L’Allemagne et les allemand.e.s après la défaite de 1945. (2)

Un exemple de billet de banque est-allemand provisoire après la réforme monétaire de 1948. Il a été appelé « mark papier peint » (“Tapetenmark“) en raison de cette sorte de timbre poste collé sur l’ancien billet. (Source)

Seconde partie de la lecture du livre de Harald Jähner, Le temps des loups / L’Allemagne et les Allemands 1945-1955. (Actes Sud. 2024. Trad. Olivier Mannoni). Après une première « heure zéro », dont nous avons vu toute l’ambiguïté de l’expression élevée au rang de mythe, l’auteur en annonce une seconde, la réforme monétaire de 1948. Elle eut lieu d’abord dans les zones d’occupation occidentales puis dans la zone soviétique. J’aborderai les chapitres dans lesquels l’auteur montre comment les Allemands ont finalement « profité » de la guerre froide et de la confrontation entre deux systèmes économiques et comment le marché noir leur permettra, à l’ouest, l’apprentissage de l’économie de marché.

Comme je l’ai déjà noté, dans le premièr volet, les Allemands ont longtemps vécu relativement épargnés par les conséquences de la guerre, n’étaient les morts, les blessés au combat pour la gloire du Führer. Et cela alors même que les populations civiles des territoires occupés par les nazis, notamment à l’Est, souffraient de la faim quand elles n’en mourraient pas, étaient mises en servage, déportées et exterminées. Ce n’est qu’après que les armes se furent tues en Europe qu’ils feront connaissance avec la faim. Harald Jähner ajoute que, dans de nombreuses villes,

« les bureaux de l’alimentation avaient accumulé de telles quantités de provisions que les habitants avaient franchi sans avoir faim même la longue période des bombardements. Mais avec les dernières actions de guerre, l’infrastructure que l’on avait maintenue tant bien que mal s’effondra presque totalement. Compte tenu de la destruction des voies d’approvisionnement, il apparaît presque comme un miracle que la plupart des Allemands, pour autant qu’ils avaient survécu, aient quand même gardé l’estomac relativement plein pendant l’été inhabituellement chaud de 1945. C’est seulement par la suite que la situation alimentaire s’est dégradée et a débouché au cours de l’“hiver de la faim 1946-1947” sur une effroyable catastrophe. » (p161)

Les nécessités de la vie font que l’on apprend à piller mais pas toujours à ne s’emparer que de ce qui est nécessaire. La pulsion d’avidité poussait aussi à s’emparer de choses inutiles ne serait-ce que pour faire en sorte que personne d’autre ne se les approprie. Pour parer à cette « envie incontrôlable de biens matériels », pour calmer le jeu, les Alliés, à l’Est comme à l’Ouest, s’efforceront de rétablir des structures municipales. Jähner l’évoque mais je reviendrai plus tard sur le témoignage de Wolfgang Leonhard et la manière de faire du « groupe Ulbricht », arrivé de Moscou à Berlin.

Cartes de rationnement

Les tentatives de régulation par des tickets de rationnement créèrent « un marché noir aux formes les plus variées et qui ne fit que rendre encore plus criantes les différences entre pauvres et riches » (p.168)

« Comme on recommença à diffuser des tickets presque immédiatement après la fin de la guerre, les gens eurent l’impression qu’il existait toujours une puissance ordonnatrice qui se chargeait d’eux. Ce “passeport de droit à l’existence” donnait à son propriétaire une sorte de certitude que, même après la défaite totale, il avait encore entre les mains un document attestant que sa survie était légitime. La déception fut d’autant plus grande lorsqu’il s‘avéra, et cela ne tarda pas, que ces tickets ne garantissaient pas du tout qu’on obtiendrait bien la quantité de vivres, de graisse et de sucre qui y était indiquée. Les 1550 calories attribuées furent bientôt drastiquement réduites. Dans les pires phases des trois premières années de l’après-guerre, il arriva même qu’on ne puisse distribuer que l’équivalent de 800 calories.
Alors seulement, la plupart des habitants comprirent que, dans la logique de justice qui présidait au système de gestion, les quantités indiquées sur les cartes étaient des maximums. II n’y avait en revanche aucune limite inférieure – un malentendu qui poussa bientôt nombre d’Allemands à se juger victimes d’une grande escroquerie. » (p.169)

A la pénurie de vivres s’ajoutait celle des moyens de chauffage, que l’on ne délivrait eux aussi qu’en échange de tickets. Beaucoup d’Allemands rendirent désormais les Alliés coupables et seuls responsables de leur situation alimentaire jusqu’à les accuser de vouloir les affamer. En réalité, dès 1946 arrivèrent les premiers colis de bienfaisance, au total 100 millions appelés colis CARE (Cooperative for American Remittances to Europe). Les efforts de l’État se renforcèrent eux aussi « au fur et à mesure que les Alliés occidentaux entraient en concurrence avec les Soviétiques ».

« La guerre froide qui s’annonça clairement en mars 1947 incita les deux parties, y compris à l’Est, à accorder aux vaincus plus d’attentions quelles n’avaient compté le faire à l’origine. Plus on avait besoin des Allemands comme partenaires d’alliance fiables, plus l’envie de représailles et de dédommagement passait au second plan. Les exigences de réparation se firent plus discrètes et l’on revint sur le démontage des installations industrielles ».(p.171)

La « chance » de la guerre froide

Les Allemands mirent un certain temps à comprendre les avantages que leur offrait la partition de leur pays.

« C’est seulement lorsque les colis CARE aidèrent de plus en plus de gens à vivre des moments de bonheur qui deviendraient plus tard mythiques, et au plus tard après la gigantesque opération d’approvisionnement de Berlin par le pont aérien organisé pendant plus de dix mois à partir de juin 1948, que le grondement se tut et laissa place, dans les zones occidentales, à une reconnaissance durable. En zone soviétique aussi, il aurait fallu beaucoup plus de temps, sans l’hostilité croissante entre l’Est et l’Ouest, pour que les Russes proclament que leur zone était un pays frère et lui assure un niveau de vie relativement élevé pour le bloc de l’Est. De ce point de vue, en dépit de la partition du pays et des nombreuses situations pénibles qu’elle impliqua pour les familles déchirées, et aussi pour le sentiment national, la guerre froide fut une chance pour les Allemands ».(p.171)

Une division de l’Allemagne plutôt bien vécue, en somme. Il me semble cependant qu’il manque là une plus claire différenciation entre l’Est et l’Ouest. Ce qui me conduit à préciser qu’outre le fait que le secteur oriental avait subi plus de destructions, les Allemands de l’Est paieront plein pot les réparations réclamées par l’Union soviétique qui démantèlera son industrie, ses laboratoires et ses chemins de fer. Entre 2000 et 2400 entreprises et jusqu’à la moitié de ses lignes de chemin de fer, près de 12 000 kms, seront démontés et expédiés en URSS. Après 1947, et les démontages, les réparations se feront en ponctionnant en moyenne 22 % du PNB de la RDA par l’intermédiaire de sociétés mixtes germano-sociétiques. Les réparations n’ont réellement pris fin qu’après la révolte ouvrière contre l’augmentation des normes de production de 1953.

Günter Grass écrivit, en 1990 alors que la question resurgissait au moment de la réunification :

« Ce sont ces 17 millions d’Allemands de l’Est qui ont supporté, en quelque sorte par procuration, le poids principal d’une guerre commencée et perdue par tous les Allemands. Affaiblis dès le départ par les démontages et les réparations, ils n’ont jamais eu de libre choix ».

(Günter Grass : Ein Schnäppchen namens DDR Une bonne affaire nommée RDA. Die ZEIT Nr. 41/1990)

Un peuple de voleurs de nourriture

A la fin des combats, les Allemands durent apprendre à se débrouiller par leurs propres moyens, à inventer des techniques d’approvisionnement :

« Habitués à l’alimentation à la petite cuiller près que représentait le rationnement, ils avaient pris l’initiative, et de la manière la plus inventive qui soit. Ils explorèrent de nouvelles voies permettant de s’en sortir par leurs propres moyens, ils monnayèrent le fruit de leurs pillages et bradèrent leur or. [… Ils] reconstruisirent une économie par le bas, parallèle à la gestion alimentaire par le haut. Au lieu de rester sur leur lieu de travail, les ouvriers d’usine et les plombiers se rassemblèrent en petits groupes qui parcouraient le pays et proposaient leurs services de réparation aux paysans. En contrepartie, ils obtenaient des saucisses, de la viande et des légumes. Ils transportaient, escamotaient, trafiquaient. Cette même population que la logique de la distribution transformait en une masse grise de bénéficiaires de rations ressemblait en même temps à une bande informe de desperados qui assuraient leur survie par leurs propres moyens et mettaient quotidiennement leur cohésion à l’épreuve. » (p.172)

On se met à cultiver comme on peut et partout où cela est possible. En créant des jardins suspendus dans les immeubles en ruines ou en transformant les espaces verts en champs pour la production de légumes. C’est ainsi, par exemple, que le Tiergarten (210 hectares) entièrement déboisé pour se chauffer sera transformé en terre agricole.

Ceux qui s’en sortaient le mieux, toutefois, c’étaient les paysans.

« Eux ne connaissaient pas la faim. La tentation était grande, plutôt que de prendre avec sa récolte le chemin difficile des ruines, d’attendre simplement que les citadins viennent à eux. Ceux-ci arrivaient avec leur argenterie, leur porcelaine précieuse et leurs appareils photos, pour repartir avec un demi-sac de pommes de terre. Mais on voyait aussi arriver quantité de miséreux, y compris beaucoup d’enfants et de jeunes, qui n’avaient plus un sou et allaient malgré tout “faire leurs courses”. Entre trente et quarante personnes frappaient quotidiennement à la porte d’un paysan pour mendier, échanger ou acheter. Elles haïssaient bien entendu les agriculteurs pour les affaires, mauvaises le plus souvent, quelles étaient contraintes de faire avec eux en grinçant des dents. On allait jusqu’à raconter que les éleveurs avaient même installé des tapis dans leurs étables ». (p.173)

Les appels à un sens des responsabilités collective sont restés vains.

« Plus la haine contre les paysans grandissait, moins les citadins avaient de scrupules à voler purement et simplement la récolte. On partait à vélo, par colonnes entières, pour aller faire des provisions à la campagne. On était ainsi mieux protégé contre les agressions et l’on pouvait plus facilement décamper en cas de contrôle de police. Il arrivait que des paysans défendent leur propriété à coups de fusil ».

Hamstern, flingsern, rabatzen…

Harald Jähner détaille les différentes formes de débrouillardise pour se procurer ce dont on avait besoin pour manger et se chauffer. On appelait ces pratiques théoriquement illégales mais pas forcément amorales : « organiser ». Chacune des façons d’« organiser » avait son vocabulaire. Elles pouvaient bien entendu se combiner.
Le verbe hamstern provient de la pratique du rongeur d’accumuler des réserves dans ses abajoues et terriers. Il signifie aujourd’hui faire des achats pour stocker des produits en prévision d’une pénurie réelle ou imaginaire, comme cela a été le cas pour le papier-toilette lors de la pandémie Covid 19. L’expression date de la Première guerre mondiale où elle signifiait se procurer le nécessaire en période de pénurie. Dans l’immédiat après-guerre, elle voulait le plus souvent dire, se rendre à la campagne pour s’y procurer de la nourriture. On y échangeait ce que l’on avait de précieux contre de la nourriture. Un sport qui pouvait s’averer dangereux.

« Hamstern, “aller faire des provisions à la campagne”, n’était pas sans danger. Quand on est dans l’illégalité, c’est le droit du plus fort qui s’impose ; beaucoup étaient victimes d’agressions. La surpopulation des trains qui partaient pour la campagne était angoissante, et l’espace était encore plus étroit au retour, le soir, quand les sacs contenant le butin s’ajoutaient aux passagers. Le chargement débordait littéralement par les portières. Beaucoup de ces transporteurs de vivres se tenaient sur les marchepieds dans l’encadrement des portes ouvertes. D’une main, ils se tenaient à la poignée, de l’autre, ils agrippaient le sac qu’ils portaient à l’épaule. D’autres tenaient en équilibre avec leurs bagages sur les tampons. Une catégorie de voleurs, particulièrement perfides, en profitait. Ils guettaient leurs proies aux passages où les trains ne pouvaient rouler qu’au ralenti en raison des nombreux dommages subis par la voie. Ils attrapaient les sacs à laide de longs grappins et arrachaient aux malheureux les tubercules qu’ils avaient laborieusement récoltés. » (p.174-175)

Le mot fringser contient à la fois le fait illégal de piller, en particulier le charbon pour se chauffer, tout en y incluant son absolution. L’expression vient en effet du Cardinal de Cologne, Josef Frings qui avait lui-même pratiqué la chose et qui, dans son prêche de la Saint Sylvestre 1946, avait déclaré :

« Nous vivons en des temps où la misère est telle qu’un particulier a le droit de prendre ce dont il a besoin pour sa vie et pour sa santé, s’il n’y a pas pour lui d’autre moyen de se le procurer par son travail ou en mendiant. »

On a cependant vite oublié la suite du sermon :

« Malheureusement je crois que trop souvent on a passé les limites. Et en pareil cas il n’y a qu’une chose à faire: rendre immédiatement ce qui a été mal acquis, autrement il n’y aura aucun pardon de la part de Dieu. »

Les rabatzer forment une catégorie particulière. Le mot désigne les enfants contrebandiers de café à la frontière entre l’Allemagne et la Belgique :

«  Les enfants et les adolescents passaient par centaines la frontière en courant, les poches pleines de café, et se faufilaient entre les jambes des gabelous. Quand les gardes-frontières arrivaient à attraper un enfant dans cet essaim, ils devaient le relâcher le soir même, car les foyers étaient depuis longtemps remplis par des cas plus sérieux ».

Et il y avait enfin les trophéistes pour qui l’illégalité faisait partie du charme discret de la bourgeoisie.

« Fringser pouvait procurer un plaisir secret. Même une personne aussi sérieuse et soupesant autant les questions morales que Ruth Andreas-Friedrich, fille d’un conseiller privé, ex-épouse d’un directeur d’usine et honorable résistante, se découvrit un bonheur d’“organiser” qui allait bien au-delà de la simple acquisition de produits de première nécessité. Elle se qualifiait de “trophéiste”, elle ainsi que ses amis, qui montraient fièrement ce qu’ils avaient réussi à négocier. Elle emprunta aux Russes le mot zapp-zarapp, par lequel les vainqueurs désignaient la confiscation sauvage de vélos ou de valises. C’était le mot qu’utilisaient les Russes en emportant le bagage d’un pauvre diable, et cela ressemblait presque à une consolation. Et ce mot, Zapp-zarapp, était aussi celui qu’utilisait Andreas-Friedrich. Quand elle n’employait pas, justement, celui de “trophiser”. Se servir de tels termes faisait perdre au chapardage “beaucoup de son déshonneur”. Elle nota dans son journal : “Il y a encore beaucoup de zapp-zarapp à Berlin. Rares ceux qui ont jusqu’ici retrouvé les rails du droit bourgeois. Il est clair que bondir hors de la loi est plus facile que d’y retourner. […] Nous n’avons pas l’intention de rester des trophéistes. Et pourtant nous avons du mal. Beaucoup plus de mal que nous l’avons jamais imaginé.” »

Mais était-ce vraiment un monde de hors la loi ? Harald Jähner discute cette question. Certes les frontières entre le légal et l’illégal étaient des plus floues et les mots Zapp-zarapp, organiser, trophéiser, fringser étaient devenus «  le vocabulaire de la relativisation et de l’autoabsolution ». Chaparder était parfois aussi partager. « Les » Allemands étaient-ils cependant devenus un peuple de criminels comme on semblait soudain s’en inquiéter à l’époque ? Mais surtout, n’avaient-ils pas déjà été des criminels et de la pire espèce ? :

« Et face à tout ce qu’avaient causé les Allemands, n’était-ce pas une problématique parfaitement grotesque? Si l’on quitte pour un moment l’horizon du quotidien allemand de l’après- guerre, si l’on considère, avec la distance historique, le débat sur la criminalité du citoyen moyen, peut-il paraître autrement qu’absurde? Aux yeux du monde, “les Allemands”, avec leurs crimes de guerre et leur génocide, étaient depuis longtemps devenus des criminels. Ils avaient rompu avec la civilisation, étaient sortis du cercle des nations dans lesquelles les droits de l’homme étaient en vigueur. Seuls les Allemands émigrés savaient à quel point ils s’étaient discrédités en tant que peuple. A l’intérieur du pays, même les adversaires des nazis, ceux qui avaient eu honte du régime, ne comprenaient pas jusqu’où ils étaient tombés. Ni l’assassinat de millions de Juifs, ni les crimes de la Wehrmacht n’avaient atténué, pour la majorité des Allemands, le sentiment que l’ordre et la correction étaient chez eux en Allemagne. Ils regardaient donc avec d’autant plus d’effroi la criminalité devenir une norme en ces temps de détresse.
On imagine difficilement pire distorsion de la perception collective : au moment où à l’étranger on concevait l’effondrement comme une chance de resocialiser les Allemands, ceux-ci redoutaient de basculer dans la criminalité. Alors que l’expression “peuple de criminels” nous vient si facilement aux lèvres aujourd’hui, il fallut attendre la fin de la guerre pour que les Allemands considèrent qu’ils devenaient des criminels — parce qu’ils volaient du charbon et des pommes de terre. Dans aucune analyse, le fait qu’ils aient dépouillé, pour la seule Allemagne, un demi-million de concitoyens juifs, qu’ils les aient chassés de leur logement et qu’ils aient fini par assassiner 165 000 d’entre eux n’était même mentionné parmi les causes possibles du déclin de la conscience de la justice et du droit. L’idée que le déclin de la civilisation qu’ils redoutaient s’était déjà produit, et ce, longtemps avant cette date, leur était pour le moment parfaitement étrangère ».(P.182-183)

Le droit de propriété lui même change de définition. Par la guerre, les uns avaient été privés de tout alors que d’autres s’en sortaient bien. L’idée d’une corrélation entre le travail fourni et la réussite dans la propriété avait été détruite. Elle a été remplacée par le sentiment d’un arbitraire du destin. Il a changé « l’attitude mentale à l’égard de la propriété ». Aux yeux de beaucoup de personnes, celle-ci passait désormais pour le « résultat d’un hasard que rien ne justifiait et qu il convenait de corriger ». De tels « renversements du sentiment de la justice » fournissaient aussi aux motivations criminelles un prêt à porter de justifications. Pourtant, on ne peut pas parler aussi simplement que cela d’immoralité généralisée.

« La criminologie des premières années de l’après-guerre a en tout cas fortement sous-estimé la morale des petites gens en partant de l’hypothèse qu’on assistait à la naissance d’un incendie que, sous peu, plus rien ne pourrait éteindre. C’est le contraire qui, bientôt, allait se produire : la génération du marché noir évolua pour devenir, après la fin de la guerre, l’une des plus sages de l’histoire. Rarement, sans doute, en moyenne, une population aura donné aussi peu de travail à la police que celle des deux États allemands dans les années 1950, dont on allait encore longtemps moquer l’esprit pesamment petit-bourgeois ». (p.185)

L’école du marché noir

Ce que l’on n’obtient pas par les voies régulières, on se débrouille pour l’acquérir autrement. Le marché noir, les Allemands s’y étaient déjà habitués mais là, il change de dimension. Ce n’est plus un marché entre Allemands qui concernait les butins ramassés par les soldats aux fronts, ce nouveau marché noir les confrontait aux étrangers, personnes déplacées et soldats d’occupation.

« Plus les gens qui dominaient les marchés étaient les ennemis sur lesquels on avait encore tiré la veille ou ceux qu’on avait mis en esclavage, plus ils étaient inquiétants et séduisants. Car les étrangers amplifiaient la gamme des produits pour lesquels certains étaient prêts à vendre leurs deux bras : barres Hershey’s et chocolats Bommel; crackers Graham, Oreo et Cracker Jack; barres Butterfinger, Snickers, Mars; whisky Jack Daniel’s et Old Fitzgerald Whiskey, ou encore une lessive nommée Ivory Snow ».

L’offre des marchandises à échanger avait « une structure extrêmement asymétrique ». D’un côté des marchandises de consommation courante auxquelles « les rationnements avaient, du jour au lendemain, conféré une valeur exorbitante », de l’autre des objets de luxe qui était restés en leur possession « qui paraissaient soudain sans valeur quand le ventre gargouillait ». Non sans cependant laisser, une fois rassasié, le sentiment de s’être fait avoir. En se délestant d’héritages familiaux au profit d’une satisfaction vite dissipée.

« Tandis que les uns apaisaient leur faim en pratiquant un marché noir qui les appauvrissait peu à peu, les autres nageaient dans l’argent comme l’oncle Picsou dans sa piscine de dollars. Des soldats américains décuplaient leur solde en revendant les vivres importés à leur intention. Cela se faisait à grande échelle, par chargements entiers, en passant par un système de redistribution qui s’étendait comme un filigrane des ports jusqu’aux casernes. Des militaires de presque tous les grades y participaient. Britanniques, Français et Soviétiques opéraient selon les mêmes méthodes, mais avec des quantités un peu plus faibles ». (p.188)

L’organisation des receleurs allemands n’avait rien à leur envier. On trouvait sur les marchés des marchandises industrielles et artisanales que les marchands et les producteurs écartaient du marché régulier. Pour la seule ville de Berlin, on comptait quelque soixante points de marché noir.

Une nouvelle monnaie idéale : la cigarette

Rapidement, cependant, le troc d’objets de valeurs contre produits de consommation courante allait être remplacé par un échange monétaire. Et c’est la cigarette qui fera fonction de billet de banque.

« Elles [les cigarettes] devinrent les nouveaux cauris, les coquillages monétaires de l’après-guerre. Leur cours variait, mais il comptait au nombre des certitudes les plus fiables qu’on ait pu avoir au cours de ces années. C’était une monnaie idéale : la cigarette était petite, facile à transporter, à empiler et à dénombrer. On pouvait la présenter en paquets comme on met les billets de banque en liasses. Et leur caractère éphémère dépassait encore celui de l’argent. Des patrimoines entiers se dissipaient en même temps que les cigarettes échangées. Elles partaient en braise et en fumée, elles étaient partout et manquaient toujours. Leur nouvelle valeur comme moyen de paiement augmentait le charisme déjà considérable de la cigarette jusqu’au niveau parapsychique ». (p.191)

Par ailleurs, elle engourdissait la faim. On assista alors à une prolifération de cultures du tabac.

Le marché noir comme apprentissage de l’économie de marché.

Pour les Allemands, le marché noir avait été « une expérience d’apprentissage vitale ».

« Le marché noir n’était vraiment instructif qu’en lien avec son pôle opposé, le système d’approvisionnement par cartes de rationnement. D’un côté, le jeu sauvage des forces du marché à l’état brut; de l’autre. la distribution rationnée par tête. On faisait le grand écart entre deux systèmes différents et l’on faisait toujours l’expérience des deux dans la même journée : le dirigisme étatique de la gestion de pénurie et la liberté anarchique d’un marché débridé. Deux logiques de redistribution contradictoires qui présentaient toutes deux de sévères failles. Cette science sociale que l’on pratiquait laborieusement et chaque jour explique l’inébranlable loyauté que les Allemands de l’Ouest allaient témoigner plus tard au système de I’“économie sociale de marché” qui devint à partir de 1948 le slogan breveté de l’Allemagne fédérale en genèse. A lui seul, ce concept ressemblait à une formule magique parce qu’il réconciliait les deux parties : l’État bienveillant qui faisait en sorte que chacun reçoive quelque chose, et un système de marche libre guidé par la demande et qui mettait le client au centre de tout.
Les quelques années de marché noir firent de |’“économie sociale de marché” un talisman auquel plusieurs générations demeurèrent fidèles. Son “père”, Ludwig Erhard, premier ministre de l’ Économie de l’Allemagne fédérale et deuxième chancelier fédéral après Adenauer devint une icône des années de l’essor économique. Un crâne massif reposant presque sans cou sur un corps très replet; une raie de côté qui commençait juste au-dessus de l’oreille; l’intelligence et la ruse dissimulées sous une montagne de bonhomie. Son signe le plus marquant : il fumait des cigares. Avec Ludwig Erhard s’acheva aussi symboliquement le temps de la monnaie-tabac et la cigarette put enfin se défaire des codes dans lesquels elle était de plus en plus corsetée. Le cigare d’Erhard, le gros Dannemann, allait devenir le label de l’ère nouvelle. On ne tirait plus hâtivement sur son mégot comme s’il n’y avait pas de lendemain. Désormais, on savourait son cigare ». (p.194-195)

Second départ, seconde heure zéro : la réforme monétaire au départ de la division de l’Allemagne.

Pour Harald Jähner, la réforme monétaire introduite dans les zones sous contrôle occidentale constitue une sorte de seconde heure zéro, avec l’introduction du D-Mark. Le 20 juin 1948,  chaque personne reçut une somme individuelle de 40 D-Marks en échange de 60 Reichsmarks. Cela se faisait aux endroits où étaient délivrées les cartes de rationnement. Un mois plus tard, 20 autres D-Marks — cette fois pour le même nombre de Reichsmarks. Le reste de l’argent liquide perdait pratiquement toute sa valeur : après cette date, on obtenait tout juste 65 deutsche marks pour 1000 Reichsmarks. C’est ainsi qu’« environ 93 % de l’ancienne masse de monétaire fut détruite sans remplacement. Il ne resta aux épargnants qu’un total de 6,5 % de leur patrimoine. »

« La réforme monétaire fut la pierre d’angle de toute une série de mesures par lesquelles les Américains voulaient remettre l’économie allemande sur pied. Et cette série était pour sa part intégrée dans un ensemble d’opérations qui, sous l’intitulé de “plan Marshall”, devait soutenir économiquement non seulement l’Allemagne, mais toute l’Europe, afin de bloquer l’influence de l’Union soviétique et de réduire le risque de révolutions communistes ». (p. 198)

Le plan Marshall, du nom du Secrétaire d’État américain George C. Marshall, s’inscrira dans la doctrine Truman d’endiguement du communisme. A partir de juin 1947, on prépara la fondation de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE). L’Allemagne de l’Ouest y adhéra elle aussi, représentée par les gouverneurs militaires.

« Tout juste deux ans après la fin de la guerre se dessinait déjà l’évolution qui allait mener à l’Union monétaire européenne, avec une Allemagne destinée à en devenir membre et qui, en dépit des destructions, disposait encore de toutes les bases d’un État industriel puissant, guidé avec précaution par ses agents de probation américains.
Les jalons de la partition de l’Allemagne étaient ainsi posés avant même que la réforme du deutsche mark ne transforme la ligne de démarcation entre l’Est et l’Ouest en frontière monétaire. Quand ce fut fait, les Soviétiques emboîtèrent le pas à l’Ouest et mirent en œuvre, trois jours plus tard, leur propre réforme : on échangea jusqu’à 70 reichsmarks par tête contre un nouveau mark; l’épargne n’était reconnue qu’à concurrence de 100 marks. La zone Est n’avait cependant pas réellement de nouvel argent : on se contenta de coller des coupons préimprimés sur les anciens billets – une méthode qui leur valut le sobriquet d’“argent papier peint” [„Klebe-“ oder „Tapetenmark“]. Si l’on s’en était tenu à la volonté du commandement soviétique de la ville, il aurait été valable pour tout Berlin. Les Alliés occidentaux décidèrent toutefois d’introduire le deutsche mark dans leurs propres zones berlinoises. Ce premier conflit ouvert entre les quatre puissances déboucha, au sein de l’assemblée des délégués municipaux qui siégeaient encore ensemble à Berlin-Est, sur l’éclat définitif qui entraîna la partition politique et économique de la ville ». (p.199)

Le 24 juin 1948, les Soviétiques bloquèrent les voies d’accès aux trois zones berlinoises occidentales et tentèrent d’affamer Berlin-Ouest. Britanniques et Américains répondirent au blocus en organisant un pont aérien.

« Quelques années avaient suffi pour que la capitale du Reich, haïe dans le monde entier, se transforme en une “ville de front du monde libre” défendue avec détermination — une évolution fulgurante qui subjugua jusqu’aux plus sceptiques et ne laissa guère de place à ce qu’on appellerait plus tard le traitement historique.
En planifiant la réforme monétaire pour les zones occidentales, les Américains avaient pris le rôle dominant dans le trio des Alliés occidentaux. Le nouveau deutsche mark avait mème été imprimé aux États- Unis : les billets avaient été embarqués à destination de Bremerhaven dans 12.000 caisses en bois judicieusement étiquetées Doorknobs (“boutons de porte”) en guise de camouflage. De ce port, ils avaient été transportés sous le plus strict secret dans l’ensemble du pays. Au total, 500 tonnes de billets de banque pour une valeur nominale de 7,7 milliards de deutsche marks se trouvaient à disposition le 20 juin dans les centres de délivrance des cartes de rationnement ou dans les hôtels de ville. Le lieutenant Edward A. Tenenbaum, âgé de vingt-sept ans et chargé de l’opération Bird Dog (“Chien de chasse”), se vanta plus tard, non sans raison, d’avoir commandé la plus grande opération logistique de l’armée américaine depuis le débarquement en Normandie. (p.200)

Les Allemands eux-même n’étaient pas au courant. Ce n’est qu’à la dernière minute que les Américains se sont dits qu’il fallait leur faire croire qu’ils avaient quelque chose à dire dans cette affaire. Ils organisèrent une rapide réunion avec des experts financiers allemands. Il n’y avait cependant plus rien à co-décider.

« L’engagement américain n’était bien entendu pas désintéressé. N’ayant pas l’intention de nourrir l’Allemagne de l’Ouest ad vitam æternam, les Américains avaient cherché des moyens de relancer l’économie et compris que le principal obstacle était le manque d’attractivité du reichsmark […]. Seule la nécessité d’accéder à la nouvelle monnaie liquide allait réanimer l’économie régulière. La propension à occuper réellement un emploi légal augmenta au même rythme que celle des marchands à confier leur marchandise au commerce normal plutôt qu’en faire le trafic. Les paysans avaient désormais eux aussi des raisons de vendre leur récolte sur le marché public. Ainsi naquit l’impression, dont on faisait régulièrement état, que presque du jour au lendemain, du dimanche au lundi, les boutiques s’étaient remplies de marchandises au point que l’on était en droit de parler d’un miracle. L’énergie produite par les effets de la réforme fut telle que l’historien Ulrich Herbert la qualifie de “big bang” de la République fédérale d’Allemagne, qui sera fondée une année plus tard. Pour les contemporains, la réforme monétaire joua un rôle incomparablement plus décisif que l’adoption de la Loi fondamentale par le Conseil parlementaire, le 8 mai 1949, à Bonn. Les Allemands de l’Ouest ne disposent d’aucun événement dont ils puissent se souvenir aussi bien que de la réforme monétaire, montée comme un grand opéra, mais sans metteur en scène ». (p.201)

Sans metteur en scène ?

Selon Harad Jähner, cette entrée dans le monde des marchandises attribuée à la réforme monétaire et la fin du rationnement qui ne sera effective avec la fin des tickets pour le sucre qu’en 1950 restera plus importante même que l’adoption de la Constitution. Son revers a cependant été un renchérissement des prix. Il a conduit, le 12 novembre 1948, à une grève générale contre la “flambée des prix”. 9 millions d’Allemands ont cessé le travail.

La réforme monétaire est devenue « le take-off [décollage] mythique » du miracle économique. La césure monétaire l’emporte même sur celle de la capitulation.

« Que les rayons aient pu se remplir aussi vite révéla la capacité réelle de l’économie et de l’industrie, qui avaient été beaucoup moins détruites qu’on ne le supposait généralement. Plus des trois quarts du potentiel industriel avaient été préservés. Comme l’économie de réarmement national-socialiste avait puissamment modernisé l’équipement mécanique des entreprises et largement développé les installations, la productivité industrielle de l’après-guerre n’était qu’à peine inférieure au niveau de 1938. De plus, les expulsés des territoires de l’Est fournirent un gigantesque réservoir de main-d’œuvre bien formée qui se mettait au travail avec une motivation considérable dés lors que les conditions générales étaient réunies pour que l’emploi industriel paie de nouveau. Ces deux éléments expliquent que la stupéfiante croissance économique qui allait débuter à partir de 1950 n’ait pas été aussi miraculeuse que le suggère l’expression de “miracle économique”. (p. 204 )

Volkswagen

Au cœur du « miracle », on trouve bien entendu la divinité bagnole en l’occurrence Volkswagen à l’histoire de laquelle Harald Jähner consacre un chapitre

L’histoire de Wolfsburg et de la Volkswagen commence en 1938. Hitler voulait une voiture pour le peuple, accessible comme le modèle T de Henry Ford, un de ses admirateurs. Elle sera connue mais bien plus tard sous le sobriquet de « coccinelle » caractérisée par ses formes rondes. Elle se voulait un « moyen de transport du peuple » censée annihiler les différences de classe. Pour cela le projet était de construire quasiment ex-nihilo, en fait à partir d’un petit village, une ville-usine. Ce sera à Wolfsburg, au centre de l’Allemagne. Et la voiture celle du KdF (Kraft durch Freude, la force par la joie), une succursale du Deutsche Arbeitsfront (Front allemand du travail que le régime avait substitué aux syndicats interdits dès 1933). Les constructeurs automobiles établis n’étaient pas intéressés. Après l’invasion de la Pologne et le début de la guerre, « le rêve consumériste de voiture du peuple se transforma en usine d’armement, la ville en un camp de travail. […] Au lieu de la Coccinelle, c’est la voiture à baquet qui sortit des chaînes, le pendant grossier de la jeep américaine. » (p.207). En 1943, 10.000 travailleurs forcés encadré par la Gestapo éprouvaient la « joie » de trimer en esclaves au besoin sous la menace de la torture. Parmi eux 2500 Français. Après guerre, en 1948, les Britanniques, responsables de cette zone d’occupation et peu regardants sur son pedigree, confient l’usine à Heinrich Nordhoff, un ingénieur, qui avait dirigé l’usine Opel de production de camions de la Wehrmacht et surnommé le Führer de l’économie de guerre. Avec lui comme général commandant une armée d’ouvriers disciplinés, « la hiérarchie de cette usine totalement rationalisée ressembl[ait] à certains point de vue à la hiérarchie de la Wehrmacht, les groupes de travail au sein de l’usine rappel[aient] le communauté de combat sur les champs de bataille ». La ville de Wolfsburg appartenait à l’usine et était « la quintessence même de la société d’usine » Il fallut attendre 1955 pour qu’elle acquiert 345 hectares de sol puis 1900 ha supplémentaires pour des infrastructures et équipement publics. Marqué par « l’esprit architectural » du camp de travail, la cité, la “ville de la voiture” était « un désert fonctionnaliste »

« Bien que la ville et l’usine aient constitué, ensemble, un prototype de l’économie sociale de marché, bien que la voie qu’avait empruntée la “machine à intégration” de Wolfsburg pour transformer des habitants d’un camp rassemblés par le hasard en “citoyens industriels d’un nouveau type” ait pu servir de symbole de l’histoire d’après-guerre de la République fédérale d’Allemagne, l’opposition de gauche s’intéressa étonnamment peu au gigantesque empire du roi Nordhoff ». (p.218)

Je peux ajouter que la gauche s’est plus généralement peu préoccupé de tout ce qui relève du taylorisme et du fordisme. A l’Ouest comme à l’Est.

