Inédits de Heiner Müller sur Verdun
Un poème et un essai de commentaire sur Verdun se trouvent dans les ébauches de textes que recelaient les archives de Heiner Müller. Ils font écho à son séjour dans la ville fin septembre 1995.
Pour Michel Simonot
Heiner Müller « Warten auf der Gegenschräge / Gesammelte Gedichte » Suhrkamp page 429
Petit rappel du contexte
Le 29 septembre 1995, au lendemain de l’essai scénographique pour la mise en scène de Germania 3 dont il venait d’«achever » l’écriture à Los Angeles, et qui était prévue pour le début de 1996, au Berliner Ensemble dont il assumait la direction, Heiner Müller se met en route pour Verdun. Il est accompagné des scénographes et décorateurs Hans Joachim Schlieker et Mark Lammert, peintre et graphiste. Il y était venu à l’invitation de Laurent Brunner et de Michel Simonot qui avait intégré quelques uns de ses textes dans un projet de spectacle. Il voulait avant tout voir ces lieux. Il était question de l’éventualité de présenter l’année suivante, celle de la commémoration du 80 ème anniversaire de la Bataille de Verdun, en 1996, une scène de Germania 3 Les spectres du Mort-Homme, sa dernière pièce. Mais ce n’était peut-être qu’un prétexte. Malgré son état de santé dont il savait l’issue fatale, il multipliait les projets à long terme.
Je ne vais pas répéter toute l’histoire que l’on peut (re)lire ici . Heiner Müller a été déclaré persona non grata à Verdun pour avoir entre autre selon la presse déclaré à propos des monuments : « Ils sont un ersatz, et en ce sens, le kitsch est un symptôme de la mauvaise conscience ».
J’avais écrit également
« Michel Simonot dit que Müller est resté silencieux là-dessus. Il y a eu une tentative de sa femme d’atténuer quelque peu les propos et Mark Lammert me dit qu’il existe dans les archives de Heiner Müller une esquisse de réponse à un article de l’hebdomadaire die Zeit qui traite le sujet. Je n’ai pas eu l’occasion d’aller la consulter à Berlin. J’y songerais à l’occasion. »
Je n’ai pas eu besoin de le faire. Le poème que l’on vient de lire figure dans la nouvelle édition des poésies complètes de Heiner Müller parmi une longue liste de textes en projet. Il s’agit de l’archive n°5354/1. Comme on l’a vu, il reste encore inachevé. Il n’a pas de titre mais c’était parfois aussi le cas pour des poèmes édités du vivant de l’auteur. Il existe ainsi un poème sans titre des années 1950 qui commence par : « PAYSAGE HEROÏQUE/ VARIATION SUR UN THEME / DE MAO TSE TUNG » où il est question d’une colline « labourée par des boulets et jonchée de cadavres ». Ici, d’héroïque le paysage se fait « bucolique ». S’y ajoute la « paix des vaches ». On s’attend peut-être à la description d’un paisible paysage rural quand arrive le mot « Verdun » et le « souvenir des morts », à quoi la ville est en général associée. L´opposition est violente d’autant que Verdun symbolise aussi la destruction de la ruralité par la technologie industrielle, ce que l’on appelle la bataille de matériel. Je rappelle qu’après la guerre, l’agriculture avait été interdite sur les champs de bataille. Dans ce paysage, les monuments dont le « kitsch » est non seulement « mauvaise conscience des survivants » mais donne envie au vivant de se réfugier sur les autoroutes et sous les lignes à haute tension. Retour à l’industriel. Il n’y a pas de « je » mais on peut le deviner dans le soulagement de se « sentir en vie » au dessus des « milliers de morts ».
