ou l’art de détourner les yeux du spectacle de la guerre. Il avait le matin même observé un phénomène de réfraction et était resté tout occupé par sa théorie des couleurs. Goethe avait été entraîné par le duc de Weimar à suivre l’armée du roi de Prusse commandée par le duc de Brunswick. La citation permet de situer Verdun dans la longue durée du contexte franco-allemand.
Verdun un mythe franco-allemand
« Rappelons très synthétiquement comment, par le traité de Verdun en 843, la ville passa à la Lotharingie, puis, avec toute la Lorraine, à l’Empire germanique en 879 ; et comment, proclamée ville impériale au XIIème siècle, elle fut occupée en 1552 par Henri II de France (mais ne devint française que près d’un siècle plus tard, en 1648, à la signature du Traité de Westphalie). Attaquée encore une fois par les Prussiens en septembre 1792, elle fut reprise par les Français un mois plus tard, pour retomber dans les mains des Prussiens un peu moins de cent ans après, en 1870. En somme, considérée dans la perspective des guerres de conquête et de reconquête dont depuis des siècles cette ville avait été le théâtre, l’attaque allemande de 1916 constituait, aux yeux de la propagande nationaliste française, une énième insupportable tentative d’arracher à la France ce qu’elle n’avait cessé de reconquérir, et aux yeux de la propagande belliciste allemande, une opération.justifiée pour la même raison, mais dans une perspective inverse. À cause de son histoire, les événements qui allaient se dérouler en 1916 sur le sol de Verdun étaient en somme destinés à rouvrir des blessures pluriséculaires ».
Anna Maria Laserra : Le nom de Verdun entre réalité, mythe et fiction in Mémoire et Antimémoires au XXème siècle. La Première guerre mondiale. Premier volume. Colloque de Cerisy-la-Salle 2005. Archives et musée de la Littérature Bruxelles
Verdun fut aussi, rappelle Alexander Kluge, dans les années 782 à 804, une plaque tournante du commerce des esclaves.
« La bataille de Verdun ne fut donc pas seulement perçue comme une simple bataille, mais, ainsi que l’écrivit Paul Valéry longtemps après, cherchant des termes plus aptes à la définir: « elle fut bien plutôt une guerre tout entière insérée dans la grande guerre » et même «autre chose encore », «Verdun », précisa-t-il, enrichissait cette bataille de la touche mythique qui seule manquait encore à l’explication de la place qu’elle avait prise dans les esprits aussitôt après le bombardement, « ce fut aussi une manière de duel devant l’univers, une lutte singulière, et presque symbolique, en champ clos. Un combat, en somme, que le monde entier contemple »
Anna Maria Laserra ibidem
Heiner Müller à Verdun
Michel Simonot, auteur, metteur en scène :
« La Direction Régionale des Affaires Culturelles de Lorraine et Laurent Brunner, directeur du Théâtre missionné de Verdun m’avaient demandé d’écrire et créer un spectacle à l’occasion du 80e anniversaire de la bataille de Verdun. D’une part, je savais, par Jean Jourdheuil, que Müller souhaitait venir à Verdun mais remettait sans cesse ce voyage. D’autre part il terminait Germania III, dont le sous-titre est « Les spectres du Mort-Homme ». Or, le Mort-Homme est la dénomination précise d’un lieu de bataille de Verdun. Müller voulait voir ce lieu par rapport à la pièce et sa mise en scène. En ce qui me concerne, me refusant à faire un spectacle de « commémoration », je voulais réaliser un travail théâtral sur la mémoire de la guerre, une mémoire critique, à partir et au delà de Verdun, vers Auschwitz, Hiroshima, le Cambodge, etc. Je voulais donc faire appel à plusieurs écritures, dont, bien entendu, un Allemand. Le seul Allemand possible était, à mes yeux, Heiner Müller.
Nous avons donc passé trois journées à visiter, dans la discrétion, tous les sites des champs de bataille. Je me souviens du choc qu’a vécu Müller en découvrant des monuments qui, aussitôt, ne purent pas ne pas lui évoquer une esthétique de l’architecture monumentale des pays socialistes ».
Michel Simonot Postface à Rouge Nocturne Verdun / Chronique des jours redoutables Les Cahiers de l’Egaré 1999
Quand Müller arrive à Verdun, sa mort avait commencé.