J’ai sauté quelques chapitres pour ce compte rendu. Mais cela ne veut pas dire qu’ils ne soient pas intéressants. Ainsi celui sur Beate Uhse. Cette ancienne capitaine de la Luftwaffe se mit dans un premier temps d’abord à diffuser des brochures sur la contraception par la méthode Ogino avant d’ouvrir, le premier sex-shop non seulement en Allemagne mais dans le monde (« libre », bien entendu), en 1961 selon Jähner, mais il semblerait que ce soit plutôt en 1962.
Dans les pages sur les rééducateurs, l’auteur s’intéresse en particulier à Hans Habe pour la zone américaine, Alfred Döblin pour la France et Rudolf Herrnstadt pour la partie est-allemande. J’aurai l’occasion de reparler de ce dernier victime d’une purge du Parti communiste est-allemand en 1953.
Je passe sur le chapitre consacré à La guerre froide de l’art. Et sur celui consacré au son du refoulement dont je ne retiendrai qu’un passage en guise de conclusion. Elle me semble cependant très ambiguë.

« La convention collective consistant, pour la majorité des Allemands, à se compter parmi les victimes de Hitler constitue une marque d’arrogance difficilement supportable eu égard aux millions de personnes assassinées. Vue depuis l’observatoire surplombant de la justice historique, cette manière de s’exonérer de ses fautes — comme le fait d’avoir pris des gants avec la plupart des criminels — suscite l’indignation ; pour l’installation de la démocratie en Allemagne de l’Ouest, elle était une modalité acceptable et probablement inévitable, parce quelle constituait la base mentale d’un nouveau départ. Car la conviction d’avoir été des victimes de Hitler était la condition nécessaire pour se départir de toute loyauté envers le régime déchu sans se sentir lâches, opportunistes ou sans honneur. Cela s’imposait d’autant plus qu’à l’Est comme à l’Ouest on dut se placer encore longtemps sous la protection des anciens ennemis. Les deux constructions d’amitié, l’amitié entre les peuples allemand et russe à l’Est aussi bien que l’amitié entre la RFA et les Alliés occidentaux, ne fonctionnèrent que grâce à ce narratif victimaire qui culmina avec l’affirmation selon laquelle les Allemands avaient été libérés en 1945. »

Une « modalité acceptable », une condition « nécessaire » ? C’est précisément cette bascule de la défaite du nazisme à la consommation qui est problématique. Car c’est compter sans les spectres d’« un passé qui ne passe pas ». Dans la préface à ses Notate 45, journal de l’année dite zéro, Erich Kästner écrit, en 1961 :

« Ce passé non assumé ressemble à un spectre qui erre sans repos, à travers nos jours et nos rêves et, selon l’habitude ancestrale des esprits, attend que nous le regardions, nous leurs parlions, les écoutions. Qu’effrayés à mort, nous rabattions nos bonnets de nuit sur nos yeux et nos oreilles ne nous sera d’aucun secours. C’est la mauvaise méthode. Elle n’aide ni le spectre ni nous mêmes… Le passé doit parler et nous devons l’écouter. Avant cela ni les spectres ni nous ne trouverons de repos. »

Publié dans Non classé | Marqué avec , , , , , , , , , , , , | Laisser un commentaire

L’Allemagne et les allemand.e.s après la défaite de 1945. (1)

Cette funambule entre ciel et ruines à Cologne est une belle métaphore de la situation des femmes allemandes après la fin de la Seconde guerre mondiale. Son nom a été identifié comme celui de Margret Zimmermann de la troupe Camilla Mayer. La photo figure dans le livre de Harald Jähner, Le temps des loups / L’Allemagne et les Allemands (1945-1955) paru chez Actes Sud en 2024 dans la traduction de Olivier Mannoni dont il sera question ci-dessous.

Extraits :

Stunde Null?
So viel Anfang war nie.
So viel Ende auch nicht

Der Theaterkritiker Friedrich Luft erlebte das Kriegsende im Keller. […] „Draußen war das Inferno. Lugte man hinaus, sah man einen hilflosen deutschen Tank sich durch die Glut der Häuserzeilen schieben, halten, schießen, beidrehen. Hin und wieder stolperte ein Zivilist, von Deckung zu Deckung stürzend, über den aufgeborstenen Fahrdamm. Eine Mutter jagte mit ihrem Kinderwagen aus einem ausgeschossenen, brennenden Haus in die Richtung des nächsten Bunkers.“[…]
Plötzlich fiel jemandem ein, dass im Haus gegenüber noch Haufen von Hakenkreuzfahnen und Hitlerbildern lagerten. Ein paar Mutige gingen hinüber, um alles zu verbrennen. Bloß weg damit, bevor die Russen kamen. Als das Gewehrfeuer plötzlich wieder lauter wurde und der Theaterkritiker vorsichtig aus der Kellerluke sah, erblickte er eine SS-Streife, die ihrerseits über einen Mauerrest lugte. Die Männer „kämmten noch mal durch“, auf der Suche nach Drückebergern, die sie mit in den Tod nehmen konnten. „Dann wurde es stiller. Als wir vorsichtig die schmale Treppe heraufstiegen nach einer Ewigkeit des lauschenden Wartens, regnete es sacht. Auf den Häusern jenseits des Nollendorfplatzes sahen wir weiße Fahnen glänzen. Wir banden uns weiße Fetzen um den Arm. Da stiegen schon zwei Russen über die gleiche niedrige Mauer, über die so bedrohlich vor kurzem erst die SS-Männer gekommen waren. Wir hoben die Arme. Wir zeigten auf unsere Binden. Sie winkten ab. Sie lächelten. Der Krieg war aus.“

Für Friedrich Luft hatte das, was man später die „Stunde Null“ nennen sollte, am 30. April geschlagen. 640 Kilometer weiter westlich, in Aachen, war der Krieg zur selben Zeit schon seit einem halben Jahr zu Ende; die Stadt war im Oktober 1944 als erste deutsche Stadt von den Amerikanern eingenommen worden. In Duisburg war der Krieg in den Stadtteilen links des Rheins am 28. März vorbei, rechts des Rheins erst 16 Tage später. Selbst für die offizielle Kapitulation Deutschlands gibt es drei Daten. Generaloberst Alfred Jodl unterzeichnete die bedingungslose Kapitulation am 7. Mai in Reims im Hauptquartier von US-General Dwight D. Eisenhower. Obwohl das Dokument ausdrücklich die Westalliierten wie die Rote Armee als Sieger anerkannte, bestand Stalin auf der Wiederholung der Zeremonie in seiner Anwesenheit. Am 9. Mai kapitulierte Deutschland deshalb noch einmal; nun unterzeichnete Generalfeldmarschall Wilhelm Keitel die Urkunde im sowjetischen Hauptquartier in Berlin-Karlshorst. Für die Geschichtsbücher einigten sich die Siegermächte auf den Tag dazwischen, auf den 8. Mai, an dem in dieser Hinsicht eigentlich gar nichts geschehen war.

Für Walter Eiling hingegen war die „Stunde Null“ auch vier Jahre später noch nicht gekommen. Da saß er noch immer wegen „Vergehen gegen die Volksschädlingsverordnung“ in der Strafanstalt Ziegenhain. Der Kellner aus Hessen war 1942 verhaftet worden, weil er an Weihnachten eine Gans, drei Hühner und zehn Pfund gesalzenes Fleisch gekauft hatte. Ein NS-Schnellgericht hatte ihn wegen „Missachtung der Kriegswirtschaftsbestimmungen“ zu acht Jahren Zuchthaus mit anschließender Sicherheitsverwahrung verurteilt. Nach Kriegsende glaubten Walter Eiling und seine Familie an eine schnelle Entlassung. Doch die Justizbehörden dachten nicht daran, den Fall wieder aufzunehmen. Als der Justizminister des unter amerikanischer Militäraufsicht stehenden Landes Groß-Hessen die absurd hohe Strafe endlich zurücknahm, stellte sich seine Behörde auf den Standpunkt, damit sei zwar die Haft, nicht aber die Sicherheitsverwahrung aufgehoben. Walter Eiling blieb in Gefangenschaft. Spätere Anträge auf Entlassung wurden mit dem Argument abgelehnt, der Häftling sei labil, neige zur Überheblichkeit und sei noch nicht wieder arbeitsfähig.

In Eilings Zelle dauerte die Herrschaft des NS-Regimes noch über die Gründung der Bundesrepublik hinaus an. Schicksale wie das seine waren der Grund dafür, dass der Begriff „Stunde Null“ später heftig umstritten war. In den Konzernzentralen, Hörsälen und Amtsstuben der Bundesrepublik arbeitete das Gros der NS-Elite ja munter weiter. Solche Kontinuitäten wurden durch das Reden von der Stunde Null verschleiert. Andererseits diente es dazu, den Willen zum Neuanfang zu unterstreichen und eine klare normative Zäsur zwischen dem alten und dem neuen Staat zu betonen, auch wenn das Leben natürlich weiterging und jede Menge Ererbtes aus dem Dritten Reich mitschleppte. Zudem war der Begriff der Stunde Null für viele Menschen von solch unmittelbarer Evidenz für den elementaren Einschnitt, den sie erlebt hatten, dass der Begriff bis heute nicht nur gebräuchlich blieb, sondern in der Geschichtswissenschaft sogar eine Renaissance erfährt.

Während in Walter Eilings Zelle die Unrechtsherrschaft in aller Brutalität bestehen blieb, brach andernorts jede Form öffentlicher Ordnung zusammen. Polizisten schauten sich ratlos an und wussten nicht, ob sie noch welche waren. Wer eine Uniform hatte, zog sie lieber aus, verbrannte sie oder färbte sie um. Hohe Funktionäre vergifteten sich, niedrige warfen sich aus dem Fenster oder schnitten sich die Pulsadern auf. Die „Niemandszeit“ brach an; die Gesetze waren außer Kraft gesetzt, niemand für irgendetwas zuständig. Niemandem gehörte mehr etwas, es sei denn, er saß mit dem Hintern darauf. Niemand war verantwortlich, niemand sorgte für Schutz. Die alte Macht war weggelaufen, die neue noch nicht da; nur der Lärm der Artillerie wies darauf hin, dass sie irgendwann kommen würde. Auch die Vornehmsten machten sich nun ans Plündern. In kleinen Horden brach man Lebensmittellager auf, durchstreifte verlassene Wohnungen auf der Suche nach Essbarem und einem Schlafplatz.

(Harald Jähner : Wolfszeit / Deutschland und die Deutschen 1945-1955. Rohwold Verlag. 2019. S. 17-20)

L’heure zéro ?
Il n’y a jamais eu autant de commencements
Ni autant de fins

Le critique théâtral Friedrich Luft vécut la fin de la guerre dans une cave. […] “Dehors, c’était l’enfer. Quand on jetait un coup d’œil à l’extérieur, on voyait un char allemand en plein désarroi se frayer un chemin dans les coulées ardentes que formaient les alignements d’immeubles, puis s’arrêter, tirer et faire demi-tour. De temps en temps, un civil courant d’un endroit à couvert à l’autre trébuchait sur la chaussée éclatée. Une mère fuyait une maison bombardée et en flammes, poussant un landau pour rejoindre l’abri le plus proche.” […]

Soudain, quelqu’un se rappela que des piles de drapeaux à croix gammée et de portraits de Hitler étaient encore stockées dans la maison d’en face. Quelques courageux traversèrent la rue pour brûler tout cela : il fallait absolument s’en débarrasser avant que les Soviétiques n’arrivent. Quand le bruit des armes s’intensifia tout à coup et que le critique théâtral regarda prudemment par le soupirail, il aperçut une patrouille de SS postée en surveillance derrière un reste de mur. Les hommes “passaient tout au peigne fin”, à la recherche de déserteurs qu’ils pourraient entraîner avec eux dans la mort. “Alors tout devint plus silencieux. Lorsque nous avons prudemment monté l’escalier étroit, après une interminable attente aux aguets, il pleuvait doucement. Nous avons vu la lueur des drapeaux blancs sur les immeubles situés de l’autre côté de la place Nollendorf. Nous nous sommes attachés des chiffons blancs au bras. Déjà, deux Russes franchissaient le petit mur par-dessus duquel nous avions vu ces SS tellement menaçants un peu plus tôt. Nous avons levé les mains et désigné nos brassards. Ils ont agité les bras. Ils souriaient. La guerre était terminée.”

Pour Friedrich Luft, ce que l’on appellera ultérieurement l’“heure Zéro” avait sonné le 30 avril. A cette date, 640 kilomètres plus à l’ouest, à Aix-la-Chapelle, la guerre était déjà finie depuis six mois : au mois d’octobre 1944, la ville avait été la première cité allemande prise par les Américains. A Duisburg, le conflit armé s’acheva le 28 mars dans les quartiers situés sur la rive gauche du Rhin, seize jours plus tard seulement dans ceux de la rive droite. Même pour la capitulation officielle de l’Allemagne, il existe trois dates différentes, Le 7 mai, le général d’armée Alfred Jodl signa la capitulation sans condition à Reims, au QG du général américain Dwight D. Eisenhower. Bien que le document ait explicitement reconnu les Alliés occidentaux et l’Armée rouge comme vainqueurs, Staline tint à ce que la cérémonie soit répétée en sa présence. Le 9 mai, l’Allemagne capitula donc une seconde fois; c’est le général feld-maréchal Wilhelm Keitel qui signa cette fois-ci le document au QG soviétique, à Berlin-Karlshorst. A l’intention des livres d’histoire, les puissances victorieuses s’accordèrent sur la journée qui séparait les deux signatures, le 8 mai, date à laquelle il ne s’était en réalité strictement rien passé de ce point de vue.

Pour Walter Eiling, en revanche, même quatre ans plus tard, l’heure zéro n’était pas encore arrivée : il était toujours incarcéré au centre de détention de Ziegenhain pour “infraction au décret contre les personnes nuisibles au peuple”. Ce serveur originaire de Hesse avait été arrêté en 1942 pour avoir acheté à l’approche de Noël une oie, trois poulets et dix livres de viande en salaison. Un tribunal national-socialiste l’avait condamné en comparution immédiate pour “violation des règles de l’économie de guerre“ à huit ans de détention suivis d’une période probatoire. Après la fin de la guerre, Walter Eiling et sa famille crurent qu’il allait bénéficier d’une libération. Mais les autorités judiciaires n’avaient aucune intention de s’occuper de son affaire. Quand le ministre de la Justice du Land de Grande-Hesse, placé sous supervision militaire américaine, annula cette peine d’une dureté absurde, son administration considéra que cette mesure mettait certes un terme à la peine de détention, mais pas à la période probatoire, et Walter Eiling resta en prison. Les demandes de libération ultérieures furent rejetées au motif que le détenu était instable, avait une tendance à l’arrogance et n’était pas encore en état de reprendre le travail.

Dans la cellule d’Eiling, la dictature du régime national-socialiste dura au-delà de la fondation de l’Allemagne fédérale. Des destins comme le sien expliquent pourquoi le concept d’heure zéro fut par la suite vivement contesté. Il est vrai que le gros de l’élite national-socialiste continuait à travailler allégrement au siège des grands groupes économiques, dans les amphithéâtres et les bureaux de l’Allemagne fédérale. Le discours sur l’heure zéro masque ce type de continuité. II servait par ailleurs à souligner la volonté de recommencement, à établir une césure normative claire entre l’ancien et le nouvel État, même si la vie qui continuait bien entendu à s’écouler charriait encore quantité de débris hérités du IIIe Reich. De plus, le concept d’heure zéro était pour beaucoup de personnes d’une évidence tellement immédiate au regard de la césure élémentaire qu’ils avaient vécue que cette expression non seulement est restée en usage jusqu’à nos jours, mais connaît même une renaissance dans la recherche.

Tandis que, dans la cellule de Walter Eiling, le règne de l’iniquité se prolongeait dans toute sa brutalité, ailleurs s‘effondrait l’ordre public sous toutes ses formes. Les policiers désemparés semblaient ne plus savoir s’ils occupaient encore leur fonction. Quiconque portait un uniforme l’ôtait, le brûlait ou le teignait. De hauts fonctionnaires s’empoisonnaient, de plus modestes se jetaient par la fenêtre ou s’ouvraient les veines. Le no-man’s-time commença; les lois n’avaient plus cours, nul n’était plus responsable de rien. Rien n’appartenait plus à personne, sauf à être assis dessus. Nul n’était plus responsable, personne n’assurait plus la protection. L’ancien pouvoir était parti en courant, l’autre n’était pas encore là ; seul le bruit de l’artillerie indiquait qu’il allait arriver à un moment ou à un autre. Même les plus aisés se mirent alors à piller. De petites hordes prenaient d’assaut les magasins d’alimentation, écumaient les appartements abandonnés en quête de produits comestibles et d’un endroit où dormir. »

(Harald Jähner : Le temps des loups / L’Allemagne et les Allemands 1945-1955. Actes Sud. 2024. Trad. Olivier Mannoni. p. 17-19)

Le commentaire de l’extrait qui précède et ce qui suivra s’appuient principalement sur la lecture d’un ouvrage de Harald Jähner, Le temps des loups, paru cette année 2024, en français. L’édition allemande date, elle, de 2019. Ce que l’on vient de lire révèle l’approche de l’auteur qui consiste à rapporter la grande histoire au vécu des individus. Ce n’est en ce sens pas un livre d’historien classique et ne s’en revendique pas. Certains historiens comme Hans Woller l’ont sévèrement critiqué (lien en allemand) alors que d’autres comme Frank Bösch, directeur du Centre de recherches en histoire contemporaine de Potsdam, lui ont réservé un accueil des plus favorables (lien en allemand). L’auteur du livre a été jusqu’en 2015 responsable des pages culturelles de la Berliner Zeitung et professeur honoraire de journalisme culturel à l’Université des arts de Berlin.

J’ai introduit quelques autres lectures et relectures, notamment Une femme à Berlin (Folio), journal d’une femme qui a longtemps voulue rester anonyme et dont l’Allemagne a tardé à vouloir prendre connaissance. Il porte sur une courte période qui va d’avril à juin 1945. On sait aujourd’hui son nom : Marta Hillers, une journaliste dont le livre a d’abord été publié en anglais en 1954, et dont la première édition allemande, éditée en Suisse en 1959 sera très mal accueillie en Allemagne. Le second ouvrage est celui de l’écrivain suédois, Stig Dagermann : Automne allemand (Actes Sud/ Babel) que j’ai relu pour l’occasion. Si le premier est parfois cité par H. Jähner, le second ne l’est pas. D’autres lectures s’inséreront.

Die Stunde null, l’heure zéro

La Stunde null, l’heure zéro, si elle signale un moment de césure, d’apparence évidente, est cependant une expression qui peut être trompeuse dans la mesure où la Seconde guerre mondiale ne s’est pas arrêtée partout, ni, surtout, pour tout le monde, à la même heure, à minuit, le 8 mai 1945, avec la capitulation de l’Allemagne qui a eut lieu une première fois le 7 et une seconde le 9. Le compromis consistant à choisir le 8 mai comme date officielle de la fin de la guerre n’est pas respecté partout. Les États-Unis célèbrent le V-E-Day ( Victory in Europe Day) le 8 mai, tandis qu’on fête en Russie la Journée de la Victoire le 9 mai. En RDA aussi, les écoles ne fermaient que le 9 mai pour fêter l’anniversaire de la Libération. D’autres pays ont leur propre date, tels les Pays-Bas, avec le Befrijdingsdag, le 5 mai, ou le Danemark, avec le Befrielsen, le 4 mai. Il faut rappeler aussi que la guerre était mondiale et pas seulement européenne. Elle a englobé quatre continents. Les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki par les États-Unis, au Japon ont eu lieu en août 1945.
Roberto Rossellini, a étendu l’heure à l’année en titrant son film, tourné en 1947 dans les ruines de Berlin, Allemagne année zéro. Ce titre avait été emprunté avec son accord à Edgard Morin, qui avait intitulé son livre L’An zéro de l’Allemagne. Heure zéro, année zéro. Une, plusieurs ? Combien de temps couvre cette heure zéro ? Quel est donc ce temps ? Où ne faudrait-il pas plutôt dire cette expérience du temps ?
La période choisie par l’auteur va de 1945 à 1955. Elle est problématique, puisqu’elle va au-delà de la création des deux États allemands, en 1948 et des débuts de la Guerre froide entre l’Otan et le Pacte de Varsovie, antérieure, alors que la partie est-allemande est peu ou lapidairement traitée. J’y reviendrai ultérieurement. Le livre porte essentiellement sur la (sur)vie quotidienne de cette époque et se nourrit de témoignages, articles de presse et journaux intimes, datant des premières années d’après guerre. C’est la richesse de ce matériau qui m’a intéressé outre son écriture fluide et dramaturgique, foisonnante de paradoxes. On peut y puiser, même s’il n’est sans doute pas complet et beaucoup centré sur Berlin.
Une autre expression est alors introduite dans le livre cité :  celle de no-man’s-time. En allemand Niemandszeit, qui serait le temps des loups, c’est à dire un temps où l’homme a été un loup pour l’homme. Seul comptait le souci de survie de soi et de sa meute. Ce titre ne me paraît pas très heureux outre que ce n’est pas gentil pour les loups. Même si l’expression était en vogue à l’époque, le fait que l’homme puisse être un loup pour l’homme est une idée aussi vieille que l’humanité et n’apporte guère de précision sur la période concernée même si la sentence est plus vraie en certaines époques que dans d’autres.
No-man’s-time comme on dit no man’s land, terra nullius, terre qui n’appartient à personne. Donc temps qui n’est à personne. Ce n’est pas plus clair pour autant. Si l’on s’efforce néanmoins de décliner un contenu derrière cette expression, à l’aide de témoignages concordants, on pourra parler d’une période où l’horloge ne sonne pas la même heure pour tout le monde, où les anciens maîtres des horloges – nazis- ont disparu, les nouveaux, ceux des troupes d’occupation, pas encore arrivés, période de désorientation absolue par la déliquescence d’une société jusqu’alors cimentée par l’idéologie nazie, la fameuse Volksgemeinschaft, la « communauté du peuple ». Celle-ci vole en éclats. L’horizon urbain des survivants ne dépassait pas trois pâtés de maison ou ce qu’il en restait. C’était un temps subjectif d’entre les temps, celui de personnes entièrement livrées à elles-mêmes, sans dieu ni maître, un temps d’anarchie. Un temps aussi qui défie les chronologies historiques. Il recouvre dans le livre de Jähner quatre années qui vont de la capitulation, voire de la mort du Führer une semaine avant, à la réforme monétaire, que l’auteur qualifie de « seconde heure zéro ». Elles forment également une sorte de « temps mort pour l’historiographie ». C’est en ceci aussi un no-man’s-time parce que personne ne s’y est vraiment intéressé.
« J’ai perdu toute notion du temps, écrit Marta Hiller, dans son journal. Elle ajoute :

« Un jour me semble une semaine, creuse un abîme entre deux nuits »

Plus loin, elle précisera :

« C’est tellement bizarre de vivre sans journal, sans calendrier, sans heure et sans fin de semaine et de mois. Le temps intemporel… Il s’écoule comme l’eau et, pour nous, les seules aiguilles de montre sont désormais celles des hommes revêtus d’uniformes étrangers. »
(Une femme à Berlin. Journal 20 avril-22 juin 1945. Folio. Gallimard. p.212-13)

Les uniformes étrangers dont il est question dans son journal sont ceux des soldats de l’Armée rouge qui adoraient les montres au point d’en avoir parfois plusieurs au poignet.
Comme l’a montré le premier extrait ci-dessus, l’heure zéro n’a pas été la même pour tout le monde, y compris à Berlin même. L’Armée rouge mettra 11 jours pour occuper tous les quartiers de l’ancienne capitale. J’ajouterai que l’Union soviétique restera pendant deux mois la seule puissance occupante à Berlin. Bien que la répartition de la ville en quatre secteurs ait été convenue lors des accords de Yalta en février 1945, les Alliés occidentaux n’y étaient pas encore arrivés. Ils viendront en juillet 1945, pour les forces anglaises et américaines. Le secteur français est créé en août.
Pour mesurer l’ampleur du traumatisme, il faut se souvenir que les Allemands ont longtemps vécu relativement épargnés par les conséquences de la guerre, n’étaient les morts au combat pour la gloire du Führer. Et les prisonniers de guerre. Et cela alors même que les populations civiles des territoires occupés par les nazis, notamment à l’Est, souffraient de la faim quand ils n’en mourraient pas, étaient mises en servage, déportées et exterminées. Comme le note Tony Judt :

« Les nazis vécurent aussi longtemps qu’il le purent de la richesse de leurs victimes, et ce avec tant de succès que ce n’est qu’en 1944 que les civils allemands eux-mêmes se mirent à ressentir l’impact des restrictions et des pénuries en temps de guerre. A cette date, cependant, le conflit militaire se refermait sur eux, d’abord à travers les campagnes de bombardements alliés puis avec la progression simultanée des armées alliées de l’est comme de l’ouest. Et c’est dans cette dernière année de guerre, au cours de la période relativement brève de campagne active à l’ouest de l’Union soviétique qu’eurent lieu, pour une large part, les pires destructions matérielles. »
(Tony Judt : Après-guerre / Une histoire de l’Europe depuis 1945.Fayard / Plurie .2010. p.30)

Il y eut cet autre crime de guerre oublié, l’exploitation par le « négrier de l’Europe » de millions de travailleurs et travailleuses forcés et de prisonniers de guerre réduits au rang d’« esclaves du Reich ». S’y ajoutait, le pillage et la colonisation des territoires conquis. La Seconde guerre mondiale a été totale d’une part par l’interconnexion, sur terre, mer, et dans les airs aussi, de quatre continents mais aussi en ce qu’elle touchait aussi bien les soldats que les civils. Plus même les civils que les militaires. «  La Seconde guerre mondiale fut d’abord une expérience civile », écrit Tony Judt dans l’ouvrage cité.
Dans cette période troublante de l’immédiat après-guerre, « l’instinct de survie efface les sentiments de culpabilité ». Shoah, connais pas !

« La Shoah joua dans la conscience de la plupart des Allemands de l’après-guerre un rôle tellement mineur qu’on pourrait en être choqué. Certains étaient certes conscients des crimes commis sur le front de l’Est et reconnaissaient une sorte de culpabilité fondamentale liée au fait que l’Allemagne avait déclaré la guerre, mais l’assassinat de millions de Juifs allemands et européens ne trouvait aucune place dans la pensée et la sensibilité. Très rares furent ceux qui l’évoquèrent publiquement, à l’instar du philosophe Karl Jaspers. Les Juifs n’étaient même pas mentionnés explicitement dans les reconnaissances de culpabilité des Églises protestante et catholique, qui firent l’objet de longues discussions.
Le caractère inconcevable de la Shoah déteignit aussi, de manière perfide, sur le peuple qui en était l’auteur. Les crimes étaient d’une telle dimension que la conscience collective les effaçait de sa mémoire à l’instant mème où ils étaient commis. Que même des personnes de bonne volonté se soient refusées à réfléchir à ce qui arrivait à leurs voisins déportés a ébranlé jusqu’à nos jours la confiance dans l’espèce humaine. Mais très peu celle de la majorité des contemporains de cette époque.
Le refoulement et le silence qui ont entouré les camps de concentration se sont prolongés après la fin de la guerre, mème si les Alliés ont tenté de forcer les vaincus à se confronter aux crimes du national-socialisme, par exemple avec des films comme Death Mills. [Les usines de la mort] » (Jähner p.13)

On oublie par ailleurs, trop souvent, et jusqu’à aujour’hui, d’autres génocides de déportés touchant les Tsiganes et les homosexuel.le.s.

Erst kommt das Fressen, dann kommt die Moral (Brecht : Dreigroschenoper, 1928)

D’abord la bouffe, ensuite la morale. La faim se moque de la morale. Avec cette citation de l’Opéra de Quatre sous de Bertold Brecht et Kurt Weill (Ballade über die Frage: Wovon lebt der Mensch), de 1928, Stig Dagerman, rendant compte de son voyage en Allemagne en 1946, rappelle que la faim et la guerre sont de piètres pédagogues :

« On exigeait de ceux qui étaient entrain de traverser cet automne allemand qu’ils tirent les leçons de leur malheur. Mais on oubliait que la faim est un bien piètre pédagogue. S’il est lui-même totalement à bout de ressources, celui qui a vraiment faim ne se rend pas lui-même responsable de sa faim mais bien ceux dont il pense pouvoir attendre de l’aide. La faim ne favorise pas non plus la recherche de l’enchaînement des causes et des effets : celui qui a faim en permanence n’a pas la force de trouver d’ autres causes que les plus immédiates, ce qui, en l’occurrence, veut dire qu’il accuse ceux qui ont renversé le régime qui jadis s’occupait de lui procurer à manger, et qui s’acquittent maintenant bien plus mal de cette tâche ».

(Stig Dagerman : Automne allemand. Actes Sud / Babel 2004. Traduit du suédois par Philippe Bouquet.)

Dagerman rapporte que l’Opéra de Quat’sous avait été monté à cette époque en différents endroits en Allemagne et « accueilli avec enthousiasme », mais il ne s’agissait, en 1946, pas du tout du même enthousiasme que lors de sa création :

« ce qui, jadis, avait été une critique sociale au vitriol, une lettre ouverte à la responsabilité sociale rédigée avec une causticité diabolique, était devenu Le Cantique des cantiques de l’irresponsabilité sociale. »
(Stig Dagerman : ibidem)

A côté de la faim, la guerre est « un tout aussi piètre pédagogue ».

« Si l’on essayait de faire dire à l’un des Allemands de ces caves ce qu’il avait appris de la guerre, on ne s’entendait malheureusement pas répondre que c’était elle qui lui avait appris à haïr et à mépriser le régime qui l’avait déclenchée — pour la bonne raison que la menace constante de la mort ne peut guère enseigner que deux choses : avoir peur et mourir. »
(Stig Dagerman : ibidem)

Les bombardements alliés de la fin de la guerre, la rudesse des hivers de l’après-guerre, le contexte anarchique de la lutte existentielle pour la survie ont facilité le sentiment victimaire des allemands au détriment des millions de victimes qu’ils auraient dû avoir sur la conscience. L’analyse stalinienne du fascisme y a contribué. Et plus tard la guerre froide plaçant les Allemands de l’Est comme de l’Ouest dans les camps des vainqueurs. Deux sociétés revendiquées anti-fascistes, le contraire eut été impossible, se sont constituées l’une sous égide occidentale, l’autre sous influence soviétique, toutes deux, quoique différemment, sur la base d’un refoulement et de négation des faits, de tabous.

Décombres

La guerre avait laissé en Allemagne « quelques 500 millions de m³ de décombres ». Comment « reprendre pied » dans cet amoncellement de débris ? Cela passe par le rétablissement de premières formes d’ordre

« Il fallut étonnamment peu de temps pour instaurer une première forme d’ordre dans le chaos des ruines. On dégagea d’étroits passages qui permettaient d’avancer vite et commodément entre les tas de gravats. Dans les villes effondrées apparut une nouvelle topographie faite de sentiers dessinés par les pas. Dans les déserts de décombres surgirent des oasis de bon ordre. Les gens avaient parfois nettoyé les rues de manière tellement consciencieuse que le pavé brillait comme à la meilleure époque, tandis qu’on empilait sur les trottoirs les débris d’immeubles soigneusement triés selon leur taille » (Jähner. p.28)

Trümmerfrauen

Les femmes des ruines, forment une image célèbre. Elle a surtout concerné Berlin. Ailleurs, elles ont été moins moins présentes. Mais dans l’ancienne capitale du Reich, le déblaiement des ruines avait bel et bien été une « affaire de femmes ». Le manque d’hommes dû à la guerre où ils avaient été tués ou capturés y était particulièrement élevé. Et avant même la guerre, Berlin avait été la « capitale des femmes célibataires ». Le succès de l’image tient cependant aussi pour l’auteur à une autre raison :

« ces chaînes humaines acheminant des seaux offraient une splendide métaphore visuelle de ce sens commun dont la société de l’effondrement avait un besoin urgent. Quel contraste : ici des maisons écroulées, là-bas la solidarité de la chaîne humaine ! La reconstruction prenait un aspect héroïque et érotique avec lequel on pouvait s’identifier avec gratitude et dont on pouvait être fier malgré la défaite ». (p.33)

« Érotique », je ne sais pas. Et au regard de qui ? La « solidarité » n’avait pas grand-chose de spontané et ne relèvait pas du bénévolat. Il y avait une soupe à la clef. La ville en ruine pouvait aussi devenir une affaire rentable et finir en gratte-ciels. A Francfort, s’est créée une société de valorisation des décombres.

Melancolia

Ces ruines et ces fragments de villes peuvent aussi être envisagées comme des reflets des ruines mentales et morales de leurs populations. Elles offraient l’image du « vrai visage du monde ». Évoquant la Melancolia I de Dürer, Harald Jähner, cite l’architecte Otto Bartning :

« Muettes, les ruines nous entouraient non pas comme si elles s’étaient effondrées dans le fracas des explosions, mais comme si une cause interne avait provoqué leur implosion. Pouvons-nous, voulons-nous reconstituer toute la machinerie cruellement démasquée de notre existence envahie par la technique, avec tout son poids, sa hâte, son irréflexion et son caractère démoniaque ? Non dit la voix intérieure ». (p.39)

Non ?