« Begraben », enterré, enfoui est un mot pivot. Je veux dire par là que l’on pourrait lire aussi bien « la mémoire / des morts / enterrée/ sous le kitsch des monuments » que « enterrée/ sous le kitsch des monuments/ la mauvaise conscience / des survivants »
Kitsch et pyramides
Arrêtons nous un instant sur le mot kitsch, que Müller maintient des propos rapportés dans la presse locale lors de son passage. C’est un mot d’origine allemande repris en français et dans d’autre langues, le mot lui-même est international comme l’est ce qu’il désigne. Paul Jankowski dans son livre Verdun (Gallimard) donne, à propos précisément de ce lieu, un exemple de ce qu’il appelle le « kitsch héroïque » que l’on pouvait trouver dans les journaux de l’époque. Il cite un journal berlinois qui écrivait que la fumée du tabac s’élevait dans les airs « comme les flammes du sacrifice qui brûlait dans leur coeur ». Kitsch ici au sens d’imitation facile de la littérature, une façon creuse de la singer, un substitut mensonger. Ce dernier sens est semble-t-il aussi celui que lui donne Heiner Müller. Le mot s’inscrit en Allemagne dans une tradition qui à travers Hermann Broch le met en relation avec les industries culturelles et les totalitarismes. Le kitsch a une fonction idéologique dans le simulacre d’union nationale :
« Une chrétienté dont les prêtres sont contraints de bénir des canons et des tanks frôle le kitsch d’exactement aussi près qu’une poésie qui vise à chanter les louanges de la maison régnante tant aimée ou du Führer tant aimé ou du Maréchalissime président du Conseil tant aimé ».
Hermann Broch : Quelques remarques à propos du kitsch Editions Allia
Le mot est fort et se retrouve deux fois dans le poème. Le kitsch en termes de monument dédiés aux morts est aussi placé en opposition avec les pyramides comme on le constate dans un autre texte inédit de Heiner Müller dans lequel cette fois il procède à une rectification des propos qui lui avaient été prêtés. Cette esquisse de réponse rapportée dans une note éditoriale de Kristin Schulz était une réaction à un article très donneur de leçon de l’hebdomadaire die Zeit qui avait écrit notamment :
« Peut-être qu’une deuxième promenade [de Müller] aurait aiguisé son regard. Le grand art, ainsi l’Est républicain rapporte-t-il les propos de l’auteur, serait de l’art pour les vivants. Et les pyramides ? Et Taj Mahal ? Et le mémorial pour le Vietnam ? Müller attendait du grand art et n’a trouvé que du kitsch triste, kitsch de deuil. C’est pourquoi il conclut faussement que la guerre qui avait produit un art aussi mauvais ne pouvait être bonne ». Die Zeit 3 novembre 1995
A cela Heiner Müller réplique :
« Natürlich habe ich mehr gesagt / auch anders, als was in dem / Rumpf-Interview in – zu lesen / steht. Natürlich habe ich nicht gesagt / daß es keine große Kunst für die Toten / nicht geben kann. Ich habe laut /nur darüber / nachgedacht, warum es sie nicht mehr gibt / sondern nur noch Kitsch statt Pyramiden. Das ist offenbar nicht missverstanden worden. Ich habe nicht vergessen zu / Der Kitsch ist international / Die Empörung in Verdun kann ich / verstehn. Schließlich geht es um / das Heiligste – Verdun lebt / von seinen Toten. / Daß(die.) Deutschen in Frankreich / nicht (« die ») Franzosen in D[eutschland] eingefallen/überfallen / sind, habe ich als bekannt vorausgesetzt. / Das war vielleicht ein Fehler. » Archives Heiner Müller 2782/2 citée dans la note éditoriale de Kristin Schulz. « Warten auf der Gegenschräge / Gesammelte Gedichte » Suhrkamp page 650
« Bien entendu, j’en ai dit plus / et autrement que ce qu’on peut lire dans cette / carcasse d’interview. Bien entendu, je n’ai pas dit /qu’il ne pouvait y avoir de grand art pour les morts. Je n’ai fait que de me demander à haute voix pourquoi il n’y en a plus / kitsch au lieu de pyramides. Cela n’a manifestement pas été compris./ Le kitsch est international / L’indignation à Verdun, je peux / la comprendre. Il en va après tout / du plus sacré – Verdun / vit de ses morts // Que les Allemands soient entrés / aient envahi la France / non les Français l’Allemagne / je l’ai supposé connu. / C’était peut-être mon erreur»
A propos de Verdun, je signale la parution du roman d’Arnold Zwzeig Education à Verdun dont nous avions parlé dans le cadre des lectures franco-allemandes de la guerre de 14-18. Le livre est paru aux Editions Bartillat dans la très ancienne traduction de Blaise Briot.