Brigitte Maria Mayer, femme de Heiner Müller :
« La mort commence en 1994 au cours d’un voyage en Italie. Une opération à la vie à la mort apporte une année de répit. Entre les hospitalisations à Munich (…) la famille passe plusieurs mois à Los Angeles.
Dans la Villa Aurora, lieu d’exil de Lion Feuchtwanger, est élaboré « Germania 3 Les spectres du Mort-Homme », un voyage dans le temps, que l’auteur mortellement malade transfère de l’intérieur à l’extérieur. De retour à Kreuzberg, notre étage de fabrique souffre du siège permanent de gens de théâtre et de medias. Heiner Müller accepte cela avec un mélange de gentillesse et de soif d’applaudissements. Il écrit, boit, met en scène sans pause contre ces ennuis et ce cancer en phase terminale »
Brigitte Maria Mayer / Heiner Müller Der Tod ist ein Irrtum ( La mort est une erreur)
Suhrkamp 2005
Deux mois après sa venue à Verdun, le 30 décembre 1995, Heiner Müller meurt. Il tenait à venir à Verdun. Il y a fait scandale. A l’origine du scandale, cet article :
Nadine Bobenrieth-Del, journaliste (L’Est républicain Verdun 2 octobre 1995)
A-t-il ressenti une émotion sur les champs de bataille où périrent 400 000 morts des deux camps ? « Non, la mise en scène des lieux tue l’émotion »
Au Mort-Homme qui l’a beaucoup marqué, il relève « le kitsch des monuments glorifiant les pays ». Ils sont selon lui autant de « mensonges qui cachent la réalité » de l’âpreté des combats. « On a le sentiment que les gens les ont élevé pour s’excuser d’avoir envoyé à la mort ces soldats et donner un sens à une guerre qui n’en avait pas »
« Ils sont un ersatz, et en ce sens, le kitsch est un symptôme de la mauvaise conscience. Ces monuments sont des expressions d’un art pour les morts, un art gigantesque mais c’est de la m…. Le grand art, l’art véritable, c’est l’art qui est fait pour les vivants »
Et Vauquois ? « Là on se rend bien compte de ce qu’ont pu endurer les hommes ». Les trous béants, les galeries dans la colline « donnent un idée du travail intellectuel incroyable fourni » dans le seul but de tuer et de détruire, de « toute la force déployée pour quelque chose qui n’avait pas de sens »
« Si au lieu de cela Français et Allemands avaient uni leurs énergies et leurs intelligences pour construire un village, il aurait été magnifique », indique Heiner Müller avant de confier : « je comprends maintenant pourquoi mon grand père qui avait combattu en Argonne durant la Première guerre s’est mis à boire lorsque la seconde a été déclarée. Il n’en avait jamais parlé »
Morts pour une illusion
Pense-t-il que le pacifisme est une naïveté ? « Oui, pourtant on se dit que ce fut absurde que de chaque côté ils n’aient pensé qu’à se battre, à s’enterrer, plutôt qu’à rentrer chez eux. Ils n’avaient pas de raison personnelle pour le faire. A Fleury (visité peu avant) ils sont tombés pour la France ou pour l’Allemagne. En fait pour une illusion. Celle de l’unité nationale. Or il n’y avait pas une seule France, pas une seule Allemagne. Il y en avait deux, celle des riches et des pauvres, des puissants et des autres…La seconde s’est donnée pour la première …
En parallèle, il se souvient de cette émission captée à la radio par son « père qui bien que ce soit interdit écoutait Londres ou radio Moscou ». On y racontait l’histoire d’un poète allemand sur le front russe qui assistait à son enterrement. Il entendit que l’on disait de lui qu’il était mort pour la patrie, pour l’Allemagne… Et lui simplement : « Je reviens de Stalingrad ». Comment pense-t-il que l’on peut encore parler de 14-18 ? « Comme nous maintenant »
Si la démarche de création aboutit pour le 80ème anniversaire, nul doute qu’elle sera à mille lieu de commémorations magnifiantes et des traditionnelles cérémonies officielles : Heiner Müller, lui, ne crée pas pour les morts. Il crée pour les vivants et il proposera sans nul doute une lecture critique qui donnera du sens au présent et servira le futur…
A bientôt donc Monsieur Müller…
Ce ne sera pas à bientôt mais adieu
Nous sommes à la veille du 80ème anniversaire de la bataille de Verdun (1916). Le premier à réagir à l’article est le Colonel Rodier qui se livre à un chantage : c’est lui ou moi. Comme si lui seul pouvait parler au nom des morts.