Il faudrait ici encore parler des ruines du langage. Évoquant la question d’une « dame » posée « les lèvres en cul de poule » qui demandait « d’un ton choisi, « Mais dites moi… comment l’homme a-t-il crevé », Martha Hillers écrit :

« C’est ainsi que l’on parle désormais, telle est notre déchéance oratoire. Le mot ‘merde’ nous glisse tout seul de la bouche. On le prononce avec satisfaction, comme s’il nous aidait à évacuer la crasse intérieure. Dans le langage aussi , on s’achemine vers une dégradation partout menaçante » (O.c p 63-64)

Un langage par ailleurs largement corrompu, infesté de mots toxiques, comme le notait Victor Klemperer :

« Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, elles semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir. Si quelqu’un, au lieu d’héroïque et vertueux, dit pendant assez longtemps. fanatique, il finira par croire vraiment qu’un fanatique est un héros vertueux et que, sans fanatisme, on ne peut pas être un héros. Les vocables fanatique et fanatisme n’ont pas été inventés par le Troisième Reich, il n’a fait qu’en modifier la valeur et les a employés plus fréquemment en un jour que d’autres époques en des années. »

(Victor Klemperer : LTI, La langue du IIIème Reich. Traduction Elisabeth Guillot. Albin Michel page 38. Voir ici)

La grande migration

« La guerre avait agi comme une gigantesque machine de mobilisation, d’expulsion et de déplacement. » (p.49). La fin de la guerre connaîtra un tsunami de retours. Sur les 75 millions de personnes vivant dans les quatre zones d’occupation, 40 millions ne se trouvaient pas où ils devaient ou auraient voulu être. Parmi ces derniers, 10 millions de soldats allemands prisonniers et qui seront libérés par vagues successives jusqu’à fin 1946 à l’exception des prisonniers de guerre en Union soviétique ; 9 millions de citadins réfugiés à la campagne où ils n’étaient guère appréciés, 8 à 10 millions de déportés libérés des camps de concentration et des camps de travail forcés qui erraient par leurs propres moyens et souvent restaient même dans les camps en attendant d’être fixés sur leur sort. A ceux là s’ajoutent les 12 millions d’allemands expulsés des territoires de l’Est et qui n’étaient vraiment pas les bienvenus. Les uns errant, les autres en attente, parfois sur les lieux même de leur détention.
Ainsi, on vit se croiser sur les routes les vainqueurs et les vaincus, les uns sur roues, les autres à pied. H. Jähner cite un extrait très évocateur du roman Zone interdite de Hans Habe :

« Entre les tanks rampaient des colonnes de camions ramenant chez eux les réfugiés, enfants et femmes chargés de literie et de baluchons. Des nègres du Mississipi, de Géorgie et de l’Alabama reconduisaient dans le direction de Varsovie ‘les personnes déplacées’ recueillies autour de Kassel croisant les prisonniers français rapatriés vers l’ouest dans des camions américains de seconde catégorie, hérissés de drapeaux tricolores. Tel était le monde sur roues : véhicules militaires et charrettes tziganes, blindés et cirque, victoire et misère, le tout motorisé. En son sein ruisselait l’autre monde, le monde à pied, le monde allemand. Flot misérable d’hommes et de femmes cherchant un toit, cherchant du pain, cherchant leurs enfants égarés. Certains maudissaient les vainqueurs, certains faisaient des affaires avec eux. Quand un convoi s’arrêtait, les piétons s’arrêtaient aussi. Ici et là, un pain descendait d’un camion ou d’un tank. […] » (Jähner p.53)

Deux grands groupes se croisaient sur les chemins : les déplacés (Displaced Persons) et les expulsés. Les premiers étaient les déportés, les esclaves du travail forcé, qualifiés souvent de racaille étrangère dont les groupes errant dans le pays alimentaient la paranoïa des allemands. « Leur violence ne frappait pas uniquement ceux qui avaient directement participé à leur mise en esclavage. Les atrocités de la vie du camp avaient souvent transformé les détenus eux-mêmes en brutes » (p.57). A cela s’ajoutait que les autorités alliées avaient été débordées par cette situation inattendue qui concernait quelque 10 millions de personnes qu’il fallait rapatrier dans leurs pays d’origine.

La situation la plus terrible concerne les déportés juifs libérés. A la demande du président américain, Truman, l’ancien commissaire à l’immigration, Earl G. Harrison, se rendit en Allemagne, en juillet 1945 afin d’examiner la situation — en particulier celle des survivants juifs.

« Car eux aussi étaient loin d’avoir été relâchés le jour de leur libération. Faute de lieux alternatifs, la plupart avaient dû rester dans les camps, beaucoup étaient psychiquement brisés et tellement à bout sur le plan physique qu’ils étaient devenus intransportables. Quand ils avaient de la chance, ils pouvaient au moins aller s’installer dans les maisons de leurs anciens gardiens. »

Le 24 août, Harrison publia avec d’autres inspecteurs travaillant pour des organisations internationales de défense des droits de homme un rapport qui choqua les esprits. Le rapport Harrison notait :

« Beaucoup de Displaced Persons juives vivent sous surveillance derrière des barbelés, dans des camps de type extrêmement varié, y compris dans certains des camps de concentration à la plus triste réputation, dans des conditions terribles de surpopulation et de manque d’hygiène, plongées dans une inertie totale, sans aucune possibilité, sinon clandestine, de communiquer avec le monde extérieur, et dans l’attente d’un mot pour les aider et les encourager […]. A la fin du mois de juillet, beaucoup de DP juifs n’avaient pour tout vêtement que leur tenue de camp de concentration — un pyjama rayé assez horrible — tandis que d’autres, pour leur plus grand désespoir, étaient forcés de porter des uniformes allemands de SS. […] Dans de nombreux camps, les 2000 calories distribuées étaient €n majorité composées d’un pain noir humide et extrêmement peu appétissant. J’ai l’impression durable que de grandes parties de la population allemande disposent d’une nourriture plus variée et plus savoureuse que les Displaced Persons’’.

Le rapport culminait avec la constatation que les compatriotes de Harrison ne se comportaient à leur égard pas beaucoup mieux que les Allemands :

« Il semble que nous traitions les Juifs exactement comme l’ont fait les nazis à cette unique différence près que nous ne les exterminons pas. Ils sont toujours logés dans des camps de concentration et ne sont plus surveillés par des troupes SS, mais par nos militaires. On est forcé de se demander si les Allemands, quand ils voient cela, ne supposent pas que nous prolongeons la politique nazie, ou qu’en tout cas nous en approuvons le principe ». (p.60-61)

Les expulsés des territoires de l’est et la rencontre les allemands avec eux-mêmes.

Stieg Dagermann avait assisté en 1946 à l’arrivée massive de réfugiés « affamés, déguenillés, regardés de travers .»

« Ils prenaient de l’importance par le simple fait qu’ils arrivaient, qu’ils ne cessaient d’arriver, et qu’ils arrivaient en foule. Ils prenaient peut-être de l’importance non pas malgré leur mutisme mais à cause de celui-ci, car rien de ce qui est exprimé peut paraître aussi chargé de menace que ce qui ne l’est pas. Leur présence était à la fois exécrée et bienvenue : exécrée parce que ces nouveaux arrivants n’apportaient rien d’autre que leur faim et leur soif, bienvenue parce qu’ils alimentaient des soupçons que l’on ne demandait pas mieux que de nourrir, une méfiance que l’on ne demandait pas mieux que d’éprouver et un désespoir auquel on ne demandait pas mieux que d’être en proie.
[…] Il n’est nullement exagéré de soutenir que ces flots jamais taris de réfugiés, qui noyaient la plaine allemande depuis le cours inférieur du Rhin et de l’Elbe jusqu’aux hauts plateaux balayés par le vent de la région de Münich, constituaient l’un des événements majeurs de la politique intérieure sans politique intérieure. La pluie qui recouvrait le fond des caves de la région de la Ruhr de plus de cinquante centimètres d’eau constituait un autre événement de politique intérieure d’importance à peu près égale »

(Stig Dagerman : Automne allemand. p.15-16)

Les Vertriebene, les expulsés. 12 millions d’entre eux s’étaient mis en route vers l’Ouest, allemands de souche ou colons, expulsés des territoires annexées par le Reich et situées à l’Est de l’Europe. Dans la zone d’occupation soviétique, plus tard la RDA, pour des raisons idéologiques, on les appela Umsiedler, les déplacés. Ce qui tendait à effacer le caractère forcé du déplacement. J’y reviendrai dans un texte ultérieur. Anna Seghers y a consacré une nouvelle et Heiner Müller une pièce de théâtre aussitôt interdite le soir de la première. Les expulsés ont formé 1/4 de la population est-allemande et 16,5 % de la population ouest-allemande.
Là, leur accueil n’a pas du tout été ce « miracle d’intégration » dont on s’est gargarisés dans les années 1960 en RFA. « On traitait volontiers et fréquemment les expulsés de ‘‘bandes de tziganes’’, quels qu’aient été la blondeur de leurs cheveux et le bleu de leurs yeux ». Administrativement, on les appelait aussi les Zuzügler, les nouveaux arrivants, de même qu’à l’est l’on pourrait traduire Umsiedler par « réinstallés ».
Ces Zuzügler étaient indésirables dans les villes où on leur opposait un « mur du refus ». La plupart étaient envoyés à la campagne. « Les locaux, que ce soit en Bavière ou dans le Schleswig-Holstein, se défendaient parfois avec une telle virulence contre ces installations qu’il fallait la protection des pistolets-mitrailleurs pour conduire les expulsés aux logements qui leur avaient été attribués.  ». (p.75)

«  Des scènes particulièrement indignes se déroulaient lorsque les paysans pouvaient décider eux-mêmes qui ils étaient disposés à admettre parmi les groupes de réfugiés qui arrivaient. Tout se passait alors comme sur un marché aux esclaves. On choisissait les hommes les plus forts, les femmes les plus belles, et l’on mettait les faibles à l’écart avec des remarques moqueuses. Certains paysans considéraient que les expulsés étaient un substitut des travailleurs forcés et qu’ils leur revenaient de droit; ceux-ci réagissaient avec fureur au projet de faire payer des salaires convenables aux “Polaks”. »

Les associations de Vertriebene formeront jusque dans les années 1970 un vivier réactionnaire voire de menées d’extrême droite à tonalité revancharde. Selon Harald Jähner, cependant. tout aussi réactionnaires qu’aient pu être beaucoup d’expulsés des anciens territoires de l’Est, « ils tinrent dans la société après-guerre un rôle d’agents de la modernisation. » En quelque sorte, de par leur histoire, ils étaient mûrs pour le libéralisme.

« Ils étaient le plus souvent plus prompts que les autochtones à s’adapter aux nouvelles circonstances. En même temps que leurs biens et leur patrie, ils avaient aussi perdu beaucoup d’illusions, ils se comportaient avec plus d’agilité et d’ambition. Deux tiers de ceux qui étaient arrivés à l’époque de manière autonome changèrent de profession après leur déplacement géographique. Prés de 90 % des anciens paysans qui se trouvaient parmi eux durent chercher d’autres secteurs d’emploi — une armée de main d’œuvre qui était prête à travailler dur et sans discussion. La croissance qui suivit la réforme économique de 1948 n’aurait pas été possible sans le travail accompli de manière emphatique par les expulsés. Libérés de toutes les distractions et de tous les liens sociaux de leur ancienne patrie, ils se concentrèrent généralement de manière exclusive sur la construction d’une nouvelle existence par le travail. De plus, beaucoup d’expulsés disposaient d’un haut niveau de formation et de qualification. Ils devinrent ainsi le socle de la moyenne industrie qui se développa dans les régions agricoles arriérées de la Bavière et du Bade Würtemberg »

On a peine à concevoir aujourd’hui la profondeur du clivage qui séparait les Allemands d’autres allemands, à cette époque, affirme l’auteur. Au point que les autorités d’occupation virent poindre « une menace de guerre civile ».

Le retour des hommes défaits

« Ils [les hommes] nous font pitié, nous apparaissent affaiblis, misérables. Le sexe faible. Chez les femmes, une espèce de déception collective couve sous la surface. Le monde nazi dominé par les hommes, glorifiant l’homme fort, vacille – et avec lui le mythe de l’“Homme’’. Dans les guerres d’antan, les hommes pouvaient se prévaloir du privilège de donner la mort et de la recevoir au nom de la patrie. […] A la fin de cette guerre-ci, à côté des nombreuses défaites, il y aura aussi la défaite des hommes en tant que sexe .»

(Une femme à Berlin. Journal 20 avril-22 juin 1945. Folio. Gallimard. p.77)

Le chapitre 5 du livre de Harald Jähner, intitulé « Amour 47 », évoque le « retour des hommes au bout du rouleau » dans un « pays de femmes ». Le retour de guerre et de captivité des soldats allemands fut « un long processus au bout duquel il était fréquent que l’on n’arrive jamais ». Le terme utilisé était celui de Heimkehrer, celui qui est de retour, le rapatrié. On pourrait presque traduire par le revenant au sens d’une apparence humaine qui semble venue d’un autre monde. C’est tout juste si on le fiche pas dehors quand il frappe à la porte avant de remarquer : Tiens mais c’est papa !

« Le Heimkehrer typique était un être lunatique, qui n’éprouvait aucune espèce de reconnaissance. Malade, il restait allongé sur le divan quand il y en avait un et transformait en enfer la vie de ses proches, qui s’étaient si souvent réjouis à l’idée de le revoir. Il souffrait bien entendu, mais il faisait aussi sentir aux siens, à longueur de journée, toute l’ampleur de sa souffrance. Très peu d’entre eux s’étaient attendus à trouver à leur retour un pays aussi transformé par les bombardements et l’occupation. Mais c’était avant tout un pays tombé entre les mains des femmes. Au lieu de se réjouir que leurs épouses aient réussi à faire survivre la famille sans eux, cette idée les rongeait » (p. 117)

Elles avaient appris à dire « je » pendant que leurs maris étaient partis à la guerre où ils avaient été tout sauf des héros.

« Au cours des années de guerre, les femmes avaient découvert qu’on pouvait gérer une grande ville en l’absence des hommes. Elles avaient appris à conduire les tramways, les grues et les pelleteuses, elles avaient taillé des vis filetées et laminé des tôles, elles avaient assuré des parties de l’administration publique et la direction d’entreprises où ce n’étaient toutefois pas elles, mais les travailleurs forcés qui devaient accomplir le travail le plus dur. Elles avaient appris à réparer des vélos, à poser des gouttières, à rétablir des lignes électriques. Elles avaient désenchanté tous les tours de main mystérieux qui, avant la guerre, permettaient aux hommes de maîtriser les emplois qui leur étaient réservés. Et elles s’étaient habituées à prendre elles-mêmes les décisions les plus importantes. Elles avaient affronté les autorités d’évacuation pour pouvoir loger leurs enfants à proximité de certains parents, elles étaient intervenues en cas de problèmes scolaires et avaient réparti les travaux domestiques équitablement entre les enfants. Elles avaient renvoyé dans leurs cordes les Oberscharführer de la Jeunesse hitlérienne, avaient tenté de débarrasser les petits garçons des manies qu’avait installées dans leur tête le discours sur leur statut d’êtres supérieurs. Elles avaient exercé leur autorité et fait preuve de dureté, mais elles avaient aussi, fréquemment, donné à leurs enfants le statut de partenaires avec lesquels elles pouvaient discuter des stratégies de survie, même s’ils étaient encore beaucoup trop jeunes pour cela. »

La place accordée à ces questions, fait partie des meilleurs moments du livre. On y reste encore un peu :

« Sans le père, beaucoup de familles s’étaient soudées en communautés de conjurés dont les membres étaient plus que jamais dépendants les uns des autres. Et cette situation se prolongea dans le chaos durable qui suivit la fin de la guerre. Les femmes profitaient de la mobilité et de l’ingéniosité de leurs enfants, ceux-ci de la clairvoyance de leurs mères. Avec un peu de chance, ces talents se complétaient parfaitement. Les enfants pillaient et volaient à l’étalage, les mères répartissaient leur butin, se renseignaient sur les besoins du voisinage, marchandaient et échangeaient. S’agissant du marché noir, beaucoup d’enfants se montraient plus rusés que leur mère, et il paraissait moins dangereux de les envoyer, eux, plutôt que des adultes, faire leur tournée de larcins. Les foyers pour enfants étaient tellement surpeuplés que, ne fût-ce que pour cette raison, on n’avait pas à craindre une arrestation. Les enfants étaient imbattables pour zigzaguer en courant entre les décombres. La plupart du temps, ils filaient entre les pattes des criminels authentiques auxquels ils faisaient concurrence et ni la police ni les soldats d’occupation ne prenaient réellement garde à eux.
Dans cette zone grise de la morale où beaucoup d’actes autrefois illégaux se justifiaient désormais par les besoins de la simple survie, de nombreuses mères avaient tout de même tenté de transmettre à leurs enfants des normes éthiques susceptibles d’entretenir en eux le sens du bien et du mal. C’était une tache gigantesque que les mères, si l’on considère la situation avec du recul, maîtrisèrent avec brio. Car personne n’aurait prédit, à l’époque, que cette génération d’enfants deviendrait, d’un point de vue statistique, une jeunesse plus travailleuse et plus demandeuse d’ascension sociale que la moyenne (par rapport à la cohorte qui était encore dans ses langes en 1945). C’est l’une des réalisations les plus étonnantes dont puissent se targuer les mères de la guerre et de l’après-guerre. »

Lorsque les maris revinrent, ils voulurent reprendre leur ancien rôle de chef de famille. Mais ils n’en avaient absolument pas les moyens. Ils n’en sont pas moins restés autoritaires et finirent par dénigrer la performance qu’avaient accomplie leurs femmes. Plus problématique encore a été le rapport des pères avec les enfants et particulièrement les fils. « Des enfants qui s’étaient surpassés au cours des mois de l’après-guerre en faisant des provisions et en pratiquant le marché noir ne comprenaient pas pourquoi ils devaient tout à coup se soumettre à un tyran inutile et malade ». Une petite guerre des familles succéda à la grande guerre perdue. C’est le retour dans leur famille des revenants de guerre qui provoqua leur effondrement. C’est là qu’ils comprirent vraiment qu’ils l’avaient perdu. L’Allemagne, un pays de femme ? Pour Harald Jähner, ce que l’on ne cessait pas de répéter est à la fois vrai et « épouvantablement faux ». Et de rappeler les violences faites aux femmes tant dans les zones d’occupation occidentale par les soldats, des travailleurs forcés libérés, criminels errants, vétérans sans domicile que dans la zone d’occupation soviétique par la vague de viols commis par l’Armée rouge. Je traiterai dans un article à part, et à venir, de la question des viols par l’Armée rouge, sujet bien évidemment tabou en RDA, comme tant d’autres.

Il n’y a à proprement parler pas d’heure zéro  qui aurait été un temps T comme le disent les militaires (H zéro, H+1, H++), d’ailleurs à l’origine de cette expression. C’est plutôt comme un « fossé » entre « ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore », comme le suggère Erich Kästner dans son journal à la date du 7 mai 1945. Cet intervalle a toutefois été occupé par les nécessités et stratégies de survie. Mais, même si la table est vide, on ne peut, du passé, faire table rase, comme le prétend l’Internationale.

A suivre…

Publié dans Histoire | Marqué avec , , , , , , , , , , , , , , | Laisser un commentaire

Becht* or not Becht

*Olivier Becht, candidat d’Ensemble en lice face à un candidat RN dans la 5ème circonscription du Haut-Rhin.
J’avais appelé à voter au premier tour pour le Nouveau Front populaire. Le seul enjeu du deuxième tour est de faire en sorte que le RN n’atteigne pas la majorité absolue à l’Assemblée nationale et réduire, autant que possible, le nombre de ses députés. Il s’agit maintenant de faire front démocratique.

Dans les décombres du rempart

« En général, quand une catastrophe privée ou publique s’est écroulée sur nous, si nous examinons, d’après les décombres qui en gisent à terre, de quelle façon elle s’est échafaudée, nous trouvons presque toujours qu’elle a été aveuglément construite par un homme médiocre et obstiné qui avait foi en lui et qui s’admirait. Il y a par le monde beaucoup de ces petites fatalités têtues qui se croient des providences.»
(Victor Hugo : Claude Gueux .1834. Cité par Patrick Boucheron)

Sacré Hugo ! Toujours là quand on a besoin de lui. Voilà celui qui se prenait pour Jupiter habillé pour l’hiver et face aux ruines du barrage qu’il prétend incarner pour la troisième fois.

Le vote mulhousien

Mais commençons par les résultats électoraux à Mulhouse. Dans la ville même, découpée en deux circonscriptions, la gauche arrive en tête avec reespectivement 39 % (Droite : 29 %, RN : 24 %), dans la 5ème, la mienne, et 49 % (RN : 26 % et droite : 18) dans la 6ème. A la faveur du découpage électoral qui consiste depuis longtemps à diluer la gauche mulhousienne dans un environnement de droite voire d’extrême droite, ces résultats s’inversent. Les deux candidates -l’une Génération.s, l’autre LFI -, en tête à Mulhouse passent en troisième position – certes qualifiées pour le second tour – dans les deux circonscriptions. Elles se désistent.

Je resssère dans un premier temps mon propos sur la circonscription qui me concerne directement, Il  me reste donc, pour dimanche prochain, comme candidats d’une part Olivier Becht, ancien ministre du gouvernement d’Élisabeth Borne et d’autre part le candidat d’extrême droite.

Becht or not Becht ?

Je précise d’emblée que ce n’est pas la question pour moi. Bien entendu, je n’hésiterai pas à appuyer sur son nom (A Mulhouse nous avons toujours d’antiques ordinateurs de vote). Mais cela ne répond à aucun automatisme et encore moins à une consigne de vote. Je tiens à donner le sens de mon geste. Car, j’avais déjà, par deux fois, voté pour Emmanuel Macron au deuxième tour des deux dernières élections présidentielles pour constater aussitôt qu’il piétinait mon vote. Plus récemment, dans sa Lettre aux Français, il n’a rien trouvé de mieux que de qualifier mon bulletin de vote d’« immigrationniste », néologisme lepéniste et d’agiter le spectre de la « guerre civile », thème zémourrien.

Alors voter dimanche prochain pour l’un de ses anciens ministres ?

E. Macron n’a pas seulement dissous l’Assemblée nationale, il a aussi dissous la fonction présidentielle, n’ayant jamais été le président de tous les Français. Et au lieu de prendre en compte l’état de misère symbolique dont souffrent nos concitoyens pour y trouver remède, il s’est employé à « souiller », comme l’écrit Patrick Boucheron,

« chaque station de notre histoire nationale {…] par une parole qui en méprise la dignité (à Oradour-sur-Glane, le 10 juin il se déclare ravi de leur avoir balancé une grenade dégoupillée dans les jambes », et c’est sur l’île de Sein qu’il s’en prend, le 18 juin, au programme totalement immigrationniste du Front populaire). Inutile de commenter plus avant : Emmanuel Macron est sorti de l’histoire. Et s’il y entre à nouveau, c’est pour y occuper la place la plus infâme qui soit en République, celle des dirigeants ayant trahi la confiance que le peuple leur a accordée en ouvrant la porte à l’extrême droite – d’abord en parlant comme elle, ensuite en gouvernant comme elle, enfin en lui laissant le pouvoir. »
(Patrick Boucheron : Contre l’extrême droite, sortir de la torpeur, maintenant !)

Avec la dissolution de l’Assemblée nationale, le Président de la République a accepté la cohabitation avec le RN tout en organisant le matraquage du Nouveau Front populaire. Ceci dit, cependant, je n’ai jamais été partisan d’un anti-macronisme primaire parce que je le considère comme un piètre substitut à l’absence d’analyses des forces réelles en présence dans le monde et qui dépassent même les pouvoirs d’un président de la République. Quand bien même ce dernier les accompagnerait sans discernement. En outre, c’est le RN qui profite de cela.

Alors, certes, Olivier Becht s’est présenté sans étiquette, il n’en est pas moins classé Ensemble par le Ministère de l’Intérieur. Dans son Carnet de campagne n°2, il appelait les électeurs de sa circonscription à « refuser le chaos des Extrêmes » avec majuscule et point d’exclamation.

« Livrer la France au chaos des extrêmes de droite et de gauche serait catastrophique surtout à 15 jours des Jeux Olympiques, lorsque le monde entier nous regarde »

Qui donc a dissous l’Assemblée nationale peu avant les Jeux Olympiques ?

Avec sa colistière, qui fut sa suppléante et a été députée Renaissance lorsqu’il a été nommé ministre, il ajoute à ce machiavélisme d’opérette en couleur rouge et bleue sur fond blanc, cette fois à l’encre noire :

« Mais l’on ne peut pas non plus donner un chèque en blanc à M. Macron qui a commis beaucoup d’erreurs ».

Celui qui a été de la même promotion de l’ENA qu’E. Macron se gardera bien de nous dire quelles ont été ces erreurs. Trop nombreuses ?

Je passe rapidement sur la caricature, d’opérette elle aussi, qu’O. Becht fait de ses adversaires notamment de la gauche accusée contre toute évidence de vouloir sortir de l’Otan, de s’exclure de l’Euro et de l’Europe, d’assommer les Français d’impôts « quand les riches auront quitté le pays ». Lui qui se vante d’avoir contribué à l’installation de Microsoft en Alsace (un immense centre de données pour le cloud et l’IA) croit-il encore que la firme californienne paye des impôts ? Mais au-delà de cela, on cherche en vain chez lui comme chez la plupart des candidat.e.s, de droite comme de gauche, l’ombre d’un souci quant aux effets sur les esprits des nouvelles technologies, en particuliers celles de la dite « intelligence » artificielle. Dans sa diatribe contre le Nouveau Front populaire, il n’hésite pas à aller sur le terrain de l’extrême droite affirmant qu’il va ouvrir la porte à « 200 millions de réfugiés climatiques » Et toujours attiser les peurs. Il affirme sans rire que voter pour le RN c’est risquer que « l’extrême gauche mette le feu au pays 10 jours avant les Jeux olympiques ».

Une meilleure tenue des arguments sortis de la basse rhétorique des deux extrêmes n’aurait pas nui à un débat réellement démocratique.

Alors, voter pour lui ? Il ne nous facilite pas la tâche. Et déjà on entend poindre la tentation du vote blanc ou nul. A Mulhouse, le vote nul n’est pas programmé sur les ordinateurs.

Rappel de ce qu’est le RN

Une analyse sérieuse du RN par O. Becht aurait été la bienvenue. Un collectif de plus d’un millier d’historiennes et d’historiens ont contribué récemment à un rappel utile sur ce qu’ils et elles appellent « la plus grande des menaces pour la République et la démocratie » :

« Malgré le changement de façade, le Rassemblement national [RN] reste bien l’héritier du Front national, fondé en 1972 par des nostalgiques de Vichy et de l’Algérie française. Il en a repris le programme, les obsessions et le personnel. Il s’inscrit ainsi dans l’histoire de l’extrême droite française, façonnée par le nationalisme xénophobe et raciste, par l’antisémitisme, la violence et le mépris à l’égard de la démocratie parlementaire. Ne soyons pas dupes des prudences rhétoriques et tactiques grâce auxquelles le RN prépare sa prise du pouvoir. Ce parti ne représente pas la droite conservatrice ou nationale, mais la plus grande des menaces pour la République et la démocratie.
La préférence nationale , rebaptisée priorité nationale, reste le cœur idéologique de son projet. Elle est contraire aux valeurs républicaines d’égalité et de fraternité et sa mise en œuvre obligerait à modifier notre Constitution. Si le RN l’emporte et applique le programme qu’il annonce, la suppression du droit du sol introduira une rupture profonde dans notre conception républicaine de la nationalité puisque des personnes nées en France, qui y vivent depuis toujours, ne seront pas Françaises, et leurs enfants ne le seront pas davantage. […]
Au-delà, le programme du RN comporte une surenchère de mesures sécuritaires et liberticides. Inutile de recourir à un passé lointain pour prendre conscience de la menace. Partout, lorsque l’extrême droite arrive au pouvoir par les urnes, elle s’empresse de mettre au pas la justice, les médias, l’éducation et la recherche. Les gouvernements que Marine Le Pen et Jordan Bardella admirent ouvertement, comme celui de Viktor Orban en Hongrie, nous donnent une idée de leur projet : un populisme autoritaire, où les contre-pouvoirs sont affaiblis, les oppositions muselées, et la liberté de la presse restreinte ».

(Collectif : Nous, historiennes et historiens, ne nous résignons pas à une nouvelle défaite, celle des valeurs qui, depuis 1789, fondent le pacte politique français)

Le petit matelot de l’extrême droite dans ma circonscription veut carrément rétablir des « bureaux de douane » entre la France et l’Allemagne. Plus il y aura de frontières, plus il sera content. Est-ce cela que certains veulent expérimenter ? Le retour au Moyen-Âge ?

L’urgence du moment électoral est d’empêcher que le RN ne parvienne à la majorité absolue et de réduire le plus possible le nombre de ses élus. C’est le seul vrai danger aujourd’hui, il n’y a pas d’autre priorité. C’est pourquoi, bien que je ne sache pas ce qu’il fera de mon apport, ni quelle sera son positionnement futur, j’appuierai sur le bouton Olivier Becht.

Sauver l’honneur du Haut-Rhin

Je le ferai aussi pour contribuer à sauver l’honneur du Haut-Rhin s’il se confirmait que ses électrices et électeurs s’apprêtent à voter majoritairement pour les représentants d’un parti fondé entre autrespar d’anciens Waffen SS et qui n’a pas démontré qu’il avait rompu avec cette tradition. Ils en sont même fiers. A preuve, le candidat RN arrivé en tête de la première circonscription du Haut-Rhin (Colmar), un profeseur d’anglais bon chic bon genre, Laurent Gnaedig. a affirmé lors d’un débat mercredi soir sur BFM Alsace  que les propos de Jean-Marie Le Pen – prononcés en 1987 et réitérés par la suite – sur les chambres à gaz nazies comme « point de détail de l’histoire » étaient «une erreur de communication« et qu’il ne pensait pas que c’était « une remarque antisémite ». C’était juste un mauvais choix de mot. Il est relancé par un  journaliste présent en plateau : « La justice a tranché sur ce point-là et donc, vous dites que ce n’est pas antisémite ? » Réplique de M. Gnaedig : « Moi j’ai encore des doutes actuellement…». Ce n’est pas un dérapage. Il dit cela très tranquillement. Et ce n’était pas sa première sortie du genre. Dans un autre débat au soir du premier tour, il répondait à une question d’un candidat LR qui lui demandait si en supprimant le droit du sol, le RN allait renvoyer sa nièce, il répondait :   « la préfecture s’occupera de son cas, ne vous inquiétez pas ».

Les RN se lâchent déjà avant même d’avoir gagné. Qu’est-ce que ce sera après ?

Voter pour

Il ne suffira pas de ne pas voter pour le ou la candidat.e du RN. Il faudra apporter sa voix à celui ou celle qui est suceptible d’empêcher son élection. C’est une question de responsabilité démocratique, même si ce n’est pas facile.

Dans son tract du deuxième tour, Olivier Becht atténue quelque peu la fallacieuse rhétorique des deux extrêmes sans l’abandonner pour autant afin de concentrer le thème du chaos sur l’extrême droite. Il sait que « rien n’est gagné » mais cherche plutôt des voix de droite sans se soucier d’en accueillir de gauche. La tolérance zéro qu’il prône ne s’applique plus qu’aux voyous alors qu’auparavant il fourrait dans le même sac « les délinquants, les trafiquants, les cambrioleurs, radicaux et terroristes ».  Tout en continuant à s’opposer à la taxation des fortunes, il dit vouloir construire autre chose. Nous serons au moins d’accord sur ce dernier point à défaut de l’être sur son contenu.

Un maire « qui ne comprend pas »

« Les habitants de ma commune ont pour la plupart de hauts revenus, il n’y a aucun problème de sécurité et le village est doté de tous les équipements, je ne comprends pas ce vote RN ».

C’est ce qu’affirmait le maire anonyme d’une petite commune non nommée  dans le journal L’Alsace. Il serait temps que la gauche lui apporte une réponse au-delà de l’explication simpliste d’un clivage ville / campagne. Ce cas précis concerne celles et ceux qui, travaillant dans la ville centre, habitent les villages dortoirs environnants. Il y a de l’urbain dans le rural. Ils/elles ne connaissent l’insécurité que par les médias de Bolloré. Et, à la campagne, l’urbain se sent seul, en manque de relations sociales. Le monde a changé et change sans cesse et à une vitesse folle, ce qui trouble fortement les esprits qui se mettent en quête de boucs émissaires. La seule révolution que les pseudo-révolutionnaires ignorent, c’est la révolution technologique.

Au degré zéro de la pensée

Plus généralement, la gauche n’a pas fait entendre de musique du désir dans la cacophonie pulsionnelle suscitée par le populisme industriel de la « télé-cratie ». Celle-ci, exploitant les pulsions, détruit le désir et par là même ce qu’Aristote appelait la philia qui est ce qui lie les habitants d’une cité, façonne leur vivre-ensemble. Le populisme industriel est ce qui réduit les temps de conscience à des « temps de cerveaux disponibles ».

Nous avons rarement assisté à une élection aussi télé-guidée construisant notamment la pure fiction d’un duel Bardella – Mélenchon qui n’avait aucune réalité mais alimentait les phantasmes pulsionnels des foules. On ne peut que regretter que Mélenchon se soit si complaisamment prêté au jeu. Son apparition éclair au soir du premier tour, en porte-parole de lui-même, m’est apparu comme l’expression d’un égocentrisme indécent. Il n’était pas le représentant des candidats et élus du Nouveau Front populaire pour qui j’avais voté. La prise de parole de leur représentante, Marine Tondelier, était déjà enregistrée mais a été ignorée des médias à son profit.

Dans son livre La télécratie contre la démocratie / Lettre ouverte aux représentants politiques, paru en 2006, il y aura bientôt vingt ans, à la veille de l’élection présidentielle de 2007qui opposa N. Sarkozy à S. Royale, Bernard Stiegler diagnostiquait que nous en étions arrivés au « degré zéro de la pensée ». Il reprenait l’expression du procureur Jean-Claude Martin à propos des assassins (appelés le « gang des barbares ») d’Ilan Halimi. Il appelait, notamment Ségolène Royal, qui prônait un désir d’avenir, à donner un coup d’arrêt à la dérive du « populisme télécratique ». Il notait que « lorsque le désir ne lie plus les pulsions à travers les structures sociales capables de les transformer en sublimation, c’est-à-dire en inventions sociales (artistiques, scientifiques, politiques, techniques, etc.), les pulsions se déchaînent et ruinent la société. »

Je propose à votre réflexion l’extrait ci-dessous du livre de B. Stiegler, sachant bien entendu que l’auteur n’en est pas resté là dans ses analyses mais il ne me parait pas inutile d’en revenir à ces débuts. Il y parlait de la télé-cratie, ajoutant le tiret pour signifier qu’il n’en parlait pas seulement comme de la radio-télévision – le Berlusconi d’hier s’appelle aujourd’hui Bolloré – mais de ses extensions déjà en route à l’époque où ne culminaient cependant pas encore les réseaux (a)sociaux, alimentés, aujourd’hui, par l’IA et particulièrement manipulés par l’extrême droite . Peut-on parler d‘algo-cratie ?

« Le populisme en général, c’est ce qui met la régression, la grégarité et la xénophobie au cœur de l’action politique, en flattant dans « le peuple » ce qui, dans le collectif, tend à tirer les individus vers des comportements de masses, et en vue de faire des pulsions qui caractérisent les foules une arme de pouvoir.
Le populisme industriel, c’est ce qui utilise le pouvoir des médias de masse, et en particulier des médias audiovisuels, pour soutirer une plus-value financière des pulsions que ces médias permettent de provoquer et de manipuler, et singulièrement, dans le cas de la télévision, ce que l’on appelle la « pulsion scopique ».
La politique pulsionnelle, qui est le règne de la misère politique, c’est ce qui consiste à faire du populisme industriel, et sans vergogne, une occasion de démultiplier les effets du populisme politique.
Le populisme industriel, dont l’apparition tient à des causes très précises, conduit à ce que, à propos de la façon dont Silvio Berlusconi a conquis le pouvoir en Italie (après avoir échoué à imposer la Cinq aux Français, malgré le soutien de François Mitterrand), on a appelé, et d’un très vilain mot, la « télécratie ».
Cette télé-cratie, au cours de la dernière décennie, s’est imposée dans d’innombrables démo-craties industrielles, bien au-delà de Berlusconi. Et elle les ronge de l’intérieur : elle les détruit. C’est elle qui, à travers ce que j’ai analysé ailleurs comme une misère symbolique, engendre nombre des maux dont les apprentis sorciers font leurs principaux arguments de campagne – et il s’agit de maux à la fois comme ce qui cause la souffrance du désir, et comme ce qui permet de manipuler cette souffrance, c’est-à-dire de la leurrer (de lui donner l’espoir illusoire de l’apaiser), au risque de l’exaspérer encore plus, et d’engendrer ainsi, à la longue, des comportements littéralement furieux.
Il est grand temps qu’un vaste mouvement social, pacifique, mais résolu, s’oppose à cette télécratie, qui détruit l’espace politique même, et qui emporte irrésistiblement les hommes et les femmes politiques de France et d’ailleurs vers des formes de populisme variées, mais toutes plus dangereuses les unes que les autres. C’est pourquoi, s’il y aura, en 2007, ce qui sera voté, qui sera un fait, et qu’il faudra accepter – comme le résultat de ce que la démocratie française est devenue – il faudrait aussi, et sans tarder, pour redonner sans attendre des couleurs à la vie démocratique, et au-delà de la misère politique télécratique, qu’un mouvement social ouvre une nouvelle perspective, non pas contre ce vote, mais face à ce vote. Ce mouvement du renouveau devrait précéder, accompagner et dépasser ce vote – et commencer à déplacer la question politique vers un autre terrain que celui du marketing politique. »

(Bernard Stiegler : La télécratie contre la démocratie / Lettre ouverte aux représentants politiques. Flammarion 2006. p.19-20)

Agir pour la suite non pas contre le résultat du vote mais face à lui. Tout ce qui est simplement anti est voué à l’échec. Ce qu’il faut c’est commencer à construire une véritable bifurcation. Il n’y a pas d’alternative à cela. Ce n’est pas la fin de l’histoire.

Pour faire front poétique

La gauche n’a pas besoin de grandes gueules, de coups d’éclats qui ne servent qu’à alimenter la scène médiatique. Elle n’a nul besoin d’un matamor mais d’un renouvellement de la pensée, d’une pensée conçue comme thérapeutique, une pansée. Elle devrait aussi écouter l’avertissement de Patrick Chamoiseau. L’écrivain martiniquais, s’il approuve les mesures économiques et sociales du Nouveau Front populaire, « capables d’oxygéner une justice sociale », note cependant que ce serait

« une folie »

que d’

« organiser la lutte de fond contre l’extrême droite autour de cette seule dimension matérielle ».

Il précise :

« Le capitalisme protéiforme a réduit l’humain à son pouvoir d’achat. Partis, syndicats, comités, médias libres, instances de médiations ou de service public, ont été dégradés. La chaîne d’autorité vertueuse qui animait les vieux tissus sociaux (depuis les institutions jusqu’au cadre familial) s’est vue invalidée sous les priorités du Marché. Le travail, autrefois source d’accomplissement individuel par un arc-en-ciel d’activités, a été réduit à un « emploi » monolithique, besogne maintenant précaire, dépourvue de signifiances, qui avale sans ouvrage les exaltations de la vie. Dès lors, cet affaiblissement de l’imaginaire (noué aux précarités existentielles) abîme les individuations en individualismes. Il entretient une peur constante de la déchéance sociale. Il cherche des boucs émissaires, et nourrit des réflexes du rejet de l’Autre, du repli sur soi, de crispations inamicales dessous les vents du globe, avec des hystéries racistes, sexistes, antisémites ou islamophobes, habitant de grands désirs devenus tristes… A cela s’ajoute une raréfaction de la rencontre avec de puissantes stimulations culturelles qui ne relèveraient pas de la simple consommation. Ces involutions néo-libérales génèrent un obscurantisme diffus, sans rêves, sans combats, sans idéaux. Les prépotences moyenâgeuses, les trumpismes démocratiques et les boursouflures de l’extrême droite, y fleurissent. Ce maelstrom hallucinant ne saurait se conjurer sur le long terme par des mesures d’économistes, ni être minoré face aux immanences écologiques. »

(Patrick Chamoiseau : Pour faire front poétique. Texte initialement paru dans Libération, le 21 juin 2024, reproduit sur le site des Humanités avec l’aimable autorisation de l’auteur)

Publié dans Commentaire d'actualité | Marqué avec , , , , , , , , , , , , , , | Un commentaire

Dimanche prochain, pour le Nouveau Front populaire

Mes remerciements à Martin Wilhelm pour la photo

Le 30 juin 2024, votons :

Nouveau Front populaire,
« quoi qu’il en coûte » !

Il faut le faire dès le premier tour, afin de donner le plus de chances possibles à la gauche d’être présente au second tour, ce qui simplifiera le choix à ce moment là. Pour cela, oublions les candidat.e.s futiles dans ce contexte particulier. Ils ou elles ignorent la réalité du danger qui nous menace. Leur seule fonction est de fragmenter l’électorat.

Ce n’est pas l’heure de faire le délicat, comme l’écrivait Aragon dans son poème « La Rose et le Réséda » :

« Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles
Au cœur du commun combat »

(Extrait du poème de Louis Aragon : La Rose et le Réséda. À découvrir sur le site poésie française)

Je vous invite à l’écouter ci-dessous, mis en musique par Daniel Muringer que je remercie :

Il ne suffit pas de se mobiliser contre l’extrême droite et ses ciottises. Il faut aussi réfléchir aux conditions qui ont mené à l’extrême-droitisation de la vie politique de notre pays, Et, pour ouvrir une perspective, s’engager pour le Nouveau Front populaire. Sans chèque en blanc.

Rien de ce qui arrivera n’adviendra malgré nous. Personne ne pourra dire qu’il ne savait pas.

La réussite du Nouveau Front populaire dépendra de notre participation active aujourd’hui, demain et bien au-delà. Elle seule permettra de contrer les stratégies délibérées de désorientation, de brouillage, d’étouffer les germes de division, de surmonter les mesquineries, les âneries, les dogmatismes, les « querelles » dont parle Aragon. Cela ne veut pas dire taire les différends mais s’engager dans un projet qui les dépasse. Et qui permettra d’inventer la suite

Ce n’est pas gagné !

Ne nous laissons pas enfermer dans des débats de calculs budgétaires qui nous cantonnent dans les logiques financières comptables dont il faut précisément sortir. Le « quoi qu’il en coûte » de la pandémie n’a-t-il pas généreusement gonflé les superprofits des grandes entreprises ? Superprofits ? Mais ça n’existe pas, nous avait-on répondu alors, sans même faire tourner les calculateurs de Bercy.

Il importe moins de connaître le nom de celui ou celle qui sera le premier ou la première ministre avant même que les élections ne soient remportées que de savoir qu’elle politique sera menée. Contiendra-t-elle l’amorce d’une bifurcation vers une politique de soins face à la dimension toxique et diabolique ( = qui désunit, divise, détruit) des disruptions technologiques en cours et ses effets sur la prolétarisation du travail ? Là, il faut encore pousser fortement à la roue. De même pour veiller à ce que cette politique articule les Trois écologies dont parlait Félix Guattari, à la fois environnementale, sociale et psychique.

Il y aura à vérifier qui pratiquera un « art politique véritable » faisant passer le bien commun avant le bien particulier comme le demandait Platon, déjà au quatrième siècle avant J.C. et à l’épreuve de philo du bac en 2024 ? :

« l’art politique véritable doit prendre soin, non du bien particulier, mais du bien général – car le bien général rassemble, tandis que le bien particulier déchire les sociétés ; et le bien commun tout autant que le bien particulier gagnent même tous les deux à ce que le premier plutôt que le second soit assuré de façon convenable. »

(PLATON, Les lois IX. Extrait du texte proposé en commentaire de texte à l’épreuve de philosophie du baccalauréat technologique en 2024).

Un peu de nouvelles Lumières dans ce « nouvel âge de ténèbres » !

Publié dans Commentaire d'actualité | Marqué avec , , | 2 commentaires

Retour sur la « Pharmacologie du Front national » de B. Stiegler

Il y a un peu plus de dix ans maintenant, le philosophe Bernard Stiegler, nous avertissait de l’arrivée possible de ce que nous vivons aujourd’hui, après les élections européennes de 2024 et la décision présidentielle de dissolution de l’Assemblée nationale ouvrant la porte à une majorité parlementaire de droite extrême et d’extrême droite réunies.  Dans son livre Pharmacologie du Front national, devenu entre temps Rassemblement national, publié en 2013, il écrivait :

« Faute d’une pharmacologie positive raisonnée, revendiquée et largement explicitée, luttant contre la pharmacologie négative qui, à l’époque de la mondialisation néoconservatrice, est devenue diabolique au sens strict (au sens de la diabolè grecque), c’est-à-dire atomisant et désintégrant toutes les organisations sociales, et donc toutes les formes d’attention et de soin, l’exploitation de la logique du pharmakos et la persécution sacrificielle des boucs émissaires se poursuivra, et elle finira par porter au pouvoir les droites extrémisées et rassemblées ».

Le diabolique en grec est ce qui délie, désunit. Son contraire est le symbolique, ce qui réunit. Je vous invite à (re)lire le paragraphe 7 du chapitre 1 de ce livre, paragraphe dans lequel Bernard Stiegler met en relation la montée de l’extrême-droite avec la crise de l’esprit et la marchandisation de ses productions, en Europe et plus généralement en Occident comme Paul Valéry l’avait déjà diagnostiqué dès le lendemain de la Première guerre mondiale. Elle est encore plus vraie avec l’automatisation des esprits dans le capitalisme digital qui nécessiterait une véritable politique des technologies de l’esprit.

« 

7. Pharmacologie du Front national dans une guerre de trente ans

Le Front national a été créé […] en 1972, c’est-à-dire au moment où s’annonçaient à la fois les premiers symptômes de la toxicité systémique du modèle consumériste (alors mise en évidence par le rapport Meadows) et la fin de la suprématie occidentale (notamment avec la nouvelle politique de l’OPEP, qui ouvre la première grave crise énergétique du modèle industriel).
Le processus d’expansion territoriale constante qui avait caractérisé l’histoire de l’Occident rencontrait alors ses limites1, et avec lui prenait fin le contrôle occidental total sur l’exploitation des ressources naturelles – ce qui conduira à ce slogan massivement télédiffusé à partir de 1974 sur les chaînes de radio et de télévision françaises, et rétrospectivement pathétique :

En France, on n’a pas de pétrole, mais on a des idées.

Énoncé pathétique s’il est vrai qu’avec cette formule auront peut-être commencé et le règne de la « communication politique » (c’est-à-dire le marketing politique qui, en 1973, conduira Giscard d’Estaing en campagne à jouer de l’accordéon à la télévision) et la fin du règne des idées en France.

Le Front national, qui aura ainsi émergé au moment où s’annonçait le déclin du modèle industriel occidental, sinon de l’Occident lui-même, fait sa première « percée politique » en 1982 au cours d’élections cantonales, puis confirme sa présence aux élections municipales de 1983, et s’installe définitivement dans le paysage politique avec les élections européennes de 1984.

La fin de la suprématie occidentale planétaire rendue possible par le contrôle des matières premières et le monopole des savoirs et des technologies est ce que la Révolution conservatrice2 tentera de contourner par une financiarisation structurellement spéculative, c’est-à-dire séparant complètement le capital des moyens de production et de l’entrepreneuriat. Il faudra attendre 2008 pour que le monde – à l’épreuve du réel révélant que ce système reposait sur la création et la dissimulation structurelle (notamment par l’exploitation des automates et robots financiers 3) d’insolvabilités, anéantissant ainsi les conditions du crédit, tout aussi bien que de la croyance dans un avenir à long terme, condition de tout crédit– découvre combien aura été calamiteuse cette politique que Deleuze vit venir dès 19904: faisant de la désindustrialisation des pays historiques son principe de départ, ce qui sera le premier facteur d’adhésion du monde du travail aux « idées » du Front national, elle aura conduit à la ruine du système économique planétaire.

Les destructions qui auront provoqué cette déconfiture mondiale auront duré plus de trente ans – trente ans d’une guerre économique totale qui aura aussi été menée sur le front psycho-idéologique comme jamais auparavant, et par ce qui aura caractérisé cette époque : la constitution d’un psychopouvoir mondial d’une extrême agressivité et d’une extrême habileté.

Au cours de cette véritable guerre faite à la pensée, aucune des conséquences de l’évolution géoéconomique ultralibérale – catastrophique en particulier pour l’Occident – n’aura été prévue par les penseurs officiels enrôlés dans cette idéologie5 : ils prétendront sans cesse et quasi unanimement que le nouvel état de fait appelé « mondialisation » ne comporte aucun danger pour les pays industriels historiques d’Europe et d’Amérique parce que ceux-ci gardent le pouvoir de forger les « concepts » (par la recherche, le développement, le design et le marketing) tout en déléguant leurs réalisations matérielles aux anciennes colonies6– Nike et Apple étant les exemples typiques de ces nouvelles logiques « managériales ».

En 1919, Paul Valéry, presque un siècle avant nous, soutient cependant déjà tout le contraire7 : il anticipe le renversement du cours historique par où l’Europe puis sa projection américaine avaient installé leur domination. Il considère tout d’abord sur un planisphère la place de l’Europe dans le monde et les conditions de sa domination :

La petite région européenne figure en tête de la classification, depuis des siècles. Malgré sa faible étendue – et quoique la richesse du sol n’y soit pas extraordinaire –, elle domine le tableau. Par quel miracle ? Certainement le miracle doit résider dans la qualité de sa population. Cette qualité doit compenser le nombre moindre des hommes, le nombre moindre des milles carrés, le nombre moindre des tonnes de minerai, qui sont assignées à l’Europe8

La « qualité » de sa population n’est évidemment pas la supériorité des « races » européennes : il s’agit de ce qui a fait de l’Europe un haut lieu de la « vie de l’esprit » et de la valeur esprit, de la vie des idées et de leur circulation par la culture et l’acculturation de ses habitants, c’est-à-dire de la formation de leur attention – dont cette « conquête historique » qu’est pour Kant l’Aufklärung faisant son principe de l’accès des peuples à la majorité est l’un des derniers moments.

Mettez dans l’un des plateaux d’une balance l’empire des Indes ; dans l’autre, le Royaume-Uni. Regardez : Le plateau chargé du poids du plus petit penche9 !

Or cela ne durera pas :

Voilà une rupture d’équilibre bien extraordinaire. Mais ses conséquences sont plus extraordinaires encore : elles vont nous faire prévoir un changement progressif en sens inverse10

Et Valéry présente ici ce qu’il nomme son « théorème fondamental » :

L’inégalité si longtemps observée au bénéfice de l’Europe devait par ses propres effets se changer progressivement en inégalité de sens contraire. C’est là ce que je désignais sous le nom ambitieux de théorème fondamental11.

Ce théorème fondamental qui anticipe un dépérissement de la situation privilégiée de l’Europe résulte d’une transformation des idées en valeurs d’échange :

Une fois née, une fois éprouvée et récompensée par ses applications matérielles, notre science devenue moyen de puissance, moyen de domination concrète, excitant de la richesse, appareils d’exploitation du capital planétaire, cesse d’être une « fin en soi » et une activité artistique.

Le savoir devient une denrée qui

se préparera sous des formes de plus en plus maniables ou comestibles ; elle se distribuera à une clientèle de plus en plus nombreuse ; elle deviendra une chose du Commerce, chose enfin qui s’imite et se produit un peu partout.
Résultat : l’inégalité qui existait entre les régions du monde au point de vue des arts mécaniques, des sciences appliquées, des moyens scientifiques de la guerre de la paix – inégalité sur laquelle se fondait la prédominance européenne – tend à disparaître graduellement…
Et donc, la balance qui penchait d’un autre côté, quoique nous paraissions plus léger, commence à nous faire doucement remonter – comme si nous avions sottement fait passer dans l’autre plateau le mystérieux appoint qui était avec nous. Nous avons étourdiment rendu les forces proportionnelles aux masses12 !

À quoi cela pourra-t-il aboutir ? C’est là une question de « physique intellectuelle » :

Essayer de prévoir les conséquences de cette diffusion, rechercher si elle doit ou non amener nécessairement une dégradation, ce serait aborder un problème délicieusement compliqué de physique intellectuelle.

Cette question n’est évidemment pas purement spéculative : elle consiste à examiner quelles alternatives s’ouvrent dans un tel devenir, qui est celui de ce que déjà Valéry définit comme une « crise de l’esprit » (tel est le titre du texte d’où sont extraites ces citations) :

Le phénomène de la mise en exploitation du globe, le phénomène de l’égalisation des techniques et le phénomène démocratique, qui font prévoir une diminutio capitis de l’Europe, doivent-ils être pris comme décision absolue du destin ? Ou avons-nous quelque liberté contre cette menaçante conjuration des choses13?

Il est étonnant de penser que cette analyse, qui est des plus célèbres, et qui a été évidemment lue par tant des économistes, politistes et défenseurs de la « mondialisation » français et européens, ne les ait jamais conduits à la prendre au sérieux : à prendre au sérieux cette menace non pas contre l’Europe, ou contre les « valeurs européennes », mais contre la valeur esprit, partout dans le monde, par une mutation et une dégradation des « valeurs européennes » et du devenir de l’Europe elle-même (et de l’Amérique qu’elle aura projetée hors d’elle-même), tout autant qu’une exportation de ces « valeurs » dévaluées, et constituant ainsi elles-mêmes une menace contre l’attention sous ses formes les plus subtiles. Or une telle mutation est ce que cet esprit lui-même rend possible en tant qu’il est pharmacologique14, et tel qu’il nécessite donc une thérapeutique. Confirmant ces analyses, au cours des années 1980-2000 – tandis que les idéologues de la mondialisation néoconservatrice feront prendre leurs vessies pour des lanternes –, le capitalisme chinois constituera l’un des plus « sauvages » de notre époque. Mais il se développera sous le contrôle d’un parti « communiste » conduisant une politique à long terme à l’écart des illusions spéculatives et du désinvestissement structurel induits par Londres, Wall Street et Francfort.

Prolongeant les réflexions de Valéry dans le cadre des industries du silicium, du software, du dataware, des metadata, du cloud computing, du social engineering, du human computing, de la global education, du capitalisme linguistique, etc. (ce que Valéry n’aura pas connu), et tout cela dans le contexte asiatique, qui est de toute évidence le nouveau pôle du monde industriel en cours de constitution, la question se pose désormais de savoir à partir de quand la Chine prendra la place de la Californie dans la conception et l’exploitation des technologies numériques.

Les dégâts majeurs provoqués en Occident et d’abord contre lui par la Révolution conservatrice qui sera pour Jean-Marie Le Pen un modèle, mais aussi provoqués dans le monde entier pour l’humanité tout entière, ces dégâts, qui paraissent irréversibles, sont l’origine de la montée en France des « idées » du Front national (et ailleurs, par exemple en Hongrie, les « idées » d’autres mouvements semblables progressent tout autant) : le Front national en dénoncera et en exploitera méthodiquement les effets les plus douloureux tout en soutenant l’idéologie ultralibérale qui est à l’origine de cette douleur.

Ce discours duplice est typique de l’idéologie en général qui dissimule les causes en les cachant derrière leurs effets, qu’elle fait passer eux-mêmes pour les causes. La désindustrialisation et l’immigration clandestine sont requises par l’ultralibéralisme, cependant que cette idéologie fait de l’immigration la cause du chômage, et du coût trop élevé du travail la cause de la désindustrialisation. La logique du bouc émissaire mise en œuvre par le Front national aura donc été fonctionnellement indispensable, comme inversion de causalité, à l’expansion des idées ultralibérales en France – et à leur fonctionnement comme idéologie. C’est pourquoi le devenir extrême de la droite classique n’est pas un simple accident de parcours ou un avatar des « calculs politiciens ».

La Révolution conservatrice aura déchaîné la dimension toxique et empoisonnante du pharmakon industriel en bloquant toutes ses possibilités thérapeutiques, et le Front national aura extrémisé son idéologie en faisant du pharmakos la cause de tous les maux. Le pharmakos est la troisième dimension de la pharmacologie qui définit la situation humaine en général en tant que vie technique – les deux premières étant le pharmakon comme remède et le pharmakon comme poison.
Faute d’une pharmacologie positive raisonnée, revendiquée et largement explicitée, luttant contre la pharmacologie négative qui, à l’époque de la mondialisation néoconservatrice, est devenue diabolique au sens strict (au sens de la diabolè grecque), c’est-à-dire atomisant et désintégrant toutes les organisations sociales, et donc toutes les formes d’attention et de soin, l’exploitation de la logique du pharmakoset la persécution sacrificielle des boucs émissaires se poursuivra, et elle finira par porter au pouvoir les droites extrémisées et rassemblées.

»

(Bernard Stiegler : Pharmacologie du Front national. Chapitre I p§7. Flammarion. 2013)

1Question thématisée par Carl Schmitt et revisitée récemment par Peter Szendy dansKant chez les extraterrestres. Philosofictions cosmopolitiques, Minuit, 2011, qui commence par une analyse des discours de Ronald Reagan et Al Gore sur la « guerre des étoiles ».
2) Théorisée à l’université de Chicago par Milton Friedman et concrétisée au moment où l’union de la gauche arrive au pouvoir en France par Margaret Thatcher et Ronald Reagan.
3)Sur ce sujet, cf. Nicolas Auray, Ulrich Beck, Laurence Fontaine, Michel Guérin, Hidetaka Ishida, Jean-Philippe Mague, Alain Mille, Valérie Peugeot, Bernard Stiegler, Bernard Umbrecht et Patrick Viveret, Confiance, croyance et crédit dans les mondes industriels, FYP Éditions, 2012.
4) Pourparlers (1972-1990), Minuit, 2003, et mes commentaires infra, p. 212, et dans De la misère symbolique, Flammarion, 2013, p. 19 et 34.
5) C’est ce qu’Ignacio Ramonet appellera la « pensée unique », dont Viviane Forrester analysera, dans L’Horreur économique, Fayard, 1996, des éléments de causalité – cf.infra, p. 171.
6) Ce qui est une illusion où l’idéologie, ignorant les liens étroits entre appareil productif et savoir scientifique décrits par Marx en 1857, conduit ceux qui la promeuvent à se leurrer sur leur propre pouvoir.
7) Cf. Paul Valéry, La Crise de l’esprit deuxième lettre, dans Œuvres complètes, tome I, Éditions de la Pléiade, 1980, p. 914 et suivantes.
8) Ibid, p. 996.
9) Ibid
10) Ibid
11) Ibid,p.997
12) Ibid,p.998
13) Ibid,p.1000
14) Cf. Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue, Flammarion, 2010, p. 25 et suivantes.>

Dans son livre conçu comme un instrument de lutte contre la bêtise, et d’abord celle propre à chacun de nous, lutte constituant une expérience à l’origine d’un savoir, Bernard Stiegler nous invitait à ne pas succomber nous-même à une inversion de causalité, qui est le propre de l’idéologie, en faisant à notre tour des électeurs de l’extrême-droite des boucs émissaires d’une situation politique dékétère.  Si le philosophe note que la fonction du FN puis du RN est d’installer l’idéologie ultralibérale, il est une dimension particulière sur laquelle il conviendrait de mettre l’accent : l’occultation de la question du travail.

La question du travail

La mise en avant des revendications identitaires et sécuritaires a aussi pour fonction de jeter aux oubliettes la question du travail, qu’il ne faut pas confondre avec l’emploi,  comme le notent Anne Alombert et Gaël Giraud  :

« Entre sa réduction obsolète à l’emploi salarié, « rationalisé » et prolétarisé, et son éviction au profit du capital financier, et aux dépens des ouvriers et des enfants de Chine ou du Bangladesh, la question du travail est ainsi restée en suspens dans la pensée politique de droite comme de gauche, pendant que l’extrême droite achevait sa forclusion derrière des revendications identitaires et autoritaires. Néanmoins, si mal pensée soit-elle, cette question du travail demeure la question fondamentale : tous les entrepreneurs du monde réel, petits ou grands, savent bien que le travail n’est pas une marchandise, qu’une entreprise n’est pas un réseau neuronal, que l’interprétation, l’inventivité, l’engagement et la coopération sont l’une des clefs de la réussite économique… »

(Anne Alombert / Gaël Giraud : Le capital que je ne suis pas. Fayard. p.112)

Publié dans Commentaire d'actualité | Marqué avec , , , , , , | Un commentaire

André Umbrecht (1923–1993), mon père, déserteur de la Wehrmacht

A mes enfants et petits-enfants

De la Wehrmacht à la Marine nationale, les deux photographies illustrent l’itinéraire singulier de mon père pendant la Seconde guerre mondiale.

Parmi les incorporés de force d’Alsace-Moselle, ceux que l’on appelle communément les « malgré-nous », il y a eu les réfractaires, ceux, une minorité, qui ont fait le choix de la désertion de l’armée allemande. Parmi ces derniers, certains ont opté pour le combat contre le nazisme avec les résistants. Les risques d’une désertion étaient considérables, non seulement pour soi-même, elle menait à la condamnation à mort, mais aussi pour sa famille menacée de la spoliation de ses biens. Certains ont réussi, mon père était de ceux-là, d’autres non.

André Umbrecht est né le 9 juin 1923 à Mulhouse. Il y a 101 années, jour pour jour.

Il est de nationalité française, né d’un père devenu français, alors que l’Alsace était redevenue française. Ses parents, mes grands parents paternels étaient nés allemands, l’Alsace ayant été annexée après la guerre de 1870. Mon aïeul est devenu français en 1918 par le retour de l’Alsace à la France et le Traité de Versailles. On lira ci-dessous un extrait du certificat de nationalité de l’un de mes oncles évoquant le cadre juridique de la nationalité de mon grand-père.

Mes grands parents paternels ne parlaient guère le français mais le dialecte alémanique.

Mon père également dialectophone suivra une scolarité primaire entière en français à l’Ecole centrale de Mulhouse (rue de Lorraine). Ce ne sera pas le cas de ma mère, plus jeune. Née en 1929, elle suivra en partie une scolarité allemande.

En 1937, à 14 ans, il obtient, selon l’intitulé du document dans ses archives, son « Certificat de libération définitive de scolarité » (Certificat d’études primaires) avec un 9/10 en musique et chant ainsi qu’en éducation physique, 8/10 en lecture et récitation, en calcul et en histoire de France, 7/10 en composition (rédaction), en écriture, sciences physiques et naturelles, un 6/10 en grammaire et orthographe, en géographie et en dessin. En allemand, il atteint tout juste la moyenne : 5/10.
Il entrera ensuite comme apprenti puis employé de bureau à la Corporation des métaux et transports de Mulhouse, une caisse d’assurances accidents (Büroangestellter in Metall-u.Transportberuf-genossenschaft Mülhausen).

Occupation de l’Alsace

Les troupes allemandes avaient franchi le Rhin, le 15 juin 1940, et rapidement occupé l’Alsace. Trois jours plus tard, une section de la Wehrmacht prend possession de la ville de Mulhouse. La croix gammée est hissée sur l’Hôtel de ville. Très vite se déploie une politique d’intégration au troisième Reich et de nazification. La population est soumise à un réseau dense d’institutions de surveillance et de contrôle du parti nazi, le NSDAP. Tout ce qui rappelle la France est effacé, les bibliothèques épurées de leurs ouvrages dans la langue de Molière, le français interdit. Les noms et prénoms germanisés.

C’est ainsi que dans son Arbeitsbuch (Livret de travail), il ne se prénommera plus André mais Andreas.

Incorporé de force au Reichsarbeitsdienst puis à la Wehrmacht

A 18 ans, en avril 1942, il est incorporé de force d’abord dans le Reichsarbeitsdienst, une organisation paramilitaire de préparation à la discipline, à l’endoctrinement et à la guerre, puis, en octobre, de la même année dans la Wehrmacht, l’armée allemande. Il est intégré dans un bataillon d’infanterie, le 15 octobre 1942. La troupe prend la direction de l’Autriche. La Styrie.

Départ réfractaire en gare de Mulhouse.

Il raconte :

« Au départ, nous étions nombreux à entonner la Marseillaise. J’avais dans ma poche une carte d’identité barrée de tricolore avec la photo de ma mère. C’était là une précaution que je prenais pour me faire connaître et justifier ma nationalité.
Comme nous avions eu le courage de chanter notre hymne national, notre arrivée à la caserne en Autriche avait été préparée.
Dès notre arrivée et avant même d’avoir endossé l’uniforme vert de gris (feldgrau) de la Wehrmacht, le commandant nazi tenta d’identifier les « têtes de français » (Franzosenköpfe). Il ordonna, sur un ton très prussien, à tous ceux, rassemblés sur la place, qui se prétendaient français d’avancer de deux pas. « Les têtes de français » sont restés dans les rangs muets comme des carpes. Personne n’avait bougé, nous nous étions passé le mot, privant le commandant des quelques têtes de Turc qu’il voulait à titre d’exemple soumettre à sa hargne nationaliste et malmener parce qu’ils avaient au moment du départ chanté la Marseillaise »

De décembre 1942 à juin 1943, il est transféré en Yougoslavie contre les partisans de « Tito », nom de guerre de Josip Broz, dirigeant de la résistance communiste yougoslave.

Il poursuit :

« C’est en Yougoslavie, entre Zagreb et Sarajevo, que j’ai vu les premières horreurs de la guerre. Pour terroriser la population, les Allemands pendaient les partisans ainsi que des otages aux poteaux télégraphiques le long de la voie ferrée.

Dans ma tête se renforçait de plus en plus l’idée de l’évasion pour aller combattre, avec les partisans yougoslaves, les envahisseurs nazis et participer du coup à la lutte de libération de notre pays. Ce n’était pas chose facile puisqu’on portait l’uniforme de la Wehrmacht, qu’il fallait éviter d’éveiller les soupçons parmi les Allemands qui nous encadraient et se faire reconnaître comme Français par les combattants yougoslaves.

Certains ont réussi, comme mon camarade Lucien Bergantz qui, blessé lors d’un engagement, a failli être achevé à coups de baïonnette. Il a réussi à sauver sa vie en agitant sa carte d’identité française et en criant « Ja Franzous, ja priatel », ce qui veut dire : « je suis français, je suis allié ». Là où Lucien avait réussi, d’autres avaient échoué. Ce fut le cas du camarade Fest que nous avions retrouvé complètement mutilé. Pour moi, la vue du corps de Fest a été à l’origine d’une certaine hésitation et a sûrement retardé mon évasion. Néanmoins, l’idée d’aller combattre les fascistes hitlériens avec les partisans ne me quitta nullement »

S’évader

En juin 1943, lors d’une permission, il est hospitalisé à Mulhouse pour une opération de l’appendicite. En août, il repart au front. De Yougoslavie, il est transféré en Hongrie. Puis, en février 1944, il est muté dans un régiment de chasseurs de montagne et se retrouve en Italie. C’est là que les idées d’évasion se font de plus en plus prégnantes.

« Cela me hantait et je me préparais en prenant le plus de précautions. Tout d’abord, j’écrivis à mon père pour lui signaler que pour moi la guerre était finie, le rendant ainsi attentif au fait que pour un certain temps la famille n’entendra plus parler de moi.
Mon père, vieux militant, comprit ma démarche, brûla la lettre et continua à envoyer de la correspondance à mon unité, y compris lorsqu’on lui annonça que j’avais été fusillé pour désertion ».

En juin 1944, une première tentative d’évasion échoua. La famille italienne qui aurait dû le cacher s’était rétractée par peur des représailles.

« Après un premier échec de fuite, je profitai d’une halte de notre unité dans la montagne de Massa-Carrara pour entrer en contact avec un gars en pantalon de marin qui se promenait dans le village. Très prudemment, je lui ai parlé, lui faisant connaître mon origine et lui expliquant que j’avais l’intention d’aller combattre avec les partisans. Je ne m’étais nullement trompé puisque j’appris par la suite que le gars en pantalon de marin avait pour mission de surveiller discrètement le mouvement des troupes allemandes. On me mit en relation avec une famille italienne à laquelle je fis part de ma situation. On me fit confiance et je pus écouter Radio Londres »

Déserteur

Puis vint le moment d’une seconde tentative, réussie cette fois.

« Nous étions le 6 septembre 1944. On me donna des vêtements civils que je cachai sous mon uniforme allemand et, le jour d’après, comme convenu, je désertai cette armée dans laquelle je fus incorporé contre ma volonté comme d’ailleurs l’écrasante majorité des jeunes Alsaciens-Lorrains. J’avais dans ma tentative convaincu un autre camarade de Mulhouse qui s’évada avec moi. L’évasion réussie et après avoir été recherché et traqué toute la nuit par les soldats allemands, nous avons retrouvé non sans difficulté le contact avec les résistants italiens ».

Dans le maquis italien

Il intègre la brigade Giustizia e Libertà (« Justice et liberté ») avec laquelle, du 7 septembre au 22 octobre 1944, comme semble l’indiquer son attestation de reconnaissance en tant que « volontaire pour la liberté », il participa aux combats pour la libération du Nord de l’Italie.