Le Colonel L. Rodier, Président de l’Association nationale du Souvenir de la Bataille de Verdun et de la Sauvegarde des Hauts Lieux
Monsieur le Sous-préfet
La lecture de l’article de l’E.R. [Est Républicain] du 2 octobre en rubrique Meuse actualités résumant la pensée de Heiner Müller venu à Verdun faire provision d’images m’inspire les réflexions suivantes quant à la préparation du 80ème anniversaire de la bataille de Verdun l’an prochain.
En effet, si les monuments commémoratifs érigés sur le champ de bataille devant Verdun et dans toutes les communes de France c’est de la m…, je me demande pourquoi nous préparons ces manifestations particulièrement devant l’ossuaire et sur cet immense cimetière de part et d’autre de la Meuse où reposent les restes des 150.000 disparus français et allemands de cette bataille de 10 mois.
A ceci s’ajoute le rejet systématique par le personnage du souvenir et du bien fondé des associations d’anciens combattants, du Souvenir français et du VDK [Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge], son homologue d’outre Rhin.
En conséquence, si Heiner Müller « une insolente fraîcheur de l’Histoire », légende de sa photo [La légende est en fait : « une insolente fraîcheur de lecture de l’Histoire »] est retenu pour écrire un texte ou animer une manifestation, je me retire de ce comité au titre de citoyen, fils, neveu et gendre de combattants de Verdun, d’ancien combattant contre le nazisme symbole du mépris sans borne de l’ »homme » vivant ou mort, de la direction du mémoriel de 1971 à 1995, d’administrateur fondateur puis Président de l’Association nationale du Souvenir de la Bataille de Verdun et de la Sauvegarde des Hauts Lieux et en mémoire de mes camarades de combat »
Aussitôt accordé. Le maire de Verdun accède à la demande.
Arsène Lux, officier parachutiste, député de la Meuse, Maire de Verdun à Laurent Brunner, directeur de l’association » Le Quai »
« L’Est Républicain du 02 octobre dernier a relaté les prises de position de Monsieur Heiner MULLER, dramaturge allemand, commentant sa visite sur les Champs de Bataille.
Cette prise de position apparaît tout à fait inacceptable et à travers ces déclarations scandaleuses, Monsieur Heiner MULLER s’ est totalement discrédité au regard des verdunois et en particulier au sein du monde des Anciens Combattants. Il est dès lors totalement exclu qu’ il puisse participer à la commémoration du 80ème anniversaire de la Victoire de Verdun.
Je vous saurais gré par conséquent de prendre toutes dispositions utiles pour mettre fin immédiatement, sous quelle que forme que ce soit, à la collaboration de Monsieur Heiner MULLER, aux manifestations du 80ème anniversaire comme à toute manifestation ultérieure impliquant la Ville de Verdun ».
« Sous quelque forme que ce soit ». Y compris donc par la présence d’un texte de Müller dans le spectacle préparé par Michel Simonot qui avait choisi Medeaspiel et Fragment pour Luigi Nono.
Michel Simonot :
« Du coup, pour moi, c’est tout mon spectacle qui se trouvait interdit. En outre, le maire en profita pour annoncer la fermeture du théâtre de sa ville et, donc, le licenciement de son directeur, Laurent Brunner. Il annonça aussi la fermeture de l’école de musique et, peu après, appliqua la censure à la bibliothèque municipale. (…) Müller es rentré en Allemagne. Malade et aussitôt hospitalisé, il est, à ma connaissance, resté silencieux là-dessus jusqu’à sa mort.