Avec la mission militaire britannique

Ensuite, mais je ne sais ni à quel moment précis ni comment exactement, il fut au service de la Mission militaire britannique à Rossano, dans la province d’Apuania.

« Sous les ordres du commandant Cordon-Lett, responsable de la Mission militaire britannique de la 4ème zone d’opération en Italie, je fus chargé de transmettre à travers les lignes allemandes des renseignements à la 8ème armée britannique ».

Cordon-Lett, le commandant de la Mission, l’atteste :

Traduction : « Par la présente lettre, je certifie que le patriote Umbrecht André que j’ai connu durant la Guerre de libération du Nord de l’Italie, était un partisan plein de valeur. Il s’était échappé de l’Armée allemande au début de septembre 1944 et fut attaché à ma mission militaire à Rossano, province d’Apuania, jusqu’au jour où je l’envoyai en novembre 1944, à travers les lignes rejoindre les Forces françaises Libres combattant avec la VIIIème Armée britannique.
Cet homme a bien servi la cause alliée et j’estime qu’il mérite pleinement tout témoignage de reconnaissance de ses services patriotiques ».

Mon père continue son récit :

« Pendant une dizaine de jours, j’ai été obligé de me cacher, d’éviter les lignes allemandes, d’échapper aux patrouilles, forcé de dévier de mon objectif suite aux mouvements de l’armée allemande. Je suis tombé sur les troupes américaines qui progressaient dans le secteur et j’ai dû remettre les documents aux officiers US ».

Dans un camp de transfuge, un officier du 2ème Bureau le contacta. Selon son vœu, il rejoint l’Armée française en décembre 1944. En janvier 1945, il embarque à Naples, direction Oran pour servir jusqu’en 1946 dans la Marine nationale en qualité de fusilier marin. Il sera promu au grade de quartier-maître de réserve en 1952.

André Umbrecht (débout) avec l’équipage de la Pavane, le 10.02.1946

Condamnation à mort

C’est plus tard qu’il apprendra sa condamnation à mort même s’il devait s’en douter puisque c’était le lot de tous les déserteurs. Il s’est procuré le document qui l’officialisait et en a fait certifier une photocopie :

Jugement du tribunal militaire de la 42ème Jäger-Division 1/2

Jugement du tribunal militaire de la 42ème Jäger-Division 2/2

La 42ème Jäger-Division avait été formée le 22 décembre 1943 en Croatie. Après avoir pris part à l’occupation militaire de la Hongrie en mars 1944, la division retourne en Yougoslavie en mai, puis est transférée en Italie deux mois plus tard. Cette unité prend part à des opérations anti-partisans. Elle était commandée d’avril 44 à avril 45 par le Generalleutnant (équivalent d’un général de division) Walter Jost signataire du document ci-dessus, en tant que commandant de division. Ce dernier sera tué par l’aviation anglaise en juillet 1945.
Ce Sondertagesbefehl, cet ordre du jour spécial, consiste dans la diffusion du jugement du tribunal militaire de la division du 7 novembre 1944 portant condamnation à mort de 29 soldats pour « désertion (Fahnenflucht) et passage à l’ennemi ». Les 14 premiers de cette liste antéchronologique dont 9 mulhousiens, 2 de Wittenheim, 1 de Saint Louis pour les Alsaciens mais également un Croate et un soldat originaire de Poméranie se sont évadés le 27 octobre 1944. Les trois mulhousiens suivants ont déserté dans la nuit du 8 octobre 1944. Avant eux, Leopold Bilger de Dürmenach et Emile Richard de Mulhouse dans la nuit du 6 octobre.
Ils ont été précédés dans la nuit du 7 septembre 1944 par Louis Miesch et mon père, André Umbrecht. Comme déjà signalé, il ne s’est pas évadé seul. J’ignore la trajectoire ultérieure de son camarade. Je sais seulement qu’il a survécu.

Tous ont été condamnés à mort avec effet immédiat pour désertion et passage à l’ennemi. En même temps, ils ont été déclaré Wehrunwürdig (littéralement indignes du service armé) et leurs biens dans le territoire du Reich devaient être saisis. Le jugement précise que d’autres mesures contre la parentèle des condamnés devaient être prises par les autorités locales.

Gefreiter Andreas Umbrecht

On notera que sur cette condamnation à mort, André Umbrecht est désigné par son grade : Gefreiter, l’équivalent de caporal. A ce propos, il racontait l’anecdote suivante :

« J’étais estafette et me servait souvent d’une bicyclette. J’avais reçu l’ordre de chercher cette bécane car je l’avais balancée sur le champ de bataille, elle me gênait dans mes mouvements. Nous étions tombés en plein dans une embuscade de partisans, nous étions encerclés et avions pris une sacrée dérouillée. Bon gré mal gré et sous le feu, j’ai cherché cette satanée bicyclette qui valait pour les Allemands plus que le bonhomme. Faut croire que cela avait été considéré comme un acte héroïque puisque, sans me demander mon avis, je fus bombardé caporal ».

Il s’est employé à faire reconnaître ses statuts d’incorporé de force, de réfractaire, d’évadé et d’ancien combattant, avec, le cas échéant, les décorations qui vont avec et qu’il portait fièrement. La qualité de résistant ne lui sera cependant pas reconnue. Il n’en remplissait pas les conditions suffisantes, lui avait-on fait savoir.

La fratrie dans la guerre

 Mon père avait trois frères, Eugène, né en 1921, Louis, né en 1925 et Albert, né en 1929 et une sœur Angèle, épouse Ehret, née en 1920. Je sais rien sur la manière dont la soeur et le benjamin, encore bien jeune, ont vécu cette période. L’aîné de mes oncles, Eugène, a été décapité à Stuttgart, le 24 février 1943, après sa condamnation à mort par le Sondergericht de Strasbourg et son corps donné à l’Institut anatomique de Tübingen. Nous n’avons jamais réussi à en savoir plus. Quant à Louis, il a été incorporé de force lui aussi dans le Reichsarbeitsdienst, en février 1943, puis dans la Wehrmacht en mai de la même année à Erfurt avant de partir pour la Norvège puis en 1944 pour le front russe où il sera blessé puis fait prisonnier. Interné 16 mois à Tambov, il sera rapatrié en octobre 1945.

En bref, l’après guerre

En septembre 1946, c’est le retour de mon père dans ses foyers comme on dit à l’armée. La caisse d’assurance accidents de la corporation des métaux où il avait travaillé avant-guerre ayant été intégrée dans la Sécurité sociale, en 1947, il entre à la CPAM de Mulhouse où il restera jusqu’à la retraite, en 1982, d’abord aux guichets « accidents du travail » puis dans la fonction de réviseur-comptable à partir de 1954. Longtemps réticent à devenir cadre, il deviendra chef de la section Action sanitaire et sociale, en 1975. La Sécurité sociale était à l’époque installée Rue des Trois Rois, à Mulhouse.

Il adhère à la CGT en décembre 1946. Il sera Secrétaire général de l’Union locale mulhousienne du syndicat pendant une quinzaine d’années. Il adhérera au Parti communiste français en 1956.

Parallèlement il sera membre du Conseil d’administration des Assédic (Association pour l’emploi dans l’industrie et le commerce) du Haut-Rhin. Il en sera vice président et, en 1965/66, premier président salarié. Parmi ses multiples activités militantes, je relèverais encore celle de président haut-rhinois de l’Association républicaine des anciens combattants (ARAC) qu’il occupera depuis 1952 jusqu’à la fin de sa vie. A ce titre, il traitera de nombreux dossiers d’incorporés de force, réfractaires ou non.

Mariage

A gauche sur la photo, mes grands parents paternels. A côté de mon grand-père paternel, mon autre grand-père, Joseph, que j’ai peu connu. Entre les deux ma tante et marraine Laure. Cachée derrière les mariés, ma grand-mère Emilie née Mertz. A droite, l’un des frères de ma mère et son épouse

Le 29 mai 1948, mon père épouse Melle Marlyse Sendner, de profession couturière et déjà ma mère. Je naîtrai trois mois plus tard. Elle habitait chez ses parents, rue des Roses à Modenheim, et lui chez les siens, rue des Flandres dans le quartier Drouot. Entre les deux le talus d’une ligne de chemin de fer. Le jardin de mes grands parents paternels donnait sur un chemin qui longeait ce talus. Quelques mètres plus loin, un tunnel perce cette butte et relie Modenheim et le quartier Drouot. Ce n’est qu’en 1952 ou 53 qu’ils achetèrent une maison dans le quartier en construction de l’Illberg. Ensemble, ils auront trois garçons. Ma maman mourra très jeune, à l’âge de 56 ans d’un défaut du cœur quelques mois avant une opération programmée.

Musique et gymnastique

A côté de ses activités professionnelles, sociales et politiques, il pratiquera un temps la gymnastique et la musique. Pour cette dernière, il sera clarinettiste à la société de musique des ouvriers « Progrès ». Il jouait aussi du violon.

André Umbrecht tout en haut à l’extrême gauche sur la photo, avec la clarinette.

Côté sportif, il a été gymnaste et moniteur de la discipline à la FSGT, fédération sportive et gymnique du travail. On le voit ci-dessous aux barres parallèles.

Mon père est décédé le 28 novembre 1993 à l’âge de 70 ans d’un fulgurant cancer du pancréas. Je me souviens que, dans ses derniers instants, il était en compagnie des partisans italiens.

Sa notice dans le Maitron, dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, mouvement social se trouve ici.

Sur mes parents, on pourra (re)lire l’hommage de Michel Pastor. Et sur mes grands-pères soldats du kézère, là.

 

Publié dans Anthologie de la littérature allemande et alémanique / Schatzkästlein deutscher und alemanischer Litteratur, Histoire, Tisseurs de mémoire | Marqué avec , , , , | 6 commentaires

L’IA, ça sert aussi à faire la guerre

L’IA, ça sert aussi à faire la guerre. J’utilise de préférence l’expression IA à celle d’ « intelligence artificielle » qui est un abus de langage masquant sa dimension prolétarisante de bêtise artificielle. L’utilisation de l’acronyme laisse ouvertes différentes déclinaisons. L’une des pires possibles est celle qu’Alain Damasio traduit par « Injecteur d’Agression » (dans La vallée du Silicium). L’auteur se demande, par ailleurs, ce que pourrait être une IA signifiant « Intelligence Amie ». En allemand, le terme KI (pour Künstliche Intelligenz), que l’auteure utilise elle aussi, me semble d’avantage mettre l’accent sur l’artefact que sur une « intelligence » prétenduement offerte d’un clic.
Je verse au débat un texte que j’ai traduis ci-dessous. Il est paru sur le site web Netzpolitik (Politique digitale). Il a été rédigé par Cathy Mulligan, une experte en technologies et économie digitales qui est actuellement associée à la Fondation Robert Bosch à Berlin. Elle a également été membre du Groupe de haut niveau sur la coopération numérique du Secrétaire général de l’ONU ainsi que chargée de recherche au World Economic Forum Blockchain Council.
J’avais déjà abordé la question de l’autonomie létale des robots guerriers, avec la traduction d’un texte de Frank Rieger, en 2012. Mais une étape supplémentaire est entrain, semble-t-il, d’être franchie avec l’implication de l’IA dans la conduite même de la guerre. Que l’autrice aborde ici sous l’angle de son rapport aux conventions de Genève sur la protection des civils dans les conflits armés. Si elle insiste sur la nécessité de nouveaux accords internationaux concernant l’utilisation de l’IA sur le champ de bataille en raison de la perte d’autonomie de ses acteurs, cela n’exclut pas, bien entendu, que la question se pose dans d’autres domaines, au-delà du militaire. Elle a également une dimension de « guerre économique », géopolitique. Ces technologies de contrôle sont aussi policières, avec la vidéosurveillance algorithmique. Et menacent la démocratie, comme nous l’avons  évoqué précédemment, ici avec Anne Alombert.
Le journal Le Monde a consacré deux articles à l’utilisation par l’armée israélienne du programme IA Lavender, à Gaza. On peut les lire ici et .

La conduite automatique de la guerre et la Convention de Genève
par Cathy Mulligen

La conduite de la guerre est de plus en plus numérisée et automatisée. Le rôle des citoyens au sein des Conventions de Genève s’en trouve également modifié. Pour faire face à cette évolution, nous avons besoin de toute urgence de nouveaux accords internationaux.

Photo de rishi sur Unsplash

Les technologies de ce que l’on appelle intelligence artificielle (IA) ont connu un essor fulgurant au cours des 18 derniers mois – avec, par exemple, l’introduction de ChatGPT – et une rapide croissance commerciale. Récemment, plusieurs agences de presse ont rapporté qu’Israël utilisait l’IA dans le conflit de Gaza, ce que l’armée israélienne nie avec véhémence. Il ne fait toutefois guère de doute que les nouvelles technologies seront bientôt utilisées sur le champ de bataille.

Dans la conduite de la guerre, les ordinateurs et les processus automatisés sont utilisés dans des systèmes beaucoup plus sophistiqués, par exemple sous la forme d’armes automatisées et de véhicules sans pilote capables de prendre des décisions autonomes sur le champ de bataille. Il y a d’autres exemples tels que les technologies qui permettent une prise de décision plus rapide en étant intégrées dans la planification des combats ou l’interception rapide des messages radio de l’ennemi.

Dans le monde de l’économie et des affaires, beaucoup d’attention a été accordée aux distorsions, discriminations et pertes possibles d’emploi du fait de l’utilisation de l’IA. Cependant, devrait figurer en première place la discussion sur les conséquences de cette utilisation sur la conduite de la guerre : la prise de décision ou les armes automatisées n’automatisent pas seulement la guerre elle-même mais peuvent aussi déplacer et modifier le rôle des citoyen.ne.s au sein de la Convention de Genève.

Digitalisation de la conduite de la guerre

Aux États-Unis, il n’est pas inhabituel de constater d’étroits liens entre l’industrie tech et l’armée. Eric Schmidt, ancien PDG de Google qui, à côté de cela, avait également travaillé comme conseiller pour les forces armées américaines en tant que président du comité consultatif pour le ministère de la défense et de la commission de sécurité nationale sur l’intelligence artificielle, en est un exemple célèbre. Il a récemment, dans un article pour Foreign Affairs, préconisé « une stratégie à la vitesse des ordinateurs et non à la vitesse des humains ». Schmidt compare l’IA avec les conquistadors qui ont vaincu l’empire Inca. Il veut s’assurer que les Etats-Unis soient capables d’une conduite de la guerre entièrement automatisée. Dans ce domaine, « des drones armés autonomes – c’est à dire pas seulement des engins volants sans pilote mais aussi des véhicules terrestres – remplaceront entièrement les soldats tout comme les équipages de l’artillerie ».

Les véhicules aériens et terrestres que le États-Unis doivent, selon Schmidt, développer, en sont encore au stade expérimental. Mais on travaille déjà pour que les engins militaires dont les avions de combats et les sous-marins puissent opérer à côté d’essaims de drones autonomes pendant que l’IA coordonne les actions.

Même si beaucoup de ces choses paraissent tirées par les cheveux, la prise de décision automatique dans le domaine militaire est bien plus avancée que dans d’autres domaines. Le projet Maven est financé par les États-Unis en 2017 alors que des projets communs comme AUKUS bénéficient d’une active collaboration entre l’Australie, les États-Unis et la Grand Bretagne pour le développement de systèmes d’armes.

Conséquences sur les convention de Genève

L’automatisation des systèmes et des armements dans la guerre peut à première vue apparaître comme une bonne idée. En principe, il serait possible de mener la guerre en alignant moins de jeunes gens sur la ligne de tir. Dans la déclaration de l’armée israélienne, selon laquelle elle n’utilise pas d’IA pour le ciblage d’êtres humains se trouvait, cachée, une petite phrase qui devrait nous faire réfléchir :

« …une personne, qui participe directement aux hostilités sera considérée comme une cible légitime ».

La question décisive pour le monde qui se trouve précipité dans l’ère de la conduite de la guerre appuyée et guidée par l’IA est de savoir quelles conséquences cela aura sur les conventions de Genève et le rôle qu’auront dans la guerre les citoyen.ne.s. L’IA a le potentiel de transformer dramatiquement les deux.

Les conventions de Genève et les protocoles additionnels forment le noyau du droit des peuples humanitaire et règlent le déroulement des conflits armés. Ils ont pour but de limiter les conséquences de la guerre en protégeant celles et ceux qui ne participent pas ou plus aux hostilités. Toute nouvelle génération technologique soulève des problèmes d’application des conventions de Genève, qui ont été formulées peu après la seconde guerre mondiale en réaction aux horreurs de cette dernière.
Cependant la plupart des précédentes générations technologiques tombent encore dans le domaine de la conduite de la guerre traditionnelle. La saisie automatique de données et leur analyse menacent de modifier la compréhension de ce que signifie « qui participe directement aux hostilités ».
La raison de ce déplacement réside dans la conception de tels systèmes automatisés. Indépendamment de la manière dont ils sont mis en œuvre, ces soi-disant applications de l’IA nécessitent une masse de données considérable qui doivent être traitées suffisamment vite pour être utilisables dans les combats. L’IA militaire doit analyser des millions de requêtes pour pouvoir rendre des recommandation sensées.

Qui est encore un.e civil.e ?

Les risques liés à l’utilisation de l’IA dans la conduite de la guerre ne font guère l’objet d’une discussion publique. Cette digitalisation est un défi aussi bien pour les militaires que pour le droit humanitaire parce que le rôle des citoyen.ne.s dans la conduite de la guerre devient dans certains cas de plus en plus flou.
Un exemple de cela se trouve dans l’utilisation de cryptomonnaies pour la collecte de fonds de 225 millions de dollars pour les efforts de guerre en Ukraine entre autres pour des armes, des munitions de l’équipement médical. En comparaison une campagne tchèque de financement participatif (crowdfunding) a rapporté 1,3 millions de dollars pour l’achat d’un char pour les forces armées ukrainiennes. Dans d’autres zones de guerres, l’on peut observer que des civil.e.s mettent à disposition leurs ordinateurs personnels pour des attaques par déni de service (DdoS) ou que ceux-ci soient hackés par des virus informatiques et utilisés pour ce genre d’activités.
Ainsi les technologies digitales mettent en question celle de définir qui dans la guerre est un.e civil.e. Et l’intéressante et difficile interrogation de savoir qui y participe activement. Avec les applications des smartphones, des civil.e.s peuvent eux-mêmes devenir une importante source de données dans les efforts de guerre.

Menaces d’un nombre croissant de victimes

Les stocks de données automatisés sont tributaires d’informations actualisées pour pouvoir servir à la prise de décision militaire. Si ces données proviennent de smartphones civils, ces personnes peuvent être considérées comme participant activement à la guerre.
Si l’ ordinateur, portable ou non, d’une personne sert pour des attaques DDoS, il est un peu plus difficile de prouver qu’elle est impliquée volontairement. La collecte active d’argent – soit par cryptomonnaies ou par des plateforme de crowdfunding – peut être plus facilement interprétée comme une participation aux hostilités.
Les technologies digitales ont permis aux individus de collecter de l’argent à l’échelle mondiale et d’endosser un rôle qui était auparavant réservé aux états : la mise à disposition d’armements pour le champ de bataille.
Au-delà de cela, l’utilisation de stocks de données provenant de différentes sources fait courir le risque plus grand qu’ils soient infesté de virus ou qu’ils soient nourris de données fausses pour entraver les efforts de guerre. De ce fait, des scenarii deviennent possibles dans lesquels l’IA recommande des mesures qui détériorent la conduite de la guerre ou mènent à des décisions précipitées sans attendre la réaction de l’ennemi. Au lieu de réduire le nombre de victimes, la prise de décision automatisée peut involontairement les augmenter dramatiquement.

Ce qui distingue l’IA de la bombe atomique.

Durant la guerre froide, nous avons été à plusieurs reprises au bord de l’utilisation d’armes nucléaires. Les mises à feu des fusées ont été empêchées en partie en raison de la lenteur qu’avaient alors les communications mais plus encore par le rôle que jouaient les humains. L’incident peut-être le plus célèbre eut lieu en 1983 quand un système informatique avait faussement annoncé le lancement de six fusées atomiques depuis les États-Unis vers l’Union soviétique. L’officier de service Stanislav Petrov prit la décision qu’il devait s’agir d’une erreur et préserva, en désobéissant consciemment à la procédure, le monde d’une guerre nucléaire totale qui aurait été déclenchée par les mesures de représailles des USA et de l’OTAN.
Beaucoup de gens ont comparé l’IA avec les bombes atomiques. Ces technologies se distinguent cependant profondément des armes nucléaires. Dans le domaine des armes atomiques, l’autonomie des humains a été préservée. L’homme était associé du début à la fin, à chaque étape de l’analyse, de l’interprétation et de la réaction aux données fournies par les différents systèmes informatiques.
Beaucoup de défenseurs et de développeurs de l’automatisation militaire propagent l’idée d’une approche « humain-dans-la-boucle » (Human-in-the-Loop). Il s’agit d’associer à différents points du processus IA un décideur qualifié pour s’assurer que c’est un homme qui décide et non les algorithmes eux-mêmes. De cette manière, on veut se convaincre que l’éthique et la morale humaines intègrent les processus de décisions et préservent ainsi le droit humanitaire.

Autonomie et contrôle

La question centrale est ici cependant celle de l’autonomie. Avec les systèmes automatisés, l’homme perd de plus en plus, avec le temps, l’autonomie de prendre des décisions sur les stocks de données. Plus il y a de données utilisées pour la réalisation et l’amélioration des modèles et plus ces modèles sont développés pour améliorer les algorithmes, moins l’homme peut avoir de savoirs sur ces processus. Il en résulte qu’il est douteux de connaître jusqu’où un homme peut prétendre, de manière crédible, à l’autonomie ou au contrôle sur les décisions prises par l’IA
L’extraordinaire masse de sources de données qui doivent être combinées et évaluées distinguent profondément l’IA des générations précédentes de conduite de guerre digitale. La solution « humain-dans-la-boucle » n’est pas la bonne réponse à la question de savoir dans quelles conditions les civil.e.s peuvent être définis comme participants actifs aux efforts de guerre.
Nous avons besoin de nouvelles solutions, de nouveaux accords internationaux qui ne se concentrent pas seulement sur l’utilisation de nouvelles armes de guerre mais aussi sur la manière dont les sources de données pour ces armes peuvent être utilisées. Il faut clairement définir ce qui distingue les participant.e.s à une conduite de guerre basée sur le numérique pour que les gouvernements, les militaires et les civil.e.s puissent dans les zones de guerre prendre des décisions fondées.
Si des mesures ne sont pas prises, il dépendra une nouvelle fois d’hommes suffisamment courageux pour désobéir aux ordres afin d’éviter les terribles conséquences du tout automatique.

(Cathy Mulligen : Automatisierte Kriegsführung und die Genfer Konvention. Texte paru sous licence creative commons.Traduction : Bernard Umbrecht)

 

Publié dans Commentaire d'actualité | Marqué avec , , , , , , , | Un commentaire

Anne Alombert : « Assurer nos libertés à l’ère de l’intelligence artificielle »

Une publication invitée de Anne Alombert

Face aux effets de l’économie de l’attention, que le développement des « intelligences artificielles génératives » risque d’aggraver, les propositions fleurissent : interdiction des smartphones dans certains lieux publics, rationnement du nombre de gigas quotidiens, etc. Mais est-il bien raisonnable de vouloir contrôler les usages des citoyens sans s’être efforcé, d’abord, de limiter le pouvoir des plateformes ? En démocratie, le rôle de la puissance publique n’est-il pas d’abord de nous protéger de l’influence grandissante des entreprises privées sur nos libertés d’expression et de pensée ? Si ce sont les fonctionnalités technologiques et les modèles d’affaires des géants du numérique qui sont à l’origine de la captation des attentions et de la désinformation généralisée, prenons le problème à sa racine plutôt que de nous attaquer à ses effets. La puissance publique a un rôle fondamental à jouer, avant toute chose pour transformer le fonctionnement et les interfaces des plateformes afin de rendre possible l’exercice des libertés, aujourd’hui menacées. Pour ce faire, les algorithmes de recommandation citoyenne et le dégroupage des réseaux sociaux s’affirment comme deux leviers fondamentaux qui pourraient être facilement activés. Loin des discours démagogiques, ils pourraient constituer les principes d’un nouveau projet européen, pour un numérique à la fois démocratique et contributif.

Avec ce préambule, l’autrice, Anne Alombert, résume elle-même une note qu’elle a rédigée pour le Conseil national du numérique (CNNum) dont elle est membre et qu’avec son aimable autorisation je mets en ligne ci-dessous. Je le fais en raison de sa pertinence (face à la dégradation des usages d’un web privatisé, s’attaquer aux causes plutôt qu’aux effets), de son actualité (la recommandation automatique renforcée par l’« intelligence artificielle », conduit à la propagation de fausses informations et bloque la publication de contenus d’utilité publique), des solutions proposées (transformer l’architecture même des réseaux sociaux et les algorithmes de recommandation) dont elle montre la faisabilité pour peu qu’en existe la volonté d’une puissance publique et de la dimension européenne de son propos. Son titre complet est le suivant : De la recommandation algorithmique privée aux pratiques citoyennes et contributives : assurer nos libertés à l’ère de l’intelligence artificielle

Maîtresse de conférences en philosophie contemporaine à l’université Paris 8, et membre du CNNum, Anne Alombert s’intéresse aux enjeux des technologies numériques. Elle est co-auteure du livre Bifurquer, co-écrit avec le philosophe Bernard Stiegler et le collectif Internation. Elle a publié Schizophrénie numérique (Allia, 2023) et Penser l’humain et la technique. Simondon et Derrida après la métaphysique. (ENS Éditions, 2023). Et vient de paraître, avec Gaël Giraud, Le capital que je ne suis pas ! Mettre l’économie et le numérique au service de l’avenir (Fayard 2024)

Son texte s’articule autour des questions suivantes qui en forment le sommaire :

– Introduction : d’où venons-nous ?
– La recommandation automatique par les géants du numérique : une « destruction massive de nos démocraties » ?
– Les « intelligences artificielles génératives » : élimination des singularités et amplification des biais
– De la recommandation automatique privée à la recommandation contributive citoyenne.
– Réinventer le pluralisme médiatique dans l’espace numérique
– Le dégroupage des réseaux sociaux : liberté d’innover, de choisir et de penser
– Conclusion : que nous est-il permis d’espérer ?

On peut télécharger le texte directement sur le site du CNNum ou le lire ci-après.

De la recommandation algorithmique privée aux pratiques citoyennes et contributives :
assurer nos libertés à l’ère de l’intelligence artificielle

Une publication de Anne Alombert

Introduction : d’où venons-nous ?

Face aux enjeux de l’économie de l’attention numérique, les propositions fleurissent pour limiter les effets des écrans : interdictions des smartphones dans certains lieux public1, rationnement du nombre de gigas quotidiens2, etc. Quand bien même de telles mesures pourraient devenir effectives (ce qui est loin d’être prouvé), est-il bien raisonnable de vouloir agir de la sorte sur le plus grand nombre sans s’être efforcé, d’abord, de limiter le pouvoir des plateformes ou du moins leurs effets les plus nocifs ? Cette question en appelle une autre, concernant le rôle de la puissance publique dans les régimes démocratiques : si les limitations portant sur nos comportements individuels peuvent évidemment être utiles dans certaines situations, la priorité ne devrait-elle pas être plutôt de nous protéger de l’influence grandissante des entreprises privées sur nos libertés d’opinion et de pensée ? Si ce sont les fonctionnalités technologiques et les modèles d’affaires des géants du numérique qui sont à l’origine de la captation des attentions et de la désinformation généralisée, comme l’a montré le dernier rapport du Conseil national du numérique sur le sujet3, n’est-il pas nécessaire de prendre le problème à sa racine plutôt que de s’attaquer à ses effets ? La puissance publique a sans doute un rôle fondamental à jouer, mais celui-ci ne consiste peut-être pas tant à restreindre les usages des citoyens qu’à rendre possible l’exercice des libertés d’expression et de pensée, aujourd’hui menacées dans l’espace numérique. Pour ce faire, ce sont les architectures des réseaux sociaux dominants et les algorithmes de recommandations associés qui doivent être transformés. Pour comprendre pourquoi, comment et en quel sens, il est nécessaire de revenir brièvement sur les mutations de l’environnement informationnel numérique, afin d’en saisir les enjeux politiques et d’ouvrir des perspectives démocratiques sur les plans de la régulation comme de l’innovation.

Depuis une vingtaine d’années maintenant, l’espace médiatique numérique s’est considérablement transformé : créé et développé pour concrétiser des idéaux d’ouverture, de liberté, de partage des savoirs et d’apprentissage collectif, les réseaux sociaux dominants sont aujourd’hui souvent devenus le lieu du cyberharcèlement, de la violence en ligne et de la désinformation. L’émergence d’Internet puis du Web promettait d’ouvrir sur une forme d’horizontalité et de réciprocité, en rupture avec la verticalité des médias audiovisuels traditionnels. Pourtant, la captation « des temps de cerveaux disponibles4 », principe du modèle d’affaire des chaînes de télévision privées, n’a sans doute jamais été aussi généralisée qu’à l’époque d’une entreprise de vidéo à la demande comme Netflix, dont le principal concurrent n’est autre, selon la formule usitée, que le sommeil des populations5. Les technologies numériques initialement conçues comme supports de l’intelligence collective sont désormais devenues des « technologies persuasives6 » au service trop souvent du « business de la haine7 » d’une poignée d’acteurs privés. Un tel renversement s’explique par des facteurs à la fois économiques et technologiques : il résulte des modèles économiques et des fonctionnalités numériques développés depuis une dizaine d’années par les grandes entreprises du numérique.

Les industries numériques ont évolué dans le sens d’une privatisation de plus en plus marquée, entre les mains de quelques « géants », qui fondent leurs modèles d’affaires sur la captation de l’attention et la collecte des données8. Celles-ci sont revendues pour servir le marketing et la publicité de certaines entreprises comme la propagande politique de certains gouvernements ou partis politiques par le jeu du ciblage personnalisé. Au Web fondé sur le principe des liens hypertextes, qui permet la navigation intentionnelle de sites en sites, se sont peu à peu substitués les algorithmes de recommandations automatiques de contenus, qui téléguident les utilisateurs vers les contenus qui ont suscité le plus d’« engagement » des utilisateurs9, sachant que ces contenus sont aussi ceux qui auront le plus de probabilité d’être les plus sensationnels, les plus choquants, voire les plus violents. Car ce sont ces recommandations qui permettent de « maximiser l’engagement » des usagers et d’augmenter les profits, quand bien même cela supposerait d’amplifier des contenus nocifs ou de renforcer des tendances grégaires ou mimétiques. Aux blogs ou aux forums, à travers lesquels les individus pouvaient publier leurs points de vue singuliers et échanger collectivement autour de leurs intérêts communs, se sont substitués les profils personnalisés et les réseaux dits « sociaux », sur lesquels les individus atomisés cèdent leurs données personnelles, ne disposent que de formats très limités pour s’exprimer et se comparent les uns les autres à travers leurs nombres de vues. Les transformations économiques et technologiques impliquent donc une transformation des usages et des pratiques alors érigés comme standards : de la navigation active nous sommes passés au téléguidage automatisé, des points de vue singuliers nous sommes passés à la quantification des vues, de la discussion collective nous sommes passés à la viralité des contenus. Les possibilités de circulation, d’expression et de relations sur la Toile se sont considérablement détériorées.

La recommandation automatique par les géants du numérique : une « destruction massive de nos démocraties » ?

Les conséquences à la fois psychiques, sociales et politiques associées à tort ou à raison à ces transformations sont nombreuses : destruction des capacités mémorielles et attentionnelles des plus jeunes générations, polarisation des opinions, ciblage des électeurs, circulation massive de fausses informations… Autant d’effets potentiels et particulièrement problématiques que les leaders nationalistes et autoritaires ne manquent pas de nourrir, par l’intermédiaire de leurs équipes de spin-doctors et de data scientists, experts dans la communication et l’astroturfing10 numériques. Qu’il s’agisse de l’affaire Facebook-Cambridge Analytica en 2016, durant laquelle les données de 87 millions de citoyens américains furent aspirées, vendues et utilisées par le comité de campagne de Donald Trump pour influencer des électeurs indécis11 , qu’il s’agisse de l’entreprise de commerce électronique Casaleggio Associati et des spécialistes de marketing numérique au fondement de la montée du mouvement Cinq Etoiles en Italie12, ou qu’il s’agisse des milliers de faux comptes Twitter créés par l’équipe de campagne d’Éric Zemmour durant les élections présidentielles françaises de 202213 ; la recommandation automatique, qui permet de suggérer aux usagers des contenus sur la base de leurs comportements et préférences passées ainsi que d’amplifier les contenus qui ont le plus de vues, est au cœur des stratégies des « ingénieurs du chaos14 ». Elle est aussi au cœur des modèles économiques des géants du numérique. C’est la recommandation automatique qui, selon le Center for Countering Digital Hate (CCDH), permet à dix acteurs de diffuser 69 % des contenus climato-sceptiques sur les réseaux, en alimentant les revenus publicitaires de Facebook et de Google15. C’est encore la recommandation automatique qui fait le succès de TikTok, dont l’algorithme se fonde sur deux facteurs principaux : le temps passé par l’utilisateur sur le contenu et la capacité de ce dernier à faire revenir l’individu sur le réseau – si bien que, toujours selon le CCDH, les adolescents consultant des vidéos liées à l’image de soi ou à la santé mentale se voient potentiellement plus suggérer des contenus liés à des troubles alimentaires ou à des tendances suicidaires16. Une allégation qui n’est pas sans lien avec l’enquête ouverte par la Commission européenne à l’encontre de la même entreprise17.

En bref, si la collecte des données personnelles constitue une atteinte au droit à la vie privée, si les interfaces fondées sur la captologie constituent une violation du consentement des usagers, les algorithmes prédictifs et la recommandation automatique emportent potentiellement avec eux une mise en péril des principes mêmes de la démocratie, en particulier, les libertés d’opinion, d’expression et de pensée – comme l’a déjà suggéré un rapport d’Amnesty International il y a quelques années18, et comme semblait le déclarer la maire de Paris en novembre dernier, désignant X (ex Twitter) comme une « arme de destruction massive de nos démocraties19». Contrairement aux promesses initiales du Web, les réseaux numériques dominants n’ont en effet plus rien de démocratique : si tout un chacun demeure encore libre de s’exprimer ou de publier, les utilisateurs sont néanmoins privés de la capacité d’intervention sur le cadre de leurs conversations et sur leurs espaces d’information. Le problème étant que ce sont les entreprises propriétaires des réseaux sociaux qui décident aujourd’hui de la visibilité ou de l’invisibilité d’un contenu, à travers des algorithmes de recommandation élaborés en toute opacité, dont les principes de fonctionnement demeurent cachés aux populations comme à leurs représentants. Une situation que le règlement européen sur les services numériques (DSA) pourra faire évoluer par le jeu des mesures permettant la collecte de données, la conduite d’enquête ou encore l’ouverture de certaines données aux chercheurs agréés.

L’apparence de décentralisation et d’horizontalité (celle de tous les usagers exprimant leurs opinions ou leurs avis publiquement et à égalité) masque donc une extrême centralisation ou une extrême verticalité (celle de quelques entreprises quasi-monopolistiques décidant des critères de ce qui sera vu ou non). L’espace numérique peut-il constituer un espace public démocratique dans de telles conditions ? Est-il légitime de laisser uniquement à des entreprises privées le soin de décider ce qui doit être vu ou de ce qui doit être invisibilisé ? L’amplification des contenus les plus suivis et ayant suscité le plus de réactions, positives ou négatives, peut-elle valoir comme critère de choix universel, en particulier quand les clics et les vues peuvent être automatiquement générés par des robots ?

Les « intelligences artificielles génératives » : élimination des singularités et amplification des biais

De telles questions prennent d’autant plus de sens dans le contexte de la diffusion massive des dites « intelligences artificielles génératives » qui alimentent les craintes quant à une aggravation exponentielle des problèmes existants. Non seulement ces dispositifs permettent de générer des fausses informations (textuelles ou audiovisuelles) en quantité industrielle et de manière parfaitement indiscernable des informations certifiées, mais ils permettent aussi d’alimenter des quantités massives de faux comptes qui servent ensuite à l’accumulation de clics en vue de la promotion des contenus par les algorithmes. De plus, depuis 20 ans, tout algorithme fondé sur des réseaux de neurones en traitement automatique du langage (dit NLP pour Natural Langage Processing) est construit pour prédire la séquence suivante, comme dans les logiciels d’auto-complétions. Dans la poursuite de quoi, les principaux modèles d’IA générative se fondent sur des calculs statistiques visant à prédire et à produire les suites les plus probables de signes en fonction des demandes des usagers20. Ces modèles probabilistes sont donc incapables de produire des contenus improbables, originaux ou singuliers, renforçant ainsi les moyennes et amplifiant les tendances dominantes21. D’où le caractère standardisé et stéréotypé des textes et des images automatiquement générés, sans compter le fait que ces textes et ces images ne tarderont pas à devenir dominants sur la Toile. Les contenus automatiques intégreront alors les données d’entraînement des logiciels de génération, qui opéreront leurs calculs probabilistes sur des contenus qui ont déjà été automatiquement produits, donc sur des contenus déjà calculés sur la base de leur probabilité.

Cette probabilisation au carré ne peut conduire qu’à une homogénéisation et à une uniformisation des contenus. Alors même que dans tout champ culturel ce sont les contenus improbables, originaux et singuliers qui font la richesse de nos pratiques. Qu’il s’agisse des savoirs théoriques ou scientifiques, des styles musicaux ou artistiques, des inventions techniques, des pratiques sportives, l’intérêt réside le plus souvent dans un écart par rapport à la norme, dans une démarche visant à aller à l’encontre des préjugés dominants. À l’inverse, la combinaison des algorithmes de génération et des algorithmes de recommandation, tous deux fondés sur la performativité des prédictions probabilistes, tend à invisibiliser toute nouveauté avant même qu’elle n’ait pu émerger. Ce n’est pas le cas tout le temps, rappelons-nous de la surprise créée par certains coups d’AlphaGo et ayant permis au logiciel de battre les meilleurs joueurs de Go de la planète22. La génération automatisée de textes et d’objets divers, tous différents les uns des autres, peut aussi produire des contenus qui n’ont jamais été vus, qui peuvent alimenter la créativité humaine. Mais pour les usages massifs en environnement ouvert, le risque est que nous tendions vers un appauvrissement considérable de la sphère informationnelle, mettant en péril la possibilité d’un débat public et d’une diversité culturelle.

Dans un tel environnement, la modération des contenus semble difficilement susceptible de faire face à l’ampleur des enjeux : non seulement la tâche qui consiste à modérer les contenus demeure encore entre les mains des réseaux dominants, qui ont souvent des intérêts financiers indépendants de la bonne information ou de la désinformation généralisée23, mais même si une volonté politique parvenait à s’affirmer sur ce plan, ce pouvoir resterait étranger aux citoyens. Il en va de même pour la recommandation, bien identifiée comme un levier majeur d’orchestration du débat public. Or, il n’y a nulle fatalité à ce que la recommandation soit nécessairement le fait de l’entité propriétaire du réseau social et réponde qui plus est à la logique de l’économie de l’attention. Il paraît d’autant plus important de sortir de cette idée reçue avec l’arrivée des IA génératives sur le marché.

La possibilité d’une intermédiation, ne serait-ce que partielle, de notre accès à l’information24 par des agents conversationnels doit nous amener à nous demander si nous souhaitons que les contenus sélectionnés dans la masse soient choisis en fonction des intérêts d’une poignée d’acteurs privés (aux dépens notamment du débat public) ou en fonction des évaluations diversifiées des citoyens, exerçant ainsi une nouvelle forme de citoyenneté, en participant à la structuration de leurs espaces informationnels quotidiens. Pour que cette nouvelle citoyenneté numérique devienne possible, il suffit de donner aux utilisateurs le pouvoir de comprendre et d’agir sur les algorithmes de recommandation, en articulant ces derniers avec les interprétations, les évaluations et les jugements humains. Il s’agit d’inverser la tendance : au lieu de laisser aux algorithmes de quelques entreprises privées le pouvoir de téléguider les choix des citoyens, il semble nécessaire de donner à ces derniers la possibilité d’influencer les recommandations algorithmiques afin de valoriser les contenus qu’ils jugent appropriés.

De la recommandation automatique privée à la recommandation contributive citoyenne

Ce passage de la recommandation automatique et privée (fondée sur les choix des entreprises et la quantification des vues) à la recommandation contributive et citoyenne (fondée sur les interprétations des citoyens et la qualité des contenus) est tout à fait possible. C’est ce dont témoignent empiriquement les travaux de l’association Tournesol25 qui propose une plateforme de recommandation collaborative de vidéos. Il s’agit de construire un algorithme de recommandation qui ne se fonde pas sur des critères quantitatifs et mimétiques, mais sur les évaluations et les contributions des individus qui ont regardé les contenus et qui les évaluent en fonction de leurs qualités (clarté et fiabilité de l’information proposée, pertinence et importance du sujet abordé, certification de(s) producteur(s) ou de(s) auteur(s), etc.). Il ne suffit donc pas de cliquer sur un contenu pour le mettre en avant, il faut l’évaluer selon certains critères collectivement partagés : c’est sur la base de ces critères que l’algorithme effectue ses calculs. De nombreux autres systèmes de recommandation ou projets pilotes témoignent qu’une autre forme de recommandation est possible, par exemple Youchoose ou l’usage de Bluesky, associé à celui de Skyfeed. Bluesky (le réseau social alternatif créé par Jack Dorsey, alors fondateur de Twitter) ou Mastodon (le réseau social libre, distribué et décentralisé au sein du Fediverse) témoignent combien la fonction de recommandation peut être configurée par les utilisateurs, notamment par le recours à des applications tierces. Au-delà de la fonction d’édition, les utilisateurs peuvent disposer de la liberté de choisir qui organise leur flux de contenus, selon quels critères et selon quels principes. Ce qui constitue une évolution fondamentale par rapport aux recommandations automatiques habituelles : des systèmes de recommandation contributive (fondés sur l’évaluation des contenus par les pairs et non seulement sur des décisions individuelles) pourraient apporter une dimension de certification supplémentaire, en donnant un nouveau rôle aux tiers de confiance. Là où aujourd’hui ceux-ci sont soumis aux logiques algorithmiques des propriétaires des réseaux sociaux dominants.

On pourrait ainsi imaginer une multiplicité de systèmes de recommandation contributive qui proposeraient des contenus selon une diversité de critères spécifiques, toujours en articulant les interprétations humaines aux calculs des algorithmes. Cela pourrait éviter les effets d’homogénéisation et court-circuiter la circulation de comptes alimentant les industries de la désinformation. Dès lors, différents partis politiques, médias, associations, institutions, universités ou groupes d’amateurs, de chercheurs ou de citoyens pourraient proposer leurs systèmes de recommandation singuliers, selon les critères qui leurs semblent pertinents. Ce nouveau secteur de la recommandation contributive et citoyenne pourrait d’ailleurs permettre l’enrichissement de la palette d’outils à disposition de certains médias, à l’heure où la surcharge informationnelle et les « intelligences artificielles génératives » menacent possiblement leur interaction avec le public. Un nouveau rôle pour les journalistes et médias qui le souhaiteraient pourrait notamment consister à évaluer certains contenus en fonction d’une ligne éditoriale donnée – ce qui suppose un travail d’interprétation et de jugement que les calculs statistiques des IA ne peuvent pas remplacer.

Dès lors, des contenus très peu vus pourront être recommandés s’ils ont été jugés particulièrement pertinents, car le nombre de clics ne constituerait plus le seul critère déterminant : une information jugée importante par tel ou tel groupe de citoyens mais peu relayée pourrait ainsi se voir recommandée. Ce qui est très loin d’être le cas aujourd’hui. Dès lors, la recommandation ne s’effectuerait plus en fonction des intérêts financiers de quelques acteurs privés, mais en fonction de l’avis des citoyens. Il devient alors à tout le moins possible que des contenus plus exigeants, mieux sourcés ou plus nuancés se voient recommandés, car les individus et les groupes qui votent ne sont ni les propriétaires des réseaux sociaux ni des candidats au pouvoir : ils n’ont aucun intérêt a priori à « maximiser l’engagement » des usagers, à capter leurs attentions ou à collecter leurs données, mais simplement à recommander les meilleurs contenus pour convaincre de leurs points de vue ou partager quelque chose qu’ils ont aimé. Le fait que les algorithmes amplifient les contenus les plus cliqués n’a donc rien d’une fatalité.

Du côté des usagers, l’avantage serait double : non seulement ils auraient le choix entre différents systèmes de recommandation, mais en plus, les critères de recommandation seraient explicités. L’existence de systèmes alternatifs de recommandation permettrait aux citoyens de choisir le système qui leur semble le plus pertinent, en fonction des critères revendiqués et des groupes de pairs participants à la recommandation en question. Un individu pourrait choisir son système de recommandation en fonction de ses intérêts et de ses orientations, comme il choisit de lire Le Figaro ou L’Humanité. Tout comme il pourrait choisir d’utiliser les deux alternativement. Outre cette liberté de choix et cette capacité de mise en dialogue des recommandations, les individus pourraient aussi savoir qui leur recommande quoi et pourquoi. De même qu’un lecteur sait qu’il ne va pas trouver les mêmes informations dans un journal comme Le Figaro ou dans un journal comme L’Humanité, un internaute aurait désormais la possibilité de savoir qu’en fonction du système de recommandation qu’il choisit, ce ne sont pas les mêmes types de contenus qui lui seront transmis. Un tel savoir est essentiel à l’exercice de l’esprit critique : un lecteur ne lit pas un article de la même manière en fonction du journal qui le publie et la connaissance de l’émetteur joue un rôle fondamental dans la réception du contenu. À l’heure actuelle, non seulement les algorithmes de recommandation sont invisibilisés, mais ils fonctionnent selon des principes et des critères non explicités. À l’inverse, si les critères des systèmes de recommandations étaient visibles et transparents, les internautes pourraient recevoir les contenus de manière plus éclairée.

Réinventer le pluralisme médiatique dans l’espace numérique

Une fois généralisés, les systèmes de recommandation contributive et citoyenne pourraient engendrer de profondes transformations en termes de circulation et de réception de l’information dans l’espace public, en particulier s’ils sont articulés à des dispositifs d’éducation aux médias incitant les jeunes générations à s’impliquer dans des collectifs de recommandation, en fonction de leurs centres d’intérêt et opinions. On imagine aussi aisément le caractère révolutionnaire de ce type de systèmes dans les champs culturels : les pratiques de curation numériques se verraient ainsi complètement renouvelées, pour le plus grand bénéfice des récepteurs comme des créateurs de contenus. Il sera très probablement plus intéressant pour des personnes amatrices de jazz de connaître les morceaux recommandés par un algorithme se fondant sur les évaluations de musiciens que par l’algorithme de YouTube. De même, on peut imaginer qu’une personne qui aime le cinéma ou la cuisine et qui a envie de découvrir de nouveaux films ou de nouvelles recettes soit plus intéressée de connaître les contenus recommandés par d’autres amateurs de cinéma ou de cuisine avec qui des intérêts communs ont déjà été identifiés.

D’aucuns pourraient considérer que pour avoir accès à de tels contenus, il suffit de suivre les comptes qui opèrent ce type de curation. Néanmoins ce n’est pas totalement exact. Tout d’abord, parce que ces contenus sont souvent noyés dans une masse de contenus autres que ceux provenant des comptes choisis par l’utilisateur. Ensuite, avec de tels algorithmes de recommandations qualitatives, les créateurs de contenus, quant à eux, ne seraient pas obligés de se conformer aux formats stéréotypés qui sont censés être les plus attrayants ou de répéter les techniques déjà éprouvées : ils pourraient expérimenter de nouvelles formules et oser l’originalité, en visant la qualité du contenu et le goût du public, et non les seuls calculs quantitatifs.

La recommandation collaborative représente ainsi, dans le champ des médias numériques et face aux Big Tech, le même type de contre-pouvoir que celui représenté par la radiodiffusion et l’audiovisuel publics dans le champ des médias analogiques, face aux radios et aux chaînes privées : les stations de radio et les chaînes de télévision publiques assurent que certains espaces médiatiques ne se soumettent pas à la loi de l’audimat et de la publicité, mais puissent aussi valoriser certains contenus pour leur qualité. Même si l’audience constitue désormais un critère déterminant pour les médias publics comme privés, le fait que ces stations et les chaînes du service public ne soient pas soumises prioritairement aux exigences de valorisation financière permet d’assurer un pluralisme médiatique minimal dans ces secteurs et constitue la condition de possibilité de la diversité des contenus informationnels et culturels en circulation. Seul le pluralisme médiatique permet qu’une multiplicité de points de vue différents soient représentés, afin d’assurer les libertés d’opinion et de pensée. Dans le secteur numérique, un tel « pluralisme des médias » doit être réinventé : il ne s’agit pas de dire que certains réseaux devraient appartenir à l’État pour valoriser des contenus jugés pertinents par le gouvernement, mais plutôt de suggérer que des groupes de citoyens (des associations, des entreprises, des institutions, etc.) puissent avoir la main sur les algorithmes de recommandation pour recommander les contenus jugés pertinents par les populations.

Il ne s’agit plus de donner à la seule puissance publique ou aux seuls propriétaires de médias et de réseaux sociaux le pouvoir de décider des contenus à diffuser, mais bien de donner aux citoyens le pouvoir de sélectionner parmi les contenus publiés26. Tel est le véritable apport des médias numériques : dépasser l’alternative entre privé et public par des pratiques citoyennes et contributives. La puissance publique a néanmoins un rôle fondamental à jouer pour soutenir cette nouvelle forme de pluralisme médiatique fondée sur les recommandations citoyennes et contributives : elle a pour tâche de rendre possible l’émergence d’une pluralité de systèmes de recommandation dans l’espace médiatique numérique. Ainsi, la recherche et l’innovation dans le champ des systèmes de recommandation collaborative pourraient être activement soutenues à l’échelle nationale et européenne, afin d’engager les différents acteurs à travailler sur ces sujets, en mettant autour de la table chercheurs, entrepreneurs et régulateurs. De telles innovations soulèvent des questions fondamentales, au croisement des sciences humaines et sociales, des sciences mathématiques et informatiques et des sciences de l’ingénieur, et pourraient constituer un champ de recherche et de développement à part entière, au principe d’une nouvelle vision démocratique de l’espace médiatique numérique, qui fait encore défaut à l’Union européenne aujourd’hui.

Le dégroupage des réseaux sociaux : liberté d’innover, de choisir et de penser

La question qui se pose dès lors est de savoir comment obliger les plateformes et les réseaux sociaux dominants à renoncer à leur hégémonie sur la fonction de recommandation, afin de s’ouvrir à d’autres services de recommandation algorithmiques qualitatifs et contributifs. Ceci est tout à fait possible : il ne reste qu’un pas juridique à franchir pour que les réseaux sociaux s’ouvrent à des algorithmes de recommandation diversifiés. Cela laisserait aux utilisateurs la liberté de choisir et de savoir qui leur recommande les contenus, selon quels critères et dans quel but. Ce pas, c’est celui du « dégroupage » des réseaux sociaux, que de nombreux acteurs de la société civile appellent aujourd’hui de leurs vœux (ONG, associations, organismes, chercheurs et chercheuses, etc.). C’est notamment la perspective défendue par la chercheuse Maria Luisa Stasi 27 et par le Conseil dans une récente note28.

Comme l’explique Maria Luisa Stasi dans un entretien réalisé par le Conseil national du numérique29, le dégroupage des réseaux sociaux implique de contester l’hégémonie des plateformes sur toutes les fonctions et services qu’elles regroupent (recommandation, modération, suspension des comptes, stockage des données, messagerie instantanée, etc.) et d’affirmer le droit d’autres entreprises ou d’autres entités à assumer certaines de ces fonctions ou à fournir d’autres services en implémentant leurs systèmes sur les plateformes elles-mêmes. Si le dégroupage entrait en vigueur, les réseaux sociaux comme Facebook, TikTok ou X (ex-Twitter) seraient obligés de s’ouvrir à des applications, services et acteurs extérieurs pour assurer certaines fonctions (par exemple la modération ou la recommandation), et les utilisateurs pourraient choisir entre ces différentes offres. Les nouveaux acteurs pourraient reproduire les mêmes recommandations quantitatives et toxiques que les géants du numérique, mais ce risque se verrait largement réduit si les régulateurs et les gouvernements s’engageaient à sanctionner économiquement les modèles extractifs et à soutenir « l’adoption de systèmes de recommandation de contenus (…) orientés vers l’intérêt public » ainsi que « les initiatives émanant de la société civile, du monde universitaire ou d’autres acteurs à but non lucratif »30.

Si une telle perspective semble au premier abord aller à l’encontre des intérêts immédiats des entreprises actuellement dominantes, elle pourrait néanmoins se révéler utile pour elles sur le long terme, en renforçant leur acceptabilité et en les dédouanant d’une partie de leurs responsabilités. Dès lors que les entreprises n’ont plus le monopole sur la recommandation, leur rôle s’en trouve limité à assurer la légalité stricte des contenus qu’elles mettent à disposition du public. Qui plus est à partir du moment où les entreprises propriétaires des réseaux sociaux ne se voient pas qualifiées d’éditeur de contenu, alors elles ne devraient pas être autorisées à nous imposer une ligne éditoriale par l’intermédiaire de leurs algorithmes. Le fait de les défaire de leur pouvoir hégémonique de recommandation apparaît comme une conséquence logique de leur prétendue neutralité. Si certains souhaitent accéder à du contenu recommandé par les algorithmes de TikTok ou de Twitter, pourquoi pas, mais une alternative doit pouvoir émerger. Les utilisateurs ne devraient pas être contraints par ce seul choix. De plus, et surtout, le dégroupage pourrait ouvrir une opportunité de renouvellement des modèles économiques dominants, dans un contexte où il devient impératif pour les géants du numérique de trouver d’autres sources de financements que les données personnelles et la publicité ciblée. Le dégroupage doit, selon les cas, pouvoir être pensé en échange d’une compensation financière, comme c’est le cas dans les télécoms. Des nouveaux modes de rémunération devraient faire l’objet d’un échange collectif entre les entreprises, les autres acteurs concernés et les régulateurs, afin de rendre les prix accessibles aux plus petits acteurs, pour favoriser la diversité des systèmes de recommandation mobilisés et, avec elle, les libertés de choisir, d’innover et de penser.

Évidemment, les entreprises monopolistiques ou oligopolistiques ne sont jamais de prime abord d’accord avec ce type de régulations. Par exemple, il a fallu batailler avec l’entreprise France Télécom pour le dégroupage de la boucle locale en cuivre des réseaux télécoms permettant à d’autres opérateurs de fournir des services concurrentiels. Désormais, il s’agit d’amorcer une évolution au moins aussi importante concernant les entreprises propriétaires des réseaux sociaux. Mais, comme l’exige l’exercice de la régulation, celle-ci devrait s’effectuer dans l’intérêt général et dans des termes proportionnés, définis par une autorité indépendante et soumise au contrôle du juge. Qu’attendons-nous pour réguler et, du même coup, pour innover dans le champ des réseaux sociaux et permettre à de nouveaux systèmes de recommandation de s’implémenter sur les plateformes existantes ?

Conclusion : que nous est-il permis d’espérer ?

Le Parlement européen a activement invité la Commission européenne, à travers sa récente résolution contre la dépendance numérique, à agir sur la conception des plateformes pour lutter en amont contre les « techniques addictives » et des dérives de l’économie de l’attention31. Les règlements sur les services et marchés numériques (DMA et DSA) ouvrent la voie et le développement fulgurant des intelligences artificielles génératives nous y oblige, bien que la réglementation européenne actuelle se fonde encore sur le statut centralisé des plateformes. Au-delà d’une telle régulation, les perspectives de la recommandation citoyenne et du dégroupage des réseaux sociaux peuvent ouvrir les architectures numériques à d’autres formes d’organisations. Ces deux leviers constituent par ailleurs les meilleurs moyens de lutter efficacement contre les effets délétères de l’économie de l’attention et l’industrie de la désinformation, sans tomber dans l’écueil de la censure ou dans les insuffisances de la modération. Enfin, ils permettent de combiner « la liberté d’expression et le droit de la concurrence32 ». Sans mesures politiques, la diversité des opinions dans le champ des médias et l’innovation technologique dans le champ des télécommunications n’auraient pu raisonnablement perdurer. Il serait temps de nous en inspirer, si nous ne voulons pas abandonner les démocraties libérales au « business de la haine33 » et dérouler le tapis rouge aux « ingénieurs du chaos34 ».

Si limiter les usages numériques peut se révéler utile dans certains contextes, focaliser le débat sur ces questions risque surtout de masquer les vrais enjeux. Faisons plutôt le pari de la démocratie numérique : en agissant sur les systèmes de recommandations et en œuvrant pour le dégroupage des réseaux sociaux, nous nous nous donnerions les moyens de renouveler nos libertés d’expression et de pensée dans l’espace numérique et d’inventer un modèle européen fondé sur la contribution citoyenne.

1) Libération, « Fléau numérique : En Seine-et-Marne, les habitants votent pour limiter l’usage des écrans dans l’espace public » Libération. Février 2024. Disponible : https://www.liberation.fr/societe/en-seine-et-marne-les-habitants-votent-pour-limiter-lusage-des-ecrans-dans-lespace-public-20240204_AT5HRSOSDBALZGN3SBONL3FNTU/

2) N. Vallaud-Belkacem, « Najat Vallaud-Belkacem : « Libérons-nous des écrans, rationnons internet ! » Le Figaro. Mars 2024. Disponible : https://www.lefigaro.fr/vox/societe/najat-vallaud-belkacem-liberons-nous-des-ecrans-rationnons-internet-20240318

3) Conseil national du numérique, « Votre attention s’il vous plaît ! Quels leviers face à l’économie de l’attention numérique », 2022 : https://cnnumerique.fr/nos-travaux/votre-attention-sil-vous-plait-quels-leviers-face-leconomie-de-lattention

4) P. Le Lay, Les dirigeants face au changement, Éditions du Huitième jour, 2004. Patrick LeLay était alors le PDG de la chaîne de télévision TF1.

5)J-L Cassely, « Le vrai concurrent de Netflix ? Votre sommeil », Slate, avril 2017. Disponible : https://www.slate.fr/story/144029/vrai-concurrent-netlfix-sommeil

6) B.-J. Fogg, Persuasive Technology. Using computers to change what we think and do, Morgan Kaufmann, 2003.

7)H. Verdier et J.-L. Missika Le business de la haine, Calmann Lévy, 2022.

8) Conseil National du Numérique, « Votre attention s’il vous plaît ! Quels leviers face à l’économie de l’attention numérique », 2022 : https://cnnumerique.fr/nos-travaux/votre-attention-sil-vous-plait-quels-leviers-face-leconomie-de-lattention.

9) Non sans lien, O. Ertzscheid, « Le like tuera le lien », Affordance, 16 mai 2010. Disponible : https://affordance.framasoft.org/2010/05/le-like-tuera-le-lien/

11) « Scandale Facebook-Cambridge Analytica » Wikipédia. Disponible : https://fr.wikipedia.org/wiki/Scandale_Facebook-Cambridge_Analytica

12) G. Da Empoli, Les ingénieurs du chaos, Folio, 2023.

13) P. Plottu et M. Macé, « IRL, influence des radicalités en ligne. L’astroturfing, l’arme secrète de l’armée numérique de Zemmour sur Twitter ». Libération. Février 2022. Disponible : https://www.liberation.fr/politique/lastroturfing-larme-secrete-de-larmee-numerique-de-zemmour-sur-twitter-20220203_E3CKWO2DABA7HIP7ZQIGZXBPWE/

14) G. Da Empoli, Les ingénieurs du chaos, Folio, 2023.

15) Center for Countering Digital Hate, « The Toxic Ten », 2021 : https://counterhate.com/research/the-toxic-ten/

16) Center for Countering Digital Hate, « Deadly by design », 2022 : https://counterhate.com/research/deadly-by-design/

17) Commission européenne, « La Commission ouvre une procédure formelle à l’encontre de TikTok au titre du règlement sur les services numériques », Ec.europa.eu, 19 février 2024.

18) Amnesty International, « Les géants de la surveillance. Le modèle économique de Google et Facebook menace les droits humains », 2019 : https://www.amnesty.fr/actualites/facebook-et-google-les-geants-de-la-surveillance

19) S. Nelken, « Réseau social. Anne Hidalgo quitte X, ex-Twitter, devenu « arme de destruction massive de nos démocraties ». Libération. Novembre 2023. Disponible : https://www.liberation.fr/politique/anne-hidalgo-quitte-x-ex-twitter-devenu-arme-de-destruction-massive-de-nos-democraties-20231127_5HUQFSF3WNHSJBBTVC3JBVCWQ4/

20) PEReN, ChatGPT ou la percée des modèles d’IA conversationnels, avril 2023. Disponible :https://www.peren.gouv.fr/rapports/2023-04-06_Eclairage%20sur_CHATGPT_FR.pdf

21) A. Alombert et G. Giraud, Le capital que je ne suis pas ! Mettre l’économie et le numérique au service de l’avenir, Fayard, 2024.

22) C. Metz, In Two Moves, « AlphaGo and Lee Sedol Redefined the Future », Wired.com, 16 mars 2016.

23) H. Verdier et J.-L. Missika, Le business de la haine, Calmann Lévy, 2022.

24) C. Malone, « Is the Media Prepared for an Extinction-Level Event? », Newyorker.com, 10 février 2024.

25) Site de l’association Tournesol : https://tournesol.app/

26) En ce sens, voir également le travail réalisé par la Panoptykon Foundation, dont leur dernière note « Safe by default », Disponible : https://panoptykon.org/sites/default/files/2024-03/panoptykon_peoplevsbigtech_safe-by-default_briefing_03032024_0.pdf.Voir également Jean Cattan et Célia Zolynski, « Le défi d’une régulation de l’intelligence artificielle », AOC, 13 décembre 2023. Disponible : https://aoc.media/analyse/2023/12/13/le-defi-dune-regulation-de-lintelligence-artificielle/

27) Également directrice « Law & Policy des marchés numériques » chez Article 19, une organisation non gouvernementale qui défend la liberté d’expression. Site de l’ONG Article 19 : https://www.article19.org/

28) Conseil national du numérique, « Cultiver la richesse des réseaux », 2024 : https://cnnumerique.fr/nos-travaux/cultiver-la-richesse-des-reseaux

29) M. Luisa Stasi, « Réseaux sociaux : explorer l’opportunité du dégroupage », entretien avec le Conseil National du Numérique, 2023.

30) Ibid.

31) « De nouvelles règles européennes pour lutter contre la dépendance numérique », Communique de Presse du Parlement européen, 2023 : https://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20231208IPR15767/de-nouvelles-regles-europeennes-pour-lutter-contre-la-dependance-numerique

32 ) M. Luisa Stasi, « Réseaux sociaux : explorer l’opportunité du dégroupage », entretien avec le Conseil National du Numérique, 2023.

33) J-L. Missika et H. Verdier, Le business de la haine, Calmann Levy, 2022.

34) G. Da Empoli, Les ingénieurs du chaos, JC Lattès, 2023.

Publié dans Commentaire d'actualité, Non classé, Pensée | Marqué avec , , , , , | Laisser un commentaire

« Nouvelle histoire de Mulhouse » (6) : De 1918 à 2010

Partie 5 : Nous abordons la suite et fin de notre lecture de la Nouvelle histoire de Mulhouse. Marie-Claire Vitoux : 1918-2010, effondrements et reconversions

1914-1918

Otto Dix : Tryptique de la guerre. 1932. En dialogue avec le Retable d’Issenheim de Grünewald. On a pu le voir en 2017 au Musée Unterlinden à Colmar

« Les souffrances et les destructions furent à l’échelle de cette guerre mondiale et totale : immenses, elles éclipsent rapidement la joie, ou à tout le moins le soulagement, du 11 novembre 1918 «  ( Nouvelle histoire de Mulhouse p. 274)

Il y aurait beaucoup de choses à dire sur les conséquences matérielles et morales de cette première guerre industrielle, avec ses Gueules cassées et cerveaux abîmés. Mutilation des corps et des esprits, sachant qu’il n’y a pas de corps sans esprit ni d’esprit sans corps. On s’aperçoit alors que les mêmes techniques capables de construire de belles choses peuvent d’un coup aussi les anéantir. Vengeance de la technique sur son déni, dira Walter Benjamin. Pour le centenaire de cette catstrophe, Bernard Stiegler écrivait :

« En 1919, Paul Valéry soulignait le caractère intrinsèquement pharmacologique des fruits de la vie de l’esprit eux-mêmes, affirmant que les neuf millions de morts, vingt millions de blessés et milliers de villes et de villages détruits par la Grande Guerre et tant d’autres horreurs encore
                           n’auraient pas été possibles sans tant de vertus.
De nos jours, et en cette année où nous « commémorons » la Grande Guerre apparemment sans entendre ce qu’elle annonce dans notre à venir, la démoralisation de la vie de l’esprit que Freud analyse peu après Valéry et peu de temps avant Husserl comme un « malaise dans la culture » (qui se présente à Husserl d’abord comme une crise des sciences) est devenue un malaise dans la consommation. La consommation comme accomplissement mondial de la baisse de la valeur esprit a en fin de compte remplacé, court-circuité et anéanti la culture par la promotion mondiale et plus ou moins standardisée des pratiques et usages du système technique planétarisé à travers un marketing d’ampleur elle-même mondiale ».

(Bernard Stiegler : Ce que nous apprend Paul Valéry)

« Les années 1920 : des années grises »

L’économie alsacienne, nous l’avons vu, était, avant guerre, fortement intégrée à celle de l’Allemagne. Ce marché, elle souhaite le conserver, après-guerre, mais il faisait aussi l’objet de convoitises britanniques et françaises. Côté français, ses concurrents « veulent retarder l’invasion de produits alsaciens », alors que la laine peignée de Roubaix et les cotonnades de Lille se mettent à menacer les productions locales. Le Traité de Versailles n’avait accordé que cinq années de transition et de franchise pour les produits alsaciens entrant en Allemagne alors que les importations de matériel dont les industriels avaient besoin étaient lourdement taxées. Restaient les marché coloniaux. Il fut ainsi créé, à Mulhouse, en 1925, un Office colonial sous l’impulsion d’Alfred Wallach.
En 1920, il n’y avait plus à Mulhouse que trois établissements d’impression sur étoffe. Dans la  métallurgie, la SACM se diversifie vers l’électrique et l’équipement des mines de potasse qui passent sous contrôle étatique, Mines domaniales des Potasses d’Alsace (MDPA). La SACM et Thomson-Houston créent, en 1928, une filiale commune : Als-thom devenu Alstom en 1998. Dans les années 1920, « la potasse devient centrale » mais échappe au patronat mulhousien. Il y a création d’entreprises nouvelles dans le domaine des objets de consommation.

« Les dynamiques économiques, aussi diverses et fragiles qu’elles soient, se heurtent également à la pénurie de main-d’œuvre, dont les causes sont structurelles : conséquences démographiques de la guerre, tarissement des réservoirs ruraux, attractivité salariale plus grande de nouveaux secteurs, en particulier la potasse. Aussi, certaines entreprises textiles ne travaillent qu’à 50 ou 70 % de leur capacité. Le recours à l’emploi des femmes et des travailleurs étrangers, nettement moins payés, et plus encore l’organisation scientifique du travail (O.S.T.), permettent de pallier partiellement le problème sans recourir à des hausses de salaires » (p. 276)

L’O.S.T. est plus connue sous le nom de taylorisme. Elle organise la séparation du management et des tâches d’exécution. On aurait aimé en savoir un peu plus sur l’ introduction du travail à la chaîne dans les entreprises mulhousiennes.

Etaient privilégiés, pour remplacer les patrons allemands, ceux qui étaient « réputés francophiles ». Ces derniers seront eux-mêmes éclipsés par ceux qui avaient rejoint la France. La société industrielle « a perdu en grande partie son esprit collectif ». Sur le plan démographique, « c’est l’atonie qui caractérise Mulhouse dans l’entre-deux-guerres ». A la fin des années 1920, les fonctionnaires et employés forment 15 % de la population. Cependant,

« la classe ouvrière, maintenant organisée en syndicats et représentée politiquement, continue de donner sa couleur dominante à la société mulhousienne. Et cette couleur n’est guère riante » (p.278)

Mais faite de souffrances, non seulement en raison du chômage partiel ou total, mais aussi parce que Mulhouse « reste une région de bas salaires en particulier dans l’industrie textile ».. Par ailleurs le coût de la vie augmente constamment.