Après sa disparition, certains, y compris au Ministère de la culture m’ont suggéré de supprimer les textes de Müller du spectacle afin de la maintenir dans le cadre des commémorations officielles . Nous avons choisi, bien entendu de réaliser le spectacle dans son intégrité, avec les textes de Müller. Nous nous sommes exilés hors de Verdun, à 8 kilomètres. Nos subventions ont alors été amputées . Nous l’avons cependant créé et joué deux semaines à Dugny-sur-Meuse, dans un fort privé. Le dernier jour du spectacle, le théâtre de Verdun , Le Quai, rendait les clés. »
Michel Simonot Postface à Rouge Nocturne Verdun / Chronique des jours redoutables Les Cahiers de l’Egaré 1999
Jacques Chirac venait de remporter les élections présidentielles. Le Pen avait déjà dépassé le Parti communiste et faisait un score de 15 %. A cette époque, l’arrogance de la droite provinciale en matière culturelle n’est pas spécifique à Verdun. L’affaire Heiner Müller dépasse ce cadre là. Je me suis rappelé en écrivant ces lignes d’un article du Figaro dans lequel on pouvait lire « A peine nous sommes nous débarrassés de Brecht qu’ils nous ramènent Heiner Müller ». Cette droite provinciale a des préférences littéraires et culturelles très éloignées de Heiner Müller , j’essayerai de le montrer un peu plus loin.
Ces questions abordées sous cet angle permettent de comprendre l’absence de volonté de dialogue, – l’interdiction sera maintenue même après le décès de Müller – et de dépasser celles des conditions dans lesquelles les propos de Müller ont été tenus et obtenus. Au bistrot dans une conversation entre amis, en anglais en présence d’une journaliste qui ne parlait pas anglais, qui n’a pas affiché ses intentions mais dont la présence insistante sur une demi journée ne devait pas laisser de doute. Mark Lammert qui était présent se souvient d’une conversation plaisante, l’atmosphère était blagueuse. Michel Simonot en garde le sentiment d’une parole dérobée.
Michel Simonot dit que Müller est resté silencieux là-dessus. Il y a eu une tentative de sa femme d’atténuer quelque peu les propos et Mark Lammert me dit qu’il existe dans les archives de Heiner Müller une esquisse de réponse à un article de l’hebdomadaire die Zeit qui traite le sujet. Je n’ai pas eu l’occasion d’aller la consulter à Berlin. J’y songerais à l’occasion.
Je souhaiterais maintenant partir sur les traces de Heiner Müller à Verdun. J’ai fait une visite des lieux au mois d’avril 2014. Une visite éprouvante au terme de laquelle on se dit que Müller n’a pas exagéré. Même que l’on aurait pu être plus sévère encore. Je n’avais jamais été à Verdun. Habitué depuis mon enfance aux champs de bataille de ma région, j’ai trouvé là un espace aseptisé. Nos grands pères, ceux de Müller et les miens étaient dans la même armée. Ils auraient même pu être ensemble à Verdun. PC Ettighofer qui écrivit Spectres au Mort Homme était alsacien et y était.
Et Créon de répondre, le dur :
« Si ta nature est d’aimer, va chez les morts et aime-les ».
C’est ce qu’on a fait ici
Montherland Chant funèbre pour les morts de Verdun
Les Créons envoient les Antigones aimer les morts à l’issue de cette guerre où les morts submergent les vivants. La guerre industrielle se caractérise en effet par une surprodution de cadavres. Lisons encore ce qu’en écrit Montherland qui fut Secrétaire de l’Oeuvre de l’Ossuaire
« Chacun sentait le besoin que se dressât un reposoir à mi-côte de Douaumont, comme s’il était impossible d’arriver au faîte sans être tombé à genoux. Il fallait aussi donner une sépulture aux ossements non identifiables de Verdun, qu’on rencontrait jusqu’à un mètre cinquante de profondeur. Quelqu’un pouvait dire cette parole saisissante et qui demeure vraie : « Si tous les hommes qui sont morts ici se levaient, ils n’auraient pas la place de tenir, parce qu’ils sont tombés par couches successives.»
Montherland Chant funèbre pour les morts de Verdun
La levée en masse des morts, n’avait-elle pas de quoi leur faire peur ?
L’ héroïsation du sacrifice dans le discours commémoratif visait à accorder un très haut prix à la mort alors même que la vie n’en avait pas.