« La défense du pouvoir d’achat est à l’origine de la quasi-totalité des grèves de l’après-guerre. Les années 1920 sont une période de grand conflictualité sociale, le plus souvent en décalage avec la situation sociale du reste de la France »(p.278)

Puis vint la Crise de 1929 : krach boursier et Grande Dépression. A Mulhouse, le choc est violent :

« Le chômage complet ou partiel du chef de famille, s’ajoutant à celui de l’épouse, voire des enfants adolescents, provoque une chute dramatique des revenus disponibles dans les familles ouvrières. Les secours apportés à leurs adhérents par les caisses mutuelles se révèlent très rapidement insuffisants : les caisses sont écartelées entre le tarissement des cotisations et la croissance des demandes d’aide » (p.288)

C’est donc la municipalité – social-démocrate, confortablement élue – qui organise l’assistance sociale qu’elle combine avec une politique de grands travaux, contrepartie de l’aide sociale. Pour en bénéficier, il fallait être depuis plus d’une année résident à Mulhouse. La création d’un Office public d’HBM (Habitations à bon marché), en 1922, est précédée, en 1920, par celle de l’Office municipal du logement.

En 1921, 4000 demandes de logement sont en souffrance. La tentative de société immobilière privée est un échec. Les entreprises n’y participent pas si ce n’est pour leurs seuls salariés. Avec la création en 1922, d’un office public d’habitations à bon marché, la municipalité mulhousienne «  prend la pleine et entière responsabilité du logement populaire : c’est la mise en œuvre concrète du « socialisme municipal ». Ce sera la création, sur le modèle de la cité-jardin, et selon les normes définies par la ville, de la cité Brustlein, puis Wolf II, ensuite le Haut-Poirier, enfin Drouot où 800 logements sortiront de terre sur les 1000 initialement prévus mais avec bains-douches (aujourd’hui espace Caritas), lavoir, dispensaire, groupe scolaire … . L’inauguration de la piscine Pierre et Marie Curie, avec ses bassins, baignoires, bains médicinaux (romains), date de 1925. Sa construction avait été décidée par l’administration allemande en 1911. Elle est aujourd’hui fermée définitivement. Il n’y a pas d’information sur le devenir de ce bâtiment.

La politique de grands travaux, qui occupera environ les trois quarts des chômeurs, provoque « de vives tensions entre les forces politiques mulhousiennes, la gauche qui tient la mairie et la droite qui détient à partir de 1932 le siège de député avec Alfred Wallach.

« En lien avec les enjeux régionaux (en particulier l’autonomisme) et nationaux (les ligues d’extrême droite, l’alliance PC-SFIO dans le Front populaire), la vie politique des années 1930 se recompose » (p.269)

Si, en 1935, la municipalité de Front populaire emporte les élections, les législatives de 1936 montrent « la solide implantation de l’extrême droite à Mulhouse : l’anticommunisme [la gauche allait brûler les églises], la xénophobie et la judéophobie, ainsi que le rejet de la république parlementaire voire de la république tout court, s’expriment haut et fort dans la ville ».

Taylorisme, fordisme et « crise du progrès »

Je fais un écart par rapport au livre. Dès 1936, le sociologue et philosophe Georges Friedmann, connu pour ses travaux sur les relations de l’homme à la machine, diagnostiquait une « crise du progrès », titre de son livre paru la même année. Il y analysait le taylorisme et le fordisme et l’ « effondrement » du progrès. Plutôt de l’idéologie du progrès qui « devenait la doctrine de l’ingénieur ». Le fossé se creusait entre la « rationalisation » industrielle et la Raison. ( Cf Georges Friedmann : la crise du progrès. NRF Gallimard. 1936). Georges Friedmann résumera plus tard (1977) la permanence de ce qu’il nomme la « malédiction taylorienne ». Elle repose sur «  la séparation tranchée, la dichotomie entre, d’un côté, tout ce qui est préparation, conception, organisation, décision, pouvoir – de l’autre, les tâches d’exécution ». Ces dernières sont, par ailleurs, de moins en moins manuelles. « De la main-d’œuvre au cerveau d’œuvre » (MIchel Volle).

« Cette dichotomie date de Taylor, qui s’efforça de séparer le plus possible les fonctions de direction et les travaux manuels. On connaît de lui, en ce sens, un mot célèbre que rapporte sa grande biographie par Copley, jamais traduite en français. Vers 1880, aux aciéries Midvale, les questions répétées d’un ouvrier, qui étaient le fruit de ses expériences quotidiennes, finirent par faire exploser son flegme légendaire :  » Taisez-vous !  » (ou plutôt :  » Fermez-la  »  » Shut up ! »), lui cria-t-il un matin.  » Vous n’êtes pas ici pour penser, d’autres sont payés pour cela !  » Cet ouvrier, qui refusait de ne pas comprendre ce qu’on lui faisait faire, s’appelait Shartle. Son nom mérite de ne pas être oublié, de même que l’apostrophe du fondateur de l’Organisation dite  » scientifique  » du travail (O.S.T.).…]
Finalement Taylor, technicien génial, mort en 1915, est un des hommes dont la pensée et l’action auront le plus marqué le monde du vingtième siècle lequel, en dépit d’un concept à la mode, est encore loin de « l’ère postindustrielle  » ».

(Un entretien avec Georges Friedmann : La  » malédiction taylorienne « )

Le taylorisme sera prolongé par le fordisme et ses avatars, qui mettront le « travail en miettes » (G.Friedmann). La production ne dépendra plus de la demande mais la demande de la production. Il s’agira d’aller «  au devant des besoins du public » et de les susciter. C’est l’invention du capitalisme consumériste via la captation du désir par la publicité (E. Bernays) et la vente par l’économie de l’attention du « temps de cerveau disponible » (P. Lelay), à la télévision. Il a lui aussi atteint ses limites. Nous sommes à l’ère de l’algotaylorism, (contraction d’algorithmes et de taylorisme), nous prévenait la Kunsthalle en 2020.

Retour à la Nouvelle histoire de Mulhouse

Mulhouse sous le joug nazi

Marie-Claire Vitoux résume à grands traits cette période qui a fait l’objet déjà d’une série de livres cités en référence. Elle procède cependant à quelques rappels. Les troupes allemandes franchissent le Rhin, le 15 juin 1940, et occupent rapidement l’Alsace. Trois jours plus tard, une section de la Wehrmacht prend possession de la ville. La croix gammée est hissée sur l’Hôtel de ville. La place de la Réunion devient Adolf-Hitler-Platz. Très vite se déploie une politique d’intégration au troisième Reich et de nazification : « L’habitant est enserré dans une toile dense d’institutions de contrôle » du parti nazi, NSDAP. Tout ce qui rappelle la France est effacé, les bibliothèques épurées de ses ouvrages dans la langue de Molière, le français interdit. La ville est autoritairement agrandie des communes de Bourtzwiller, Brunstatt, Illzach, Pfastatt, Riedisheim. Au minimum 2 650 mulhousiens, et sans doute plus, dont l’ensemble de ceux de religion juive, seront expulsés vers la France. Le récent ouvrage de Christophe Woerhlé, Les déportés juifs de Mulhouse », recense 482 victimes de la déportation natifs de la ville ou en lien avec elle. Toutes ont été arrêtées ailleurs en France, puisqu’à la suite du décret du 13 juillet 1940, tous les juifs avaient été expulsés de l’Alsace occupée.
Les nazis ne demandent pas seulement d’obéir mais d’adhérer. La jeunesse est embrigadée dans les jeunesses hitlériennes en deux organisations séparées, garçons et filles. Ma mère y fut obligée comme toutes les autres jeunes filles.

Résistances

Marie-Claire Vitoux distingue deux formes de résistance à l’occupant. Il y a celle active, qu’elle définit comme formée de « toutes les actions qui entravent l’action répressive et militaire nazie ». ainsi les réseaux de passeurs comme la filière d’évasion de la famille Rohmer, le réseau martial, ou le réseau communiste de Georges Wodli dont faisait partie Marcel Stoessel.

J’ajoute que ce dernier, né le 13 septembre 1904 à Mulhouse, est arrêté par la Gestapo le 12 mai 1942 sur son lieu de travail à Mulhouse (la SACM). Il est interné à Mulhouse, transféré le 5 juin au camp de Schirmeck, déporté le 12 décembre 1942 à la prison de Bühl (Allemagne) puis le 15 mars 1943 à Strasbourg, jugé par le Volksgerichtshof, le tribunal du peuple du 19 au 23 mars 1943 à Strasbourg, condamné à la peine de mort pour haute trahison, déporté le 9 avril 1943 à la prison de Stuttgart (Allemagne) et guillotiné en déportation le 29 juin 1943.. Les 1er et 29 juin 1943, outre Marcel Stoessel, sept autres Haut-Rhinois ont été guillotinés à Stuttgart. Il s’agit de René Birr (Reguisheim), Eugène Boeglin (Rouffach), René Kern (Morschwiller-le-Bas), Alphonse Kunz (Mulhouse), Adolphe Murbach (Colmar), Auguste Sontag (Wintzenheim) et Edouard Schwartz (Lutterbach) jetés ensuite dans une fosse commune à Heidelberg (Allemagne). Ce qui ne sera pas le cas de Marcel Stoessel, enterré au cimetière de Dornach. Aux élections municipales de 1945, son épouse Marie Stoessel a été élue au conseil municipal de Mulhouse sous l’étiquette du parti communiste. (Cf.)

Mon père n’avait pas été reconnu comme résistant. Il n’en a pas moins eu un parcours singulier peu reconnu, celui de réfractaire évadé. Je raconterai bientôt cela en détail. Il avait été, comme tous les jeunes alsaciens de sa génération, incorporé de force dans l’armée allemande en octobre 1942. Il racontait qu’ils avaient été nombreux à entonner la Marseillaise à leur départ en gare de Mulhouse. Envoyé en Yougoslavie contre les partisans de Tito puis en Italie, il déserte la Wehrmacht en septembre 1944 – ce qui lui vaut une condamnation à mort – pour rejoindre un maquis italien. Un temps agent de liaison entre le maquis et la 8ème armée britannique, il s’engage, en décembre 1944, dans la Marine française.

Il y avait aussi toutes les formes de résistance symboliques. Sa gamme est variée. Elle permet à l’historienne d’affirmer que la population mulhousienne, «  dans sa très grande majorité, n’a pas adhéré au projet nazi ». La 1ère division blindée « composée majoritairement de troupes nord-africaines [dont l’un de mes futurs oncles et parrain] libère totalement la ville le 24 novembre 1944 avec le soutien des FFIA [Force française de l’intérieur en Alsace] du commandant Daniel [Paul Winter] » .

Reconstruction

Puis il fallut reconstruire ce qui avait été démoli, déminer. Plus du tiers des immeubles ont été détruits ou fortement endommagés, 450 bâtiments industriels et 200 bâtiments publics par les bombardements alliés. On emploiera pour déblayer 20 000 prisonniers de guerre allemands. Les expulsés et les prisonniers de guerre reviennent. Des baraquements d’urgence pallient à la pénurie de logements. En décembre 1948, j’étais à peine né, le « train de l’amitié » franco-américaine » amène 40 tonnes de nourriture (Plan Marshall). 1950 connaîtra les derniers tickets de rationnement. Marie-Joseph Bopp, dont le journal est cité par l’auteure, relate :

« Des particuliers peu recommandables [résistants auto-proclamés] se sont placés à la tête d’une bande pour faire l’épuration à leur façon. A la tombée de la nuit, ils pénètrent dans les maisons des soi-disant collaborateurs et surtout des collaboratrices, les traînent dehors et les maltraitent. Les femmes sont mises à nu et tondues ».

J’avoue que j’ignorais que Madeleine Rebérioux avait été élue conseillère municipale communiste à Mulhouse de 1948 à 1950. L’agrégée d’histoire a enseigné de 1946 à 1950 au lycée de jeunes filles. Elle avait épousé Jean Rebérioux, un berrichon qui était alors surveillant général du lycée de garçons de la ville.

L’une des différences majeures entre les deux sorties de guerre du XXè siècle se voit dans le paysage urbain qui, à l’opposé de 1919, a, cette fois, été « remodelé »

« L’État s’impose alors comme le pilote de la fabrication de la ville. Jusque-là, les initiatives patronales de logements ouvriers au XIXè siècle et le socialisme municipal de l’entre-deux-guerres avaient fabriqué un urbanisme mulhousien original «  (p.317)

On assiste en quelque sorte à une nationalisation de l’aménagement des territoires urbains. C’est avec la fin du « capitalisme familial » aussi la fin d’un modèle mulhousien qui, se jouant des hétéronomies, cherchait à conquérir ses marges d’autonomie.

 Globalement, les années 1960 marquent […] une rupture majeure dans l’histoire industrielle de Mulhouse : le transfert des sièges sociaux vers Paris et l’absorption de certaines entreprises mulhousiennes dans des groupes mondialisés coupent le lien de responsabilité économique et sociale entre patronat et salariés. Le pouvoir décisionnel , dans le domaine économique, échappe aux grandes familles mulhousiennes et la gouvernance des entreprises se déterritorialise » (p.328)

La production aussi se déterritorialise avec pour conséquence la montée du chômage.

«  Par petites ou grandes fournées, ce sont des centaines d’emploi qui disparaissent dans le textile et la métallurgie »

Alors que l’on assiste à la disparition d’entreprises mulhousiennes de filature historiques s’implante dans la forêt de la Hardt l’industrie automobile en l’occurrence Peugeot qui installe en 1968, les chaînes de montage d’une usine d’assemblage. On y montera intégralement la « 204 ».

L’université

Pour répondre au besoin d’élever le niveau de formation des futurs salariés des entreprises de la région, le conseil municipal décida, en 1957, la création du « groupe universitaire de l’Illberg », avec l’ouverture d’une propédeutique scientifique, plus tard collège scientifique universitaire (CSU), le transfert de l’École de chimie (qui fut rattachée à l’Université de Strasbourg) et la construction d’une cité universitaire. La propédeutique lettres ouvre en 1963 pour devenir après son déménagement au Petit Lycée, Grand Rue, le Collège littéraire universitaire (CLU), en 1966.

Selon Nicolas Stosskopf, « L’ouverture d’une propédeutique-lettres à Mulhouse semble s’être dessinée lors des Journées textiles de 1961 » lorsque Bernard Thierry-Mieg, président-directeur général du groupe textile Schaeffer à Pfastatt interpella alors le ministre de l’Éducation nationale en ces termes :

« Nous avons besoin de littéraires, pour aborder les problèmes de haut, pour nous conduire à une vue synthétique des choses, et pour créer un équilibre harmonieux dans les entreprises et parmi les étudiants. Rien ne vaut, nous l’avons souvent expérimenté, pour la formation des hommes, la version latine et la dissertation française. »

(Nicolas Stosskopf : Université de Haute-Alsace. La longue histoire d’une jeune université . Cité par MC Vitoux p.332)

Beau comme l’antique. Il a tout de même fallu de fortes mobilisations pour faire en sorte que les études littéraires se diversifient et parviennent jusqu’à la licence. Également pour qu’elles sortent de l’étroitesse d’un lycée pas vraiment fait pour ça et sous équipé pour rejoindre le campus.

« La loi Edgar Faure votée en 1969 pour répondre à l’insatisfaction de la jeunesse qui s’était exprimée en Mai 68 (qui trouva d’ailleurs peu d’écho à Mulhouse), permet le regroupement, puis l’émancipation de l’université de Haute-Alsace » (p.333)

Voilà qui me paraît un peu trop vite dit. L’insatisfaction de la jeunesse me semble un euphémisme. On étouffait dans la France de De Gaulle et Pompidou. Qu’il y ait eu peu d’écho de Mai 68 à Mulhouse, est une question de point de vue. J’y vais du mien. Certes, il n’y a pas eu de barricades et de confrontation avec la police. Mai 68 ne se limitait pas à cela. Les manifestations et les grèves se sont déroulées dans le calme, avec des phénomènes de décalage par rapport aux mouvements nationaux et à l’intérieur même de la région Alsace.

« L’hégémonie conservatrice interdisait la confrontation avec la modernité et créait un sentiment de déréliction, qui ne facilita pas le déclenchement des mouvements sociaux et provoqua des décalages dans l’insertion de la région dans la crise de mai »

(Strauss Léon, Richez Jean-Claude : Le Mouvement social de Mai 1968 en Alsace. In: Revue des sciences sociales de la France de l’Est, N°17, 1989)

Les auteurs du même texte ajoutent :

« On est frappé […] par l’importance des décalages régionaux. La « normalité » de la région industrielle mulhousienne et ses annexes (Guebwiller, Thann, le bassin potassique), s’opposa visiblement au faible niveau de mobilisation du reste de l’Alsace ».

Il y a aussi eu un avant et un après mai 68. Un exemple de l’avant :

« La manifestation du 26 octobre 1967, qui avait pour but d’attirer l’attention du gouvernement sur la dégradation de la situation économique et sociale dans le Haut-Rhin, et qui a réuni à Mulhouse des milliers de manifestants, a failli tourner à l’émeute. Cent cinquante gardes mobiles l’arme au pied, et huit cents C.R.S., stationnaient à proximité de la sous-préfecture lorsque les manifestants y déposèrent une couronne mortuaire en mémoire des deux cents usines fermées dans le Haut-Rhin de 1955 à 1965. La plupart des vitres de la sous-préfecture volèrent en éclats » ( Le Monde 27 octobre 1967).

Il y a eu, dans cette période, une autre singularité mulhousienne. La Fédération des étudiants de Mulhouse était de tendance UNEF-Renouveau et s’est d’emblée entendue avec la CGT. Voici le témoignage de mon ami Michel Pastor, venu du Piedmont cévenol, pour faire des études d’ingénieur chimiste à l’École de chimie de Mulhouse (ESCM). Il venait d’entamer sa première année. Il revient début janvier 1968 après avoir passé Noël chez ses parents à Saint-Bauzille-de-Putois :

« En mars, on parle de problèmes à Nanterre […]. Mais que c’est loin Nanterre, pour nous étudiants privilégiés et loin de tout tumulte. Cependant, la situation ne se calme pas à Paris.
A Strasbourg on parle déjà de gréve. Au mois de mai, les manifestations étudiantes sont réprimées et plusieurs ‘agitateurs’ sont emprisonnés. […] Nous sommes tous les jours a l’écoute des radios périphériques (Europe 1 et RTL), moins soumises à la chape de plomb imposée par le pouvoir gaulliste à l’ORTF. Par la radio, nous vivons en direct les événements parisiens. Peu a peu, l’agitation gagne la paisible et toute jeune université du Haut-Rhin […].
Tout va basculer après le 10 mai, la nuit des barricades à Paris et avec l’appel des syndicats ouvriers à soutenir le mouvement étudiant. Le premier mouvement significatif sera la manifestation du 13 mai qui rassemblera des milliers de personnes au centre de Mulhouse. A l’ESCM, nous avons décidé de participer à la manifestation. On le fera en veillant jalousement à l’autonomie des étudiants par rapport aux syndicats ouvriers. Je me souviens de l’insistance d’un certain nombre d’élèves ingénieurs pour que nous portions des brassards blancs et non pas rouges afin que nous ne paraissions pas à la remorque des syndicats. Il n’y a ni banderoles, ni mots d’ordre de l’UNEF qui n’a plus d’existence organisée à Mulhouse. Notre seul cri de ralliement c’est « libérez nos camarades ».
Pour moi, le 13 mai 68, est un nouveau départ. Après la manifestation, je tente de prendre contact avec la CGT et je suis présenté à Léon Tinelli, secrétaire de Union Départementale CGT du Haut-Rhin. Cette rencontre sera décisive pour la suite de mon investissement militant et pour la création d’un solide mouvement étudiant à Mulhouse.
Léon Tinelli accepte non seulement de me parler mais il m’accueille avec une réelle empathie. Il me fait part de sa disponibilité et de celle de la CGT à accompagner la création de l’UNEF à l’université. II m’interroge longuement à propos de la situation sur le campus et me présente un certain nombre de camarades de la SNCF, d’EDF, de PEUGEOT, de la Société Alsacienne de Construction Mécanique (SACM).
Cette attitude toute d’ouverture et de dialogue est tout à fait remarquable si l’on se replace dans le contexte de l’époque où les relations entre la CGT et le mouvement étudiant ne sont pas un long fleuve tranquille. Mais Léon Tinelli, n’est pas n’importe qui : fils d’immigré italien, né en 1925 à Wittenheim, ouvrier des mines de potasse, il préside aux destinées de l’Union Départementale CGT du Haut-Rhin. Affable et intelligent, il reste toujours ferme dans ses convictions. […].
Après le 13 mai 68, je resterai en contact avec la CGT et les Tinelli, car si Léon joue le rôle que l’on peut imaginer, je ne peux oublier Jacqueline, son épouse, qui nous aidera tant pour mettre en place les premiers outils de propagande de la future fédération des étudiants de Mulhouse affiliée à l’ UNEF. Et va le mois de mai, de manifs en meetings ou d’actions plus ou moins symboliques comme l’accrochage d’un drapeau rouge sur le toit de l’université. Toutefois un événement me marquera plus particulièrement.
Le 29 mai, je suis dans les locaux de la CGT qui bruissent d’une nouvelle extraordinaire : De Gaulle est à Mulhouse. Un camarade du bassin potassique jure qu’il l’a vu arriver en hélicoptère et partir vers l’Est entouré d’officiers. Il convient de rappeler que son gendre le général De Boissieu est en garnison à Mulhouse. [où il commande la 7e Division mécanisée]. Pour les militants présents pas de doute, De Gaulle est venu chercher le soutien de l’armée. […]  »

(Michel Pastor : Mémoires d’un enfant albinos du Piedmont cévenol. Vérone éditions. P. 87-90. J’ai déjà parlé de ce livre sur le SauteRhin.)

La suite est connue. Après sa rencontre avec le général Massu à Baden-Baden, De Gaulle reprend la main, dissout l’Assemblée nationale. La déferlante gaulliste qui suivra ne sera pas, pour nous, le seul coup de massue de cette année-ci. En août 1968, les troupes du Pacte de Varsovie occuperont la Tchécoslovaquie pour mettre un terme Printemps de Prague.

Journal L’Alsace du 27 mars 1971

Je ne connaissais pas encore Michel mais cela n’allait pas tarder. A la rentrée universitaire 1968-69, j’avais entamé des études de lettres, au CLU de Mulhouse. Et cela en tant qu’étudiant salarié. J’enseignais entre autre le français au CET Lavoisier. J’avais adhéré à l’Union des étudiants communistes (UEC) à la Faculté de médecine de Strasbourg où j’ai vécu mai 68.. J’ai continué à militer à Mulhouse avec Michel Pastor et Alain Gourdol notamment. Nous étions l’Unef-renouveau. L’AG de Mulhouse faisait partie du petit nombre de structures dans lesquelles, au sein de l’UNEF, la dimension syndicale de renouveau était majoritaire. La Fédération des étudiants de Mulhouse avait une centaine d’adhérents, soit près d’un étudiant sur dix et des élus aux conseils d’administration de l’Université, grâce à la réforme initiée par Edgar Faure en 1969. Aux élections universitaires de 1971-72, Mulhouse a connu le deuxième plus fort taux de participation des étudiants (67%) après Valenciennes. En cela nous avons contribué à la création de l’Université de Haute Alsace qui existera pleinement à partir de 1975. Mais nous ne serons déjà plus là. Notre activisme militant avait pas mal de grains à moudre entre problèmes locaux et nationaux, tant pour le statut de l’université et ses moyens que pour les conditions de vie et d’études.

A titre d’exemple, le mouvement de grève, en 1970, – elle fut totale au CLU- contre la circulaire Guichard voulant rendre facultative l’enseignement de la seconde langue dans les établissements secondaires.

Journal L’alsace 20 février 1970

Cette histoire reste à écrire. En lien, bien sûr, avec celle des syndicats enseignants très actifs aussi sur la question du devenir de l’université de Mulhouse. Et, pour ce qui est de mai 1968, en y associant ce qu’il se passait dans les lycées.

Les grèves de salariés ont été nombreuses dans les mois de mai et juin 1968. Je ne fait pas le détail mais il est disponible.

La suite de la Nouvelle histoire de Mulhouse est très dense et nous mène en peu de pages jusqu’à 2010. Je ne les résumerai pas, me contentant de relever quelques aspects.

« Dans les années 1960-1980, de profondes mutations démographiques et sociales se produisent à Mulhouse et dans sa périphérie. Les dynamiques démographiques commencent en effet à s’inverser à la fin des années 1970 entre la ville centre et les communes environnantes. Alors que la population mulhousienne avait augmenté dans les 15 dernières années suivant la fin de la Seconde guerre mondiale, elle stagne ensuite, tandis que les communes alentour connaissent une forte croissance…» (p.339)

En clair, les couches moyennes travaillant à Mulhouse ont tendance à s’installer en périphérie tout en bénéficiant des infrastructures culturelles de la ville. Le nouvel espace culturel « La Filature » ouvrira en 1993. Il paraît que sa création relevait de « l’audace ». C’est du moins ce que prétendent ses promoteurs aujourd’hui. Elle avait pourtant été largement préparée par les acteurs locaux qui en furent ensuite évincés.

Marie-Claire Vitoux cite Laurent Kammerer pour qui le « réflexe loyaliste » des Alsaciens et de leurs représentants a, « de fait, privé l’Alsace de la maîtrise de son destin économique ».

Il est toujours bon de rappeler l’affaire Schlumpf qui, en 1976, symbolise l’esprit rétrograde d’un certain patronat du textile. Les frères spéculateurs financiers Schlumpf, s’étaient constitués par rachats successifs, à Mulhouse mais aussi à Roubaix, un empire dans le domaine de l’industrie lainière mais aussi dans l’immobilier et le champagne. En octobre 1976, leur usine de Malmerspach ferme ses portes. Deux mille employés se retrouvent à la rue sans indemnités. Le groupe est en cessation d’activité. En mars 1977, un groupe de syndicalistes de la CFDT faisant en quelques sorte le tour du propriétaire découvre dans les entrepôts mulhousiens une superbe collection de 500 voitures anciennes restaurées dont 123 Bugatti et 14 Rolls-Royce. Les salariés occupent le site pendant deux ans et ouvrent gratuitement au public ce qu’ils appelleront le « Musée des travailleurs ». qui deviendra le Musée de l’automobile, en 1981.

A propos de la concertation

Que les maires de la ville aient été confrontés à une série de problèmes complexes, je n’en disconviens évidemment nullement. Cependant, le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne s’en sont jamais ouverts à la population considérée comme trop bête pour y être associée. J’ai participé à suffisamment de soit-disant remue-méninges, états généraux de la culture (1997), association mulhousienne de la culture (2011) ou forums dits citoyens (notamment ceux dans les quartiers après les attentats contre Charlie-Hebdo en 2015), pour avoir acquis la conviction que ce que l’on appelle concertation ou participation sont de vains mots (ce qui vaut aussi pour l’opposition de gauche). Au mieux, cela sert à fournir des idées pour le marketing politique. J’ai même participé au Forum du journal Libération (qui officiait comme prestataire de service) en octobre 2014.

J’avais assisté, en sus des plénières, à l’atelier sur la ville numérique et ses possibles qui s’est acharné à montrer que, oui décidément, il n’y avait rien à faire avec ce qui se concocte au sein de la municipalité. Entre un adjoint qui croyait encore qu’Internet est un media et celui qui portait un T-shirt Facebook, au milieu un DSI (Directeur des Systèmes d’Information)-qui-ne-fait-pas-de-politique, il y avait de quoi flipper.
Un comédien nous avait lu un texte affligeant, une sorte de projection dans une ville qu’à la fin on ne pouvait qu’avoir envie de fuir, une ville du tout automatique sans problèmes sociaux, centralisée, hiérarchisée, sans la moindre problématisation. D’un côté, on débat gentiment pendant que, de l’autre, la ville met en place des dispositifs sans la moindre discussion et participation des citoyens : smart grids pour le comptage de l’eau, dispositifs d’optimisation du trafic, accès wifi répandus dans la ville, dispositif IRI itinéraires et repères intelligents. Vidéosurveillance à tous les coins de rue. Débattre de cela ? Pas besoin puisque c’est technique. « Tout ce qui est métier ne relève pas du débat public » a déclaré l’Adjoint au numérique. Un déni de fuite bien commode. Le refus de considérer que les algorithmes sont aussi une construction sociale et que c’est à leur niveau que devrait se faire la participation est riche de déconvenues. J’avais néanmoins fait deux propositions. La première consistait à demander la neutralité des élus politiques qui n’ont pas à aborder la marque Facebook sur leurs vêtements fussent-ils fabriqués en Alsace (C’est l’argument que l’on m’a retourné). J’ai également repris une suggestion déjà faite lors du débat précédent : imaginer une façon de rendre visible la collecte de données et de traces produites par les habitants lorsqu’ils circulent dans la ville. En vain bien sûr.

Arrêt sur image pour conclure

Le livre s’achève sur une conclusion générale qui reprend les différents chemins par lesquels ce qui fut une cité-Etat est passée. Un « arrêt sur image » qui fait le portrait des Mulhousiens d’aujourd’hui mérite d’être amplement cité :

« La population mulhousienne est jeune : un mulhousien sur cinq a moins de 15 ans. Ils viennent d’ici et d’ailleurs, du proche et du lointain : la ville aux 100 cheminées du XIXè siècle est devenue la ville aux 136 nationalités. Ville d’immigration, Mulhouse a aspiré tout au long de son histoire ceux qui n’avaient plus rien à perdre comme ceux qui avaient le goût du risque. Les écarts grandissants de fortune qui ont accompagné au XIXè siècle la ségrégation spatiale se sont aggravés dans la seconde moitié du XXè siècle.
La ville accueille et retient les classes défavorisées, les primo-arrivants, les familles monoparentales et nombreuses. Mulhouse reste une ville populaire et pauvre au sein d’une agglomération globalement plus riche. Elle est ainsi une ville de type archipel, où la logique du vivre entre soi a été poussée à son extrême. Pourtant, nombreux sont les bacs et les ferrys reliant les îlots entre eux. Un tissu associatif solide existe, héritier de la double tradition de philanthropie patronale et du syndicalisme chrétien et socialiste : plus de 1000 associations tissent du vivre-ensemble ».

Les auteur.e.s se demandent alors, sans vouloir faire de prospective, « quelles sont à l’aube du XXIè siècle les dynamiques à l’œuvre dans cette ville-kaléidoscope ? »

«  La nouvelle histoire de Mulhouse s’inscrit en écho de l’un des scénarios repérés en 2018 par le géographe Raymond Woessner dans son Atlas de l’Alsace. Enjeux et Emergences, celui qui aiderait les acteurs de Mulhouse à faire de la ville un archétype, un territoire capable (à nouveau…) d’innovations en s’appuyant sur ses spécificités et ses valeurs. […]
La position de carrefour de la ville est mise en avant par les aménageurs mulhousiens comme un élément d’attraction majeure. C’est un réel atout à condition que l’agglomération soit en capacité d’apporter une plus-value à ses deux puissants voisins, l’Eurométropole de Strasbourg et la « petite ville-monde » qu’est Bâle.
Dans le domaine économique, certaines dynamiques porteuses d’avenir se dessinent. En gestation depuis les années 2000, KMØ, implanté en 2019 dans un ancien bâtiment de la SACM à côté du campus Fonderie, constitue le cœur d’un écosystème complet autour des services informatiques. D’autres secteurs d’innovations technologiques ont donné lieu a la création de start-up qui pourraient permettre à la ville de s’insérer dans l’économie de la connaissance. [Quoi t’est-ce?]
[…]
Tout est donc possible à l’heure de la crise systémique à la fois écologique, sociale et démocratique qui ouvre le XXIè siècle. La capacité de résilience d’une ville pauvre mais inventive et solidaire, sera-t-elle mobilisée […] pour s’inventer un nouveau destin ? »

J’ai sauté la notion de « résistance » qui dans ce cas-ci, resterait dans le cadre de l’existant dont précisément il faudrait sortir.

Ne reste plus qu’à faire de Mulhouse un territoire apprenant contributif pour re-mondialiser, au sens de refaire un monde face à l’immonde, ce que la globalisation a détruit en éliminant les échelles locales et la diversité de leurs savoirs par l’uniformisation, la standardisation technologiques manipulant les goûts, les opinions et les comportements par des algorithmes. Je préfère que l’on utilise plutôt le terme de globalisation que celui de mondialisation au sens où le premier désigne précisément ce qui ne fait pas un monde.
Les territoires apprenants contributifs associent chercheurs, acteurs économiques, culturels et sociaux des territoires avec la population pour inventer un à-venir repensant le travail non comme le fait d’en avoir un mais d’en faire un.

« Sont dits apprenants des territoires qui créent les conditions pour que leurs habitants puissent pratiquer les savoirs nécessaires au déploiement de nouvelles activités au service de la lutte contre l’entropie ».

Entropie sous toutes ses formes, physique, biologique et informationnelle. L’anthropocène comme entropocène.

« Sont appelés habitants les populations résidentes, les associations, les acteurs économiques, les institutions et les administrations. Les habitants contribuent à repenser l’économie face aux réalités de l’automatisation et de la réduction des emplois salariés. Dans ce nouveau contexte, ils permettent aux acteurs économiques du territoire de réorganiser leurs économies et aux fonctions afférentes des institutions, associations et services publics de contribuer à ces réorganisations ; ainsi se mettent en place des chantiers (appelés ateliers) qui initient de nouveaux cadres institutionnels garantissant l’émergence d’activités anti-entropiques, lesquelles recréent une solvabilité des territoires en générant de nouveaux savoirs, et donc de nouvelles richesses »

(Collectif Internation sous la direction de Bernard Stiegler : Bifurquer / Il n’y a pas d’alternative. LLL. p.139)

Il n’y a pas de recette magique. Le travail commencerait par un inventaire du déjà-là qu’il conviendrait de soigner et qui fait émerger des problématiques territoriales. Bien entendu ces territoires ne sont pas conçus de manière autarcique mais ouverts aux autres dans leurs différentes échelles (voir ici).

Ainsi se termine ma lecture du livre Nouvelle histoire de Mulhouse.

Il me reste à la compléter par l’évocation de quelques personnalités en lien avec Mulhouse dont je déplore l’absence. Outre Charles Keller sur lequel je reviendrai, je pense à Clémence Royer, Thérèse de Dillmont, Nathan Katz, entre autres fantômes de la Filature.

Publié dans Tisseurs de mémoire | Marqué avec , , , , , , , , , , , , , | Laisser un commentaire

« Nouvelle histoire de Mulhouse» (5) : La Manchester française

Partie 4 : L’industrialisation de Mulhouse. Marie-Claire Vitoux : Mulhouse ou le devenir d’une ville-monde [1798-1918]. En 1848, Mulhouse s’appelle désormais Mulhouse et non plus Mülhausen. 1848 Manifeste du parti communiste.