La symbolique de l’épée
Les guides touristiques nous apprennent que ce monument représente une épée enfoncée jusqu’à la garde dans le sol. Comme symbole antimilitariste, laïque, civil, ça se pose là. Rappelons que la commission qui fit le choix de la forme du monument était présidée par Pétain auquel on n’échappe pas en visitant Verdun et pour cause, il en est le vainqueur militaire et politique. L’Ossuaire a été voulu comme une sorte d’Arc de triomphe. Il fallait quelque chose de « sobre, viril, guerrier » (Montherland).
Cette symbolique de l’épée se retrouve non seulement sur le portail de l’Ossuaire dont je n’ai malheureusement pas la photographie mais également sur d’autres monuments.
Par exemple :
Les visiteurs sortent de là, j’en ai été témoin, totalement stupéfaits, décontenancés. Le monument le plus absurde qu’il m’a été donné de voir. Et qui repose sur un mensonge avéré. « La légende de la tranchée des baïonnettes est un pieu mensonge mais un mensonge ». « Pieu mensonge « écrit Antoine Prost qui essaye par ailleurs de nous convaincre que les monuments aux morts sont civils et laïques ! (Antoine Prost : Verdun in Lieux de mémoire 2 sous la direction de Pierre Nora)
Enfin dominant Verdun, le Monument à la victoire et aux soldats de Verdun
Référence au Saint Empire Germanique auquel a appartenu la Lorraine ?
La rhétorique de l’épée fichée dans le sol n’a pas échappé à Jean-Christophe Bailly cherchant à définir le sentiment de malaise que l’on ressent en visitant ces lieux.
« Discrétion, ou beauté, ou dignité, ou pudeur – ce ne sont certes pas là les mots qui pourraient convenir s’il fallait caractériser Douaumont. Dès lors qu’on rôde autour de Verdun, l’ossuaire a pourtant quelque chose d’inévitable, on s’en voudrait de ne l’avoir pas vu. Douaumont c’est d’abord une ouverture, une étendue, une immense esplanade en surplomb – et peut- être ne serait-ce qu’un cimetière militaire parmi tant d’autres, un peu plus grand et plus solennel, avec ses pelouses rases et ses ifs bien taillés si ne s’élevait pas là cet effrayant monument inauguré en 1927 dont la forme si particulière, je me suis rendu compte que peu de gens le savaient, provient de l’idée directrice qui était de lui faire figurer une épée enfoncée jusqu’à la garde dans le sol de France: je n’ai pas été chercher la biographie des architectes de l’ossuaire (ils s’appelaient Léon Azéma, Max Edrei et Jacques Hardy) mais il se trouve en tout cas que l’idée séduisit, que la chose fut construite et qu’il y a donc cela, une poignée d’épée qui est une tour de 46 mètres de haut et une garde qui est un cénotaphe de 137 mètres de long où 46 tombeaux valent allégoriquement pour les corps de 130 000 soldats inconnus. Or cette idée, il faut le dire, relève d’une esthétique intégralement fasciste et c’est cela, d’abord, dont on éprouve le poids, sans trop savoir identifier au début le malaise que l’on ressent en pénétrant dans ce qui fonctionne avant tout comme un champ d’ondes mortifères. Et « fasciste », je tiens à le souligner, n’est pas ici un mot lâché à la légère, comme c’est parfois le cas lorsqu’il sert d’insulte – non, il y a dans la rhétorique médiévale de l’épée et dans la référence au sol une authentique préfiguration du national-esthétisme à la française, style que Vichy, faute de moyens, n’aura pas l’occasion de faire fructifier, mais dont il serait passionnant de relever les traces ou les signes avant- coureurs; un périple qui pourrait commencer, à deux pas de Douaumont, par la ville de Verdun elle-même où la Victoire est figurée par un terrible chevalier géant qui fend littéralement en deux la rive droite de la Meuse. »
Jean Christophe Bailly Le dépaysement Voyages en France Le Point Seuil 2011page 154. Le chapitre 14 All gone into the world oflight est consacrée à Verdun
Nulle part dans cet espace recouvert d’herbe et de forêts – les champs de bataille avaient été déclarés non cultivables et confiées à l’Office national des forêts – on ne ressent d’émotion, nulle part on n’éprouve le sentiment que des hommes ont vécu ici l’enfer. Un réseau de monuments aux morts pour l’essentiel dédiés à des régiments, la mémoire n’est pas civile mais militaire. On y tire encore.
Le Mort Homme
« Le monument de la crête du Mort-Homme, près de Verdun, fait exception [à la représentation du soldat rarement seul]. Le nom de ce lieu-dit, totalement déchiqueté par les attaques, appelait un jeu de mots en ronde-bosse. Le sculpteur [Jacques Froment-Meurice] renoue avec la tradition médiévale et moderne de la représentation de la mort. Un très grand squelette, enveloppé d’un linceul, qui n’est autre que le drapeau, se dresse sur un sol rocailleux. Le drapeau a remplacé la faux ou le sablier, instruments traditionnels de la mort. La sculpture est en pierre très blanche. L’artiste a recherché le contraste entre l’aspect lisse du squelette et le sol d’où émergent des morceaux de casques, des grenades. Une inscription, pleine de fierté: ce «ils n’ont pas passé ». Mais à quel prix. Le squelette triomphant n’en est pas moins squelette. La mort seule pouvait ici représenter la victoire, victoire qui n’était pas sur la mort.
Annette Becker : Les monuments aux morts / Mémoire de la Grande Guerre
Editions Errance pages 41- 42
Le chauffeur de taxi ( il n’y a pas de transport public pour venir jusqu’ici) m’a dit quelque chose d’essentiel à cet endroit avec des mots simples et forts :
« Quand ça brille de trop, c’est pas ça » !
Mark Lammert
« J’étais assis avec Müller au Mort-Homme près de Verdun, en 1995, en automne, il parlait de ses deux grands-pères, s’identifiait comme avant-poste et se voyait tête de pont ; pendant un moment il était sa propre ombre. Il savait que la phrase « j’ai peur de ma propre ombre » qu’il attribuait constamment à Staline était de Dashiell Hammett »
Mark Lammert : HEROISCHE STÖRUNG
Heiner Müller und Corneliu Baba – Kunst als Gegengift des Schreckens in Lettre international n°99 2012
Spectres du Mort Homme
Le dernière pièce de Heiner Müller Germania 3 porte en sous-titre Les spectres du Mort-Homme. Titre mystérieux à la Godard ? Ce dernier dit qu’ « un titre précédant toute idée de film, c’est un peu comme un la en musique » Peut-être en effet une façon de donner le la. Sans entrer dans les détails de la succession des Germania, il y a Germania Mort à Berlin, un Germania 2 qui est juste le titre d’un spectacle fait d’un montage de textes, Germania 3 couvre une géographie plus large que les précédents, Les spectres du Mort Homme le signale et donne à la pièce une profondeur historique et géographique : cela va de Verdun à Stalingrad et retour.
Spectres au Mort Homme est le titre d’un roman de Paul Coelestin Ettighoffer. Simple captation et détournement ? Heiner Müller savait faire cela. Tout en sachant par Kristin Schulz qui en a la garde que Gespenster am Toten Mann ne figure pas dans sa bibliothèque ce que ne veut pas dire qu’il ne connaissait pas le roman, j’ai essayé de fouiller un peu cette piste qui m’a conduit à une étrange découverte.
PC Ettighoffer né le 14.4.1896 à Colmar en Alsace est issu d’une vieille famille paysanne alsacienne. Il fait partie de quelque 8000 volontaires alsaciens qui sont sont engagés dans l’armée impériale allemande en 1914. Il avait 18 ans. Après avoir combattu en Champagne, il fut comme la plupart des alsaciens, en raison des nombreuses désertions, en 1916 déplacé sur le front de l’Est. Début 1917, il se retrouve à Verdun, comme chef de section où se déroula cette « guerre dans la guerre » (Paul Valéry) de plusieurs mois. En été 1918, il fut fait prisonnier et libéré en 1920. Spectres au Mort-Homme constitue la première partie d’une trilogie autobiographique.
C’est à Erich Maria Remarque, que Ettighifer doit un tournant dans sa carrière. Le succès de A l’ouest rien de nouveau fut tel (1929) qu’il fit réagir la droite nationaliste allemande qui lui opposa Gespenster am Toten Mann qui est donc un livre anti Remarque. La simplicité de la structure du roman autobiographique écrit par un survivant permettait en outre la production en série pour le plus grand bonheur des éditions Bertelsmann qui se lança dans l’édition de livres de guerre à partir de 1934. La date ne doit rien au hasard. Le succès vint avec « l’instrumentalisation du souvenir de la guerre par le nouveau régime ». Hitler était arrivé au pouvoir en 1933. Ettighoffer fut même salarié directement par Bertelsmann et devint fabricant de bestseller. Guerre de masse, production littéraire de masse. « Avec la préparation du système national socialiste à une nouvelle guerre, les livres d’Ettighoffer se sont « radicalisés en militance, racisme, pensée colonialiste et soumission à l’autorité ». Capitaine dans la Wehrmacht, il sera fait prisonnier par les anglais en 1945.
Le lexique des écrivains nazis parle pour les écrits d’Ettighofer de littérature de colportage caractérisé par une agressivité chauvine et cite :
« Ils ne sont pas morts, les hommes des cent batailles, ils revivent dans l’armée allemande de 1938. Une grande et forte Wehrmacht a connu une renaissance par le sang qui a bu la terre de France »
Ses livres ont été mis à l’index par les autorités soviétique puis en RDA. Il y est qualifié d’écrivain nazi.
En 1980, la municipalité social-démocrate d’Euskirchen avait refusé de donner à une rue le nom de PC Ettighoffer comme le réclamait les chrétiens démocrates. Et ne voilà-t-il pas – intéressante découverte – qu’apparaît dans cette affaire le Comité national du Souvenir de Verdun venu soutenir Ettighoffer qualifié d’ « apôtre » de la réconciliation franco-allemande ! Les livres d’Ettighofer qui avait été invité à Verdun en 1975 en présence de Maurice Genevoix sont vendus au Mémorial de Verdun.
Si l’on comprend bien donc ceux qui ont invité Ettighofer à Verdun et soutenu à Euskirchen sont les mêmes que ceux qui en ont débarqué Heiner Müller. Voilà qui donne une épaisseur à l’affaire Müller qui va au-delà d’un mot peut-être malheureux.
Le roman Spectres au Mort Homme contient un chapitre lui-même intitulé Spectres au Mort Homme. J’en ai traduit l’extrait suivant
A cet instant, le « charron », l’adjudant (Officierstellvertreter) Segmüller devint fou —
Il rampe vers nous tremblant de tout son corps. Ses mains flottent. Ses yeux sont fixes et grands ouverts. De la bave couvrait ses lèvres et coulait sur sa barbe naissante.
« Les gars vous les avez vu ? »
Il nous tire, nous secoue et gémit :
« Je vous demande si vous les avez vu ? »
« Nous n’avons rien vu, nous ne savons rien »
Le fou se rapproche de nous et raconte :
« Cela fait un an que vous en êtes et vous devriez savoir que les âmes des soldats flottent dans l’air encore longtemps après la bataille et se combattent comme ce fut le cas autrefois dans les champs catalauniques. Vous l’avez sûrement appris à l’école. Et je viens de voir ceux qui sont tombés ici. Ils se sont combattus avec des grenades, des fusils et des bêches , là-bas, dans l’air au-dessus du Mort-Homme. J’y étais aussi, moi — Maintenant je sais que ma fin est arrivée, je dois mourir camarades. Il y aura une hécatombe de morts dans notre régiment, parmi les combattants j’ai vu des gens connus — tu y étais Liesenseld – Tu ne vois pas que le signe de la mort est déjà sur ton front – Et Huba en était, et Quint , et Kenzierski et Kienz, et beaucoup, beaucoup de personnes connues. La section presque au complet y était dans cette bataille des âmes, dans le combat des non-enterrés – oui, il y aura une hécatombe ; là, là — vous ne voyez pas , les voilà à nouveau. Maintenant ce sont les français — Qui nous tombent dessus — Alerte – Alêrte ! Spectres ! Spêctres au Mort Homme ! Alerte ! Alêrte !
La bataille longtemps attendue s’engage.
Au Mort-Homme, les spectres annoncent à ceux qui partent au combat qu’ils vont mourir. Ce sont aussi pour Ettighoffer ceux qui ayant connu la terre de Verdun forgeront la Wehrmacht. Heiner Müller me semble-t-il s’empare de cette question-là. Et ce n’est sûrement pas pour pour s’y complaire mais pour la retourner contre les idéologies mortifaires.
Cette façon de se voir déjà mort avant de l’être m’a rappelé les esprits surgis de l’avenir du Fatzer de Brecht. Müller en parlait avec Alexandre Kluge
Les esprits surgissent de l’avenir
Müller : Il y a dans Fatzer un texte formidable, Fatzer dit à un moment : « tels qu’autrefois des esprits surgissaient du passé, ils surgissent tout autant à présent de l’avenir ».
Kluge : les esprits viennent de l’avenir ?
Müller : Oui, les esprits sortis de l’avenir. Une idée formidable. Et les esprits du futur pénètrent effectivement à nouveau à Verdun et produisent en 1939 Auschwitz. Un autre aspect est naturellement que le plan Schlieffen reposait sur un mouvement ininterrompu. Moltke a apporté une correction à ce plan. Pour Schlieffen, il était clair que le milieu du front devait rester mobile y compris en laissant les Français entrer en Allemagne pour conserver le mouvement. Molkte par patriotisme a figé le milieu et provoqué la guerre de position et donné du poids à la supériorité matérielle de l’adversaire
Kluge : et déclenché les armes mécaniques de l’adversaire. On a d’abord éliminé les chevaux puis les hommes jusqu’à ce que à la fin il ne reste plus que les machines (…)
Müller : Dans ce texte de Fatzer tout est décrit de ce qui se passe maintenant, de ce qui s’est passé dans la seconde guerre mondiale. (…) Dans le materiau « Fatzer » il y a au début – bon ce n’est pas daté chez Brecht, mais …une scène dans la Première guerre mondiale. Elle décrit l’expérience de la bataille de matériel , c’est une réaction de désespoir devant la bataille de matériel et Koch (….) crie dans la bataille, partout est l’ennemi ; on tire de partout etc puis vient cette fin énorme où il dit « Où fuir ? Partout l’homme est là ! » Alors Büsching dit : « L’homme est l’ennemi et doit disparaître »
Kluge : Qu’entends-tu par bataille de matériel
Müller : Ecoute…Verdun, ou ce que tu veux, la Somme, simplement cette expérience d’être cloué au sol ou dans la tranchée, d’être livré à la machine
Kluge : Les hommes sont rivés par ordre, et la bataille de matériel c’est au fond du travail mort contre du travail mort.
Müller : Oui, oui, c’est la raison de cette conclusion, l’homme est l’ennemi et doit disparaître. L’homme qui s’est à ce point matérialisé dans cette machine. C’est un aspect énorme de ce texte et tu as là aussi ce dont tu parlais tout à l’heure dans le fond l’esquisse d’Auschwitz dans la bataille de matériel »
Alexander Kluge/Heiner Müller :« Ich bin ein Landvermesser » Gespräche mit Heiner Müller. Anti Oper, Materialschlachten von 1914, Flug ûber Sibirien (Robtbuchverlag1996 )
Dans Germania 3 une phrase fournit un élément d’une trame souterraine. Le personnage de Hitler dit à un moment : « je retourne vers les morts qui m’ont fait ». Ce sont peut-être ceux de Verdun car, dit A. Kluge dans son éloge funèbre pour Heiner Müller, parmi les choses importantes que l’on peut apprendre de Verdun, c’est que probablement quelque chose d’Hitler s’est blindé là, chez les morts et les non-morts de Verdun et le recouvrir de marbre dans un style comme on peut le voir aussi à Bucarest – celle de Ceaușescu – est faux et revient à inscrire le mensonge dans la pierre.
Pour conclure (provisoirement) deux textes :
Votre travail est exemplaire. Tout ici « fait sens » – jusqu’à la réflexion du chauffeur de taxi, le Mort-Homme, la visite de Goethe… nous sommes ici dans des abîmes de folie et d’absurdité. Gloire au grand Heiner Müller et merci à vous, Monsieur Umbrecht, je ne saurais jamais vous être assez reconnaissante pour votre travail.
bravo pour cet article que j’ai reproduit sur un de mes blogs en indiquant le lien; c’est Michel Simonot qui me l’a communiqué; c’est moi qui ai édité Rouge nocturne Verdun
http://agoradurevest.over-blog.com/2014/09/heiner-muller-a-verdun.html