Après Mulhouse, ville suisse, la voici britannique du moins sur le plan de la révolution industrielle. L’occasion de relire le Manifeste du parti communiste

1798-1870 « Nouvelles ambitions »

Marie-Claire Vitoux entame sa partie de la Nouvelle histoire de Mulhouse d’emblée en abordant les questions démographiques, sanitaires et sociales.

Entre 1798 et 1914, la population mulhousienne a décuplé. Cette « explosion démographique » ne s’explique, compte tenu du peu d’espérance de vie des enfants d’ouvriers, que par l’immigration. Celle-ci est elle même soumise à des mouvements de flux et de reflux en fonction du marché du travail. Les immigrés viennent des campagnes du Sundgau, de l’Outre-Forêt, dans le Nord de l’Alsace, de Suisse et du Pays de Bade. Da wird parisiert. Les unions entre les sexes se décrivaient selon l’expression parisieren, un mode de relation jugé dissolu, c’est à die hors institution du mariage, à la parisienne. On note un fort taux de concubinage.

« Une immigration massive et brutale, combinée à l’extrême dénuement des migrants, aboutit à rompre l’équilibre de la niche écologique urbaine : dès la fin du XVIIIè siècle, la ville tombe malade » (p.175)

La population s’entasse dans des taudis, exploités par des marchands de sommeil. « Humidité, promiscuité, défaut d’aération se combinent avec le débordement des ordures et des excréments et font de Mulhouse un cloaque » (p.176)

« La question des excréments, devenu le symbole de la quasi-animalité du monde ouvrier, est l’une des facettes de la peur sociale : l’opprobre sociale ne condamne que les ouvriers et la population pauvre, contraints d’utiliser la rue, faute de privés [lieux d’aisance]. Dès lors, organiser à l’usine et dans la ville les manières de faire [ses besoins] est l’un des aspects du contrôle social ». (p 177)

Outre le contrôle de la satisfaction des besoins dits naturels, se pose la question de l’évacuation de leur production. La solution technique est apportée à Mulhouse par François Lesage. Il expérimentera dans la ville, vers 1845, une entreprise de vidange par pompage hermétique. Elle assurera sa fortune. La matière pompée est enfermée dans des tonneaux et transportée par le Canal du Rhône au Rhin jusque dans le Bas-Rhin pour servir d’engrais, aux houblonnières notamment.

« L’état sanitaire de l’ensemble de la population urbaine se dégrade fortement dans la première moitié du XIXè siècle : sur des corps affaiblis par le travail et la malnutrition, la grippe, la rougeole, la coqueluche, la scarlatine ou encore la variole font des ravages. La mauvaise qualité des aliments et plus encore des eaux provoquent des troubles dysentériques qui tuent » (p 178)

En 1855, la ville est touchée par l’épidémie de choléra encore mal connue et diagnostiquée. Il faudra attendre les travaux de Robert Koch en 1883-84. La surmortalité infantile frappe 40 % des nourrissons « parce que les mères ouvrières recourent au biberon avec de l’eau polluée ». En 1862, le patron de DMC, Jean Dollfus, suivi par d’autres, décide d’accorder un congé payé d’allaitement de trois semaines à ses ouvrières ayant eu un bébé. Le taux de mortalité baisse, mais reste néanmoins à 25 %. Si « les philanthropes mulhousiens ne sont pas restés inactifs » leurs efforts « ne pouvaient remporter de batailles décisives ».

Le fossé qui se creuse entre pauvres et riches va transformer le paysage de la ville par un processus de ségrégation spatiale. Les derniers affichent leur opulence et fuient les miasmes de la ville préférant l’entre-soi. Se construit le long du canal et de la voie de chemin de fer, devant ce qui sera en 1842 une gare, un Nouveau Quartier autour d’une place triangulaire, symbole maçonnique, la place de la Bourse. Il est aujourd’hui, du côté de la gare où arrive le TGV, réinitialisé en quartier d’affaires.

Au sud, donc, le pouvoir économique et commercial. Au nord, les quartiers ouvriers. Le processus de ségrégation spatiale s’achèvera par la colonisation de la colline du Rebberg pour les « manoirs » de la bourgeoisie industrielle et commerciale.

« La question du logement ouvrier n’est prise en charge par l’action philanthropique qu’à partir du milieu du XIXè siècle : jusqu’à cette époque, la bienfaisance ne franchit pas la porte des taudis. La peur hygiénique, celle des miasmes morbides qui émanent de la ville ordurière, provoque dans un premier temps une réponse médicale. […] En cette première moitié du siècle, le logement est pensé par les élites comme relevant de la seule sphère privée, et donc de la seule responsabilité de l’ouvrier père de famille. Les limites de cette première réponse [sanitaire] sont rapidement perçues, et cette prise de conscience est accélérée par la peur politique de la révolution : 1848 provoque une immense commotion dans les esprits libéraux et met en branle à Mulhouse, au-delà de la répression, une politique innovante en matière de logement ouvrier » (p.182)

La révolte du Bäckefest de 1847 et sa répression seront traitées plus loin. Restons-en pour l’instant à la question complexe de la Cité ouvrière en retenant qu’elle avait aussi une dimension politique. Voire idéologique. Elle est par ailleurs inspirée des réalisations britannique présentées à l’exposition universelle de Londres en 1851.

Cités ouvrières de Mulhouse vers 1855. Coll. Archives municipales de Mulhouse

En 1853, est créée par le patron de DMC, Jean Dollfus, la SOMCO, une société immobilière qui existe toujours, la SOciété mulhousienne des cités ouvrières. Il en était l’actionnaire majoritaire. En tout, 1200 maisons seront construites hébergeant, à la fin du siècle, 10 % de la population mulhousienne. Le projet a bénéficié de subventions de l’État Le principe retenu est celui de l’accession à la propriété et non, comme ailleurs, à la location. Le « carré mulhousien », une maison pour quatre logements et familles, est la réponse au refus des « casernes ouvrières ». Il sera réputé pour cela. On notera aussi la présence d’arbres, d’une maison commune et d’équipements collectifs (bains, lavoirs) aujourd’hui disparus.

Les carrés mulhousiens, à droite, sur l’image, de la rue de Strasbourg. Archives Municipales de Mulhouse. Une reproduction figure dans le livre

 

 

« Les promoteurs prennent acte de l’échec relatif des caisses d’épargne dans les années 1830, et réorientent l’effort d’épargne vers la réalisation concrète et immédiatement accessible du logement. Les Mulhousiens s’inscrivent par ailleurs dans le courant national d’économie sociale, largement enraciné dans la réflexion chrétienne sur la question sociale, ainsi que dans la logique du parti de l’Ordre qui voit dans la propriété du logement un garde-fou contre le basculement du monde ouvrier dans les rangs des démocrates-socialistes » (p.184)

L’historienne n’hésite pas à écorner le mythe de la Cité ouvrière bienheureuse. D’abord en s’interrogeant sur les catégories d’ouvriers qui y avaient accès. Une analyse des premiers propriétaires permet à Marie-Claire Vitoux d’affirmer que les industriels

« ne cherchent à fixer que la main d’œuvre qualifiée. […] Il s’agit donc moins de libérer de la misère la population flottante des journaliers facilement remplaçables que d’attacher à Mulhouse la couche supérieure du monde ouvrier ».

Cette fixation s’obtient pas le crédit et son remboursement échelonné sur 15 ans. Le principe d’un logement pour une famille est un échec. Dès le départ en effet, les nouveaux propriétaires pratiquent la sous-location. Impossible de contrer cette tendance puisque la liberté du droit de propriété est sacro-sainte. Elle renforce par ailleurs la solidarité ouvrière.

« C’est dans la Cité, au moins autant que dans les usines, qu’émergent à la fin du siècle des organisation ouvrières qui rejettent largement la gestion par le patronat du monde ouvrier. La politique patronale de ségrégation socio-spatiale facilite ainsi le développement d’une conscience de classe ouvrière revendicatrice ». (p.185)

Le paysage urbain se transforme aussi par les implantations industrielles hors les murs, la disparition des remparts, le creusement du canal du Rhône au Rhin achevé en 1829. Il permet le transport de la houille. S’y ajoute l’arrivée du chemin de fer avec l’ouverture de la ligne Mulhouse-Thann en 1839.

Mulhouse, Manchester français

L’ expression de Manchester français qui a fait flores souligne moins le caractère français que les « caractéristiques fortement… britanniques » des entreprises industrielles mulhousiennes. Leur mutation repose sur plusieurs facteurs déjà évoqués : les opportunités commerciales de la prohibition des indiennes, l’accumulation primitive du capital lors des guerres du siècle précédent au cours duquel Mulhouse profita de son statut de neutralité.

Marie Claire Vitoux souligne la disponibilité de perfectionnements techniques, « qui permettent d’accroître la productivité dans la filature et le tissage : navette volante, machine à imprimer au rouleau, blanchiment au chlore et surtout énergie de la vapeur ». Nous n’avons pas seulement à faire avec un nouveau « système » technique où les innovations se répondent, comme je l’ai déjà signalé dans la précédente contribution. Il y a aussi l’apparition des énergies « chaudes » et fossiles du feu et du capitalocène qui s’ajoutent aux énergies « froides », renouvelables. Les représentations se transforment. La conception « d’un équilibre stationnaire et répétitif » se met à bouger non sans réticence au profit de celle de l’évolution et de progrès. J’emprunte ces notions à René Passet (les grandes représentations du monde et de l’économie à travers l’histoire. LLL. 2010. p.345)

Marie-Claire Vitoux souligne la « date symbole » de 1812, année au cours de laquelle Dollfus-Mieg fait fonctionner sa filature avec une machine à vapeur. Tout ne se fait pas, bien entendu, en un jour. Ainsi, d’un côté, les manufactures cèdent la place à des entreprise concentrées « souvent intégrées (les indienneurs se dotent de filatures et de tissages mécanisés), mobilisant d’importants capitaux essentiellement suisses, et employant des centaines voire des milliers d’ouvriers ». De l’autre, il reste des travailleurs à domicile et des ruraux. « En 1818, DMC emploie près de 4000 tisserands à bras ; en 1848, ils sont encore 1200 » (p.191) L’existence d’une main d’œuvre rurale permet de lui faire supporter les aléas du marché.

L’historienne utilise pour son comparatif avec l’Angleterre les travaux de Friedrich Engels sur La situation de la classe laborieuse en Angleterre (1845) dont Eric Hobsbawm soulignait le caractère pionnier : cette œuvre est « probablement la première étude importante dont l’argument repose tout entier sur cette notion de révolution industrielle, aujourd’hui admise mais qui n’était alors qu’une hypothèse hardie ». Si la comparaison avec l’Angleterre se tient pour le textile, il n’en va pas de même pour l’industrie mécanique et métallurgique. Cette dernière s’est créée, à Mulhouse, à la différence de ce que décrit Engels, en l’absence de traditions dans ces domaines. « André Koechlin a donc pu créer ex-nihilo une entreprise [de construction mécanique, ancêtre de la SACM et d’Alsthom] où la dissociation entre le capital et le travail est totale » (p.192)
Toujours dans « l’industrialisation à l’anglaise » de Mulhouse, l’autrice aborde ce que j’appellerai, avec Bernard Stiegler, la question de la prolétarisation, terme qu’elle n’utilise pas mais que je souhaite introduire ici. Marie-Claire Vitoux écrit à propos du « remplacement des artisans par les ouvriers au service de la machine » :

« Les observateurs sociaux, libéraux comme Villermé ou Toqueville, ou réactionnaire comme le préfet légitimiste Alban de Villeneuve-Bergemont n’ont pas eu besoin de l’analyse (encore à venir d’ailleurs…) de Karl Marx et de Friedrich Engels pour théoriser la disparition annoncée de l’artisan à la fois propriétaire de son moyen de production, métier à tisser ou forge, et travailleur-producteur, dont la rémunération prend en compte autant son capital-machine que le temps et la compétence de son travail. Le producteur n’est plus qu’un salarié qui vend sa force de travail. » (p.193)

Ils n’ont pas eu besoin de l’analyse de Marx. Remarque superfétatoire. Quel besoin de prendre ses distances avec Marx ? Qui lui non plus n’était pas « marxiste ». Et, bien entendu, Marx et Engels n’ont pas été les seuls observateurs des réalités de leur temps. C’est comme si l’on disait que l’historien et très réactionnaire massacreur de la Commune de Paris, Adolphe Thiers, n’avait pas eu besoin de Marx pour parler de luttes des classes. Il est en effet le premier à avoir utilisé cette expression. Utiliser une même expression, observer une même réalité, cela signifie-t-il que sur le fond les analyses sont identiques ? Bien sûr que non. Or que disent Marx et Engels sur la question ?
Prenons, pour rester comme les auteurs cités dans les années 1840, le Manifeste du parti communiste. Il date de 1848. Friedrich Engels le qualifiait, en 1888 déjà, de « document historique ». Il devrait donc en tant que tel intéresser les historiennes et historiens. Le Manifeste pointe l’importante question du rapport à la machine et à la division du travail et la transformation de l’ouvrier en prolétaire, du travail en emploi salarié.

« Le développement de la machinerie et la division du travail, en faisant perdre au travail de l’ouvrier tout caractère d’autonomie, lui ont fait perdre tout attrait. Le producteur devient un simple accessoire de la machine, on n’exige de lui que l’opération la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise.

(Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du parti communiste (1848) Traduction de Laura Lafargue)

On notera qu’ils parlent de machinerie c’est à dire d’un système de machines reliées entre elles. Marx précisera plus tard que la machinerie ne prendra sa forme achevée qu’avec l’automatisation. Nous n’en sommes pas encore là même si les automates sont déjà en route. Il semblerait d’ailleurs que le précurseur de l’informatique et inventeur de la « machine analytique », Charles Babbage (1791-1871), qui inspira Marx, soit passé par Mulhouse. C’est ce que soutient Marie-José Durand-Richard dans son texte : « Le regard français de Charles Babbage (1791-1871) sur le déclin de la science en Angleterre ».
Les auteurs du Manifeste ajoutent que plus l’industrie moderne progresse, « moins le travail exige d’habileté », et plus il est déprécié. On peut le faire indépendamment de l’âge et du sexe. La machine n‘a plus rien à voir avec l’outil. L’outil permettait à l‘ouvrier d‘oeuvrer, de fabriquer un objet à commencer par l’outil lui-même. L‘ouvrier n’œuvre plus, il est devenu un simple auxiliaire, servant de la machine. Au terme de ce processus, il n’y a plus rien de produit dont le travailleur puisse dire que c’est son œuvre. C‘est une totale Entfremdung, le produit fabriqué lui devient de plus en plus totalement étranger fremd. On traduit en général entfremdung par aliénation. C’est cette extériorisation que le philosophe Bernard Stiegler nomme prolétarisation. Le savoir-faire de l‘ouvrier passe dans la machine. Le prolétaire est celui qui a vu son outil et ce qu’il a appris à en faire, son savoir-faire, englouti dans la machine.
Mais le Manifeste va plus loin. Le fait que l’on ait assimilé prolétaires et classe ouvrière est une simple donnée historique car la prolétarisation va au-delà de la classe ouvrière et n’épargne aucune couche de la société :

« Les anciennes petites classes moyennes, petits industriels, petits commerçants, petits rentiers, artisans et paysans, toutes ces classes tombent dans le prolétariat. [ … ] Aussi le prolétariat se recrute-t-il dans toutes les couches de la population »

(Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti communiste (1848) Traduction de Laura Lafargue)

On peut être prolétarisé sans être pauvre contrairement à ce qu’affirme l’historienne à la page 208. Elle revient sur cette question à la page 226. Elle évoque la disparition des « savoir-faire » qu’elle qualifie d’« empiriques »(?) mais en les réduisant aux « tâches d’exécution » dans les grandes entreprises de réseau.
Bernard Stiegler qui critiquera Marx et Engels sur le fait qu’ils n’appréhendent les choses que sous l’angle « d’une économie de la subsistance » faisant ainsi passer à l’as « la projection des existences au-delà de leur seule subsistance ». a étendu la notion de prolétarisation. L’extériorisation des savoir-faire, prélude à celle des savoir-vivre avec le capitalisme consumériste et de savoirs théoriques avec le capitalisme computationnel, parfois appelé « cognitif ».
Les auteurs du Manifeste ont aussi souligné combien la bourgeoisie a joué un « rôle éminemment révolutionnaire » dans l’histoire et qu’elle ne peut exister « sans révolutionner constamment les instruments de production et donc les rapports de production, donc l’ensemble des rapports sociaux . »
Quant à la division du travail, la meilleure description que je connaisse est celle d’Adam Smith. Encore un qui n’a pas attendu Marx. Son texte sur la Richesse des nations date en plus de la fin du siècle précédent. Il prend l’exemple d’une petite manufacture d’épingles. Il y décrit l’autre dimension de la prolétarisation, la parcellisation du travail.

« Mais de la manière dont cette industrie est maintenant conduite, non seulement l’ouvrage entier forme un métier particulier, mais même cet ouvrage est divisé en un grand nombre de branches, dont la plupart constituent autant de métiers particuliers. Un ouvrier tire le fil à la bobine, un autre le dresse, un troisième coupe la dressée, un quatrième empointe, un cinquième est employé à émoudre le bout qui doit recevoir la tête. Cette tête est elle-même l’objet de deux ou trois opérations séparées : la frapper est une besogne parti­culière ; blanchir les épingles en est une autre ; c’est même un métier distinct et sépa­ré que de piquer les papiers et d’y bouter les épingles; enfin, l’important travail de faire une épingle est divisé en dix-huit opérations distinctes ou environ, lesquelles, dans certaines fabriques, sont remplies par autant de mains différentes, quoique dans d’autres le même ouvrier en remplisse deux ou trois. »

(Adam Smith : Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations. 1776)

Si j’ai beaucoup insisté sur ces questions, c’est qu’elles sont encore les nôtres aujourd’hui, toute proportion gardée et dans le contexte d’une formidable industrialisaation numérique qui appelle à les repenser. Comme le fait ici Anne Alombert.

Retour au livre.

Pour l’essentiel, constate l’historienne, et au-delà de différences « réelles mais minimes », Mulhouse mérite bien le surnom de « Manchester français ». Les industriels vont d’ailleurs clandestinement piquer des plans de machines en Angleterre. L’impression sur étoffes est le « moteur » de cette industrialisation. Elle a un effet d’entraînement sur d’autres industries, métallurgique et chimique qui suivent ensuite leur propre voie. Assez tôt, les industriels mulhousiens font entrer les technos-sciences dans le processus de production non sans talent de « bricoleurs ». L’industrie mulhousienne acquière ainsi un « rayonnement mondial » :

« Et c’est bien là une des caractéristiques de l’industrie mulhousienne du XIXè siècle qui la rapproche du modèle britannique : comme la Grande-Bretagne est ‘l’atelier du monde’, Mulhouse est alors une ‘ville-monde’ qui aspire les matières premières comme le coton des Etats-Unis, d’Inde ou d’Egypte et qui exporte dans toute l’Europe, Russie comprise, et jusqu’en Amérique, ses indiennes et ses machines » (p.198)

Ville-monde ou partie prenante d’un système-monde ?

La classe des philanthropes

Tout cela fabrique des « dynasties industrielles ». Je passe rapidement là-dessus. Vous le lirez vous-même. Je ne fais pas cela pour vous épargner la lecture du livre qui, quoi que j’en dise ici, mérite d’être lu. J’essaye d’ouvrir une discussion. Je m’arrêterai plutôt sur la définition des classes sociales. Pour la classe patronale, c’est assez simple. Elle désigne les possesseurs « de capital financier, intellectuel et technique et [leur] capacité à défendre ses intérêts propres »

« De ce point de vue, le monde patronal mulhousien est bien une classe et il l’est devenu très tôt, ce qui le démarque du patronat ‘français’ » (p.200)

Là encore, le modèle est d’inspiration britannique. Il s’en distinguera cependant dans la perception des questions sociales. Avant cela, Marie-Claire Vitoux aborde via Max Weber, l’éthique protestante qui caractérise du moins les pionniers du capitalisme mulhousien.

Je précise qu’au début de son célèbre ouvrage L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber explique que ce n’est pas l’auri sacra fames [« L’abominable faim de l’or » (Virgile)] qui fait la différence entre le pré-capitalisme et le capitalisme dont il essaye d’étudier la naissance mais ce qu’il appelle la création d’un « esprit du capitalisme », c’est-à-dire une transformation mentale, culturelle, spirituelle dans laquelle la Réforme protestante, plus calviniste que luthérienne d’ailleurs, a pris une part déterminante. Il montre que le capitalisme qui avait besoin de la mise en place d’une nouvelle rationalité sociale  ne peut se servir d’hommes d’affaires sans scrupule. Il a besoin de ceux qui prennent soin de leurs investissements (voir ici).

Mme Vitoux note que tous les pionniers de l’industrie mulhousienne sont protestants mais aussi francs-maçons et adeptes des Lumières. J’ajoute que ce qui réunit les trois idéologies c’est cette « inclination spécifique au rationalisme économique » de l’éthique protestante, analysée par Max Weber. Ses traits religieux disparaissent cependant de ses motivations tout en revenant hanter la vie, tel un spectre dans l’armure d’une rationalisation méthodique déconnectée de finalités supérieures. Car elles ne sont plus mises en relation avec «  les valeurs spirituelles suprêmes de la culture » (voir )

Venons en à la fameuse philanthropie. Sur ce plan, la ville se débarasse du modèle britannique. «  Mulhouse en matière sociale ne veut pas être Manchester » où l’on posait en principe que « le pauvre est seul responsable de sa pauvreté ». L’on admet que « les aléas économiques ou de la vie peuvent faire basculer les pauvres dans l’indigence ». L’historienne distingue trois éléments de cette compréhension de la question sociale. Il y a d’une part des considérations « morales » sur la « confraternité industrielle ». On pourrait ici souligner la dimension sociale du capital lui-même, comme on peut le lire dans le Manifeste : il est un « produit collectif », c’est à dire qu’il ne peut être mis en mouvement par les seuls détenteurs de capital mais nécessite, en dernière analyse, « l’activité commune de tous les membres de la société ». Cela rejoint, d’autre part, les raisons tout à fait pragmatiques signalées par l’auteure :

« La prise en charge des ouvriers au chômage par la bienfaisance privée et publique a aussi pour but de conserver les ouvriers sur place, ce qui permet d’éviter les hausses brutales de salaire qu’il faudrait consentir pour les faire revenir au moment de la reprise » (p. 202)

Le troisième élément est l’accent mis sur l’éducation. Bref, ces trois dimensions se combinent pour « générer une prise en charge innovante de la misère ». Cette philanthropie expérimentale se développe en deux temps « articulés autour de 1848 ». Le premier repose sur l’assistance immédiate et la prévention. L’historienne note que cette assistance n’est jamais financière mais consiste en distribution de bois, de nourriture, de vêtements préparés par les « Dames de la bourgeoisie «  pour leur « mercredi des pauvres ». Tout mulhousien résident depuis un an dans la ville y a droit. La réforme du bureau de bienfaisance de 1832 est complétée par une mesure de maintien de l’ordre. « L’arrêté du 14 mai permet à l’autorité municipale d’expulser les indigents étrangers de la ville ».

 Dès 1827, […], la toute nouvelle société industrielle lance le mouvement pour limiter et encadrer le travail des enfants à l’usine. Les obstacles locaux et nationaux, en particulier les sacro-saints principes de la liberté d’entreprendre et de la toute-puissance paternelle, retardent son application. Les industriels mulhousiens plaident pour une loi générale qui égaliserait les conditions de la concurrence, ils l’obtiendront en 1841. Une fois les enfants les plus jeunes sortis de l’usine, il s’agit de les accueillir à l’école. La concomitance des dates est signifiante ; la réforme de l’assistance en 1832 a suivi la réforme scolaire de 1831. Près de deux ans avant la loi Guizot qui oblige les communes de plus de 5000 habitants à avoir une école, les Mulhousiens ouvrent le 17 octobre 1831, rue des Trois Rois une école publique remarquable à plus d’un titre. Un système de bourses totales ou partielles vise à faciliter son accès aux enfants les plus pauvres. Elle accueille indistinctement les enfants catholiques et protestants et une école pour les petites filles est ouverte sur le mêmes principes, quelque 20 ans avant la loi Falloux ». (p. 204)

La loi Falloux avait rendu obligatoire l’ouverture des écoles pour filles. Elle avait également autorisé l’enseignement privé confessionnel. L’initiative privée s’intéresse même aux tout-petits. Malgré cette précocité, souligne l’historienne, le bilan de tout cela est maigre : « Le système scolaire mulhousien a perdu la bataille contre les effets dramatiques de l’explosion démographique combinée à la nécessité vitale du salaire des enfants pour les familles ouvrières ». Elle ajoute qu’un des effets « les plus pervers » de la loi sur le travail des enfants de 1841 a été de multiplier les écoles de nuit et les écoles d’usine.

L’échec de tout cet ensemble de tentatives, pour louables qu’elles puissent être, ainsi que les mouvements révolutionnaires des années 1840 et notamment ceux de 1847 à Mulhouse, 1848 à Paris et, pas loin de Mulhouse, dans le Pays de Bade ainsi qu’en Suisse, conduisent à un tournant. Le cursus scolaire est raccourcit, de 7 à 5 ans, et met l’accent sur les enseignements fondamentaux des trois premières années, lire, écrire, compter.

«  Cela permet d’envoyer à l’usine des jeunes sachant théoriquement lire et écrire le français et l’allemand ainsi que de faire les quatre opérations sur les nombres entiers et décimaux »

Bien entendu les industriels mulhousiens approuvent la répression et la politique sécuritaire du Parti de l’Ordre du futur Napoléon III. Un autre facteur explique l’infléchissement de la politique philanthropique : l’apparition d’un nouvel acteur social, le clergé catholique. Se livrant à un nouvel activisme. La population est devenue majoritairement catholique (66 % en 1851 contre 30 % de calvinistes). Par ailleurs, les ouvriers – mais pas les ouvrières – ont désormais le droit de vote. Comme nous l’avons déjà vu, en 1853, Jean Dollfus crée la société immobilière de la cité ouvrière (SOMCO) à la fois pour donner un but à l’épargne mais aussi parce que le principe d’accession à la propriété

« constitue la réponse des élites manufacturières au suffrage universel et au socialisme : un ouvrier propriétaire ne sera jamais un révolutionnaire, telle est leur conviction ». (p.205)

Même si, comme le souligne Marie-Claire Vitoux, on ne peut pas dire qu’au début du siècle et même encore plus tard, les ouvriers soient constitués en classe, ce que dit aussi le Manifeste, n’empêche que ça gronde. Classe laborieuse, classe dangereuse. Le monde du labeur reste dangereux. Il y a à l’intérieur de ce monde bien des disparités avec des écarts importants entre ceux du textile et ceux de la métallurgie, dans le textile entre ceux qui forment une aristocratie ouvrière, les dessinateurs et le graveurs et les autres au bas de l’échelle en passant par les situations intermédiaires que sont celles des imprimeurs, des contremaîtres. J’ajoute que tout ce monde est mis sous surveillance et sous contrôle, patronal et policier (ouvertement et/ou secrètement), et, le cas échéant, réprimé. Le contrôle des corps et des esprits se fait notamment par le biais du « livret ouvrier » obligatoire. La surveillance occulte se fait par des informateurs présents dans les cabarets et autres lieux de rencontre pour y prendre la température et identifier les meneurs. (Cf Edouard Ebel : Police et société/ Histoire de la police et de son activité en Alsace au XIXe siècle. Presse universitaires de Strasbourg. 1999).
La production se militarise.

Le Bäckefest

La révolte éclate néanmoins. Non en 1848 mais en 1847. Ce n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. Elle est précédée de toute une série de mouvements de grève sur les salaires pas seulement à Mulhouse mais dans tout le Haut-Rhin notamment dans le textile. Y a-t-il eu comme l’affirme Raymond Oberlé des tentatives de « briser les métiers mécaniques », référence sans doute au luddisme ?

Lithographie Vve Levrault. Archives municipales de Mulhouse. Photographiée à l’exposition L’appel à la liberté – Révolution 1848/49 et aujourd’hui au Dreiländermuseum de Lörrach (Visible jusqu’au 19 mai 2024)

Sur fond de montée des prix, de crise agricole (2 ans de mauvaises récoltes, maladie des pommes de terre) et de marasme industriel éclate une émeute, le 26 juin 1847, un samedi. Elle est connue sous le nom de Bäckefest (fête des boulangers). Elle est provoquée par la brusque flambée du prix du pain. Les revendications s’adressent à la municipalité avec la demande de suspendre la taxe sur le pain. Ils sont d’abord quelques centaines réclamant une entrevue qui les met en attente. Le mouvement s’étend et gonfle. Raymond Oberlé avance le chiffre de 15 000, avec des scènes de pillage de magasins. La répression est brutale. Comme on le voit sur l’image, elle est le fait de l’armée. Il y aura des morts. Des condamnations. Les révolutions de 1848 aidant, les inculpés furent amnistiés à la demande de la municipalité. La clémence s’explique, écrit l’historienne, parce que les élites sociopolitiques comprennent «  que la crise européenne à antécédence frumentaire [qui concerne le blé, la subsistance], est devenue industrielle et globale et qu’elle provoque un chômage de masse ». (p.213). Avec sa dimension politique due à l’introduction du suffrage universel. A la réponse sécuritaire, l’installation d’une garnison notamment, et plus tard le transfert de la sous-préfecture d’Altkirch à Mulhouse, s’en ajoutent d’autres telles que l’expulsion des ouvriers étrangers et la mise en chantier du canal de décharge pour employer les chômeurs « afin de les immuniser contre les doctrines socialistes ». Il ne s’agit plus dès lors seulement d’intervenir dans le champ social mais également politique, domaine dans lequel les industriels comptent sur l’appui national et bonapartiste. Tout cela est subtilement nuancé dans le livre. Et pas facile à résumer d’autant que les chronologies se mêlent. Je vous y renvoie. Je retiens cependant encore ceci : Mulhouse a été une des rares communes de France à voter non au plébiscite qui légitimait le coup d’État de Napoléon le petit. Moins d’un an après cependant le oui l’emporte avec, il est vrai, une plus faible participation.

Le 21 juillet 1848, Mülhausen est francisé en Mulhouse par arrêté du Président du Conseil des ministres.

1870-1871 Grèves – Rupture – Guerre – Annexion – Commune de Paris

Un nouveau scrutin plébiscitaire en mai 1870 révèle « l’émergence du monde ouvrier comme force politique » . Le procureur général de Colmar note que la « rupture » est faite :

« Jusqu’ici l’aristocratie financière, industrielle et protestante avait entraîné dans son opposition républicaine la population ouvrière et catholique qui travaille dans les usines. […] La rupture s’est faite. Les ouvriers ont voté contre la cause des patrons et, à la surprise générale, le plébiscite a eu la majorité dans cette grande ville de Mulhouse qui avait refusé son suffrage à l’Empereur au lendemain du 2 décembre. Cette majorité est l’œuvre exclusive des ouvriers. C’est un acte d’émancipation politique en même temps qu’un symptôme nouveau et grave d’hostilité contre les chefs d’entreprise. Les conséquences n’ont pas tardé à se produire. Je ne doute pas que ce mouvement d’opinion dans les masses ouvrières ne soit le point de départ de la récente agitation gréviste ». ( Cité dans le livre p.217)

J’ajoute quant à moi un autre texte du début de cette même année 1870. Et je présenterai la suite de manière un peu différente comme j’avais tenté de le faire pour le théâtre afin de mettre en évidence ce moment d’emballement de l’histoire. Eugène Weiss, ouvrier imprimeur et internationaliste mulhousien de la Fédération jurassienne, écrit à Eugène Varlin pour lui demander les statuts de l’Internationale. Comme j’ai enfin trouvé cette missive dans son intégralité, je vous en fais profiter. Elle est citée dans les actes d’accusation du troisième procès de l’Internationale qui s’est ouvert devant le Tribunal correctionnel de Paris, le 22 juin. Celui-ci prononcera la dissolution de l’association. Je retranscris le texte tel qu’il y figure.

Mulhouse, le 6 mars 1870

«Citoyens,

Au commencement de février, j’avais déjà écrit une lettre pour vous prier d’avoir la bonté de m’envoyer les statuts et règlements de l’association des ouvriers de l’Internationale ; mais au moment de la mettre à la poste, j’ai lu dans la Marseillaise votre arrestation. Enfin vous voilà relâché et je vous fais de nouveau la même demande.
La situation de l’ouvrier à Mulhouse est loin d’être brillante. Nous avons des fabricants, des tyrans de la pire espèce, et, malgré toutes les injustices commises tous les jours, l’ouvrier ne sait trouver le remède de tous les maux.
Depuis près d’un an, chaque semaine une fois, je réunis chez moi une vingtaine de mes confrères des divers établissements de la ville, imprimeurs, mécaniciens, fileurs, etc., pour parler un peu politique. Mercredi prochain, nous nous réunissons pour ouvrir une souscription pour nos frères du Creusot [où se déroulent des grèves très dures de 10 jours en janvier et de 23 jours en mars 1870] ; la semaine prochaine, j’espère avoir les statuts demandés, et nous verrons ce que nous pourrons faire ici : fonder des chambres syndicales, etc.
Nous avons beaucoup de difficultés, mais le courage ne nous fera jamais défaut ; avec le temps et la persévérance on viendra à bout.
Parler du choléra ici n’effrayerait pas tant MM. les capitalistes que si l’on parle de l’Internationale. Naturellement c’est bien clair ; jusqu’à aujourd’hui ils ont régné en maîtres (système Schneider et Cie), et ils tiennent autant à leur toute puissance que notre bien-aimé Empereur, et on voudrait leur faire opposition ? Mais bigre ! On ne souffrirait pas cela. A la porte ! Avec ces charognes, les amis de l’ordre continuerons à travailler et à nous faire gagner des millions.
Quand même je n’ai pas à me plaindre de mes patrons, au contraire ( je suis imprimeur au rouleau chez les frères Koechlin) je ne peux pas voir comme dans des autres établissements on traite l’ouvrier, pour cela donc, j’ai formé le plan de commencer la campagne contre l’injustice et le capital, avec l’espoir, cher citoyen, comme nous sommes bien ignorant ici, que vous nous aiderez de vos conseils au besoin.
Vous ne pouvez pas vous imaginer quelles précautions il faut prendre pour gagner l’ouvrier ; on est si peureux ; la confiance manque partout parce que dans tous les coins on croit apercevoir un mouchard. N’importe, nous agirons en secret jusqu’avec certaine solidarité sera établie et quand même nous viendrons au but.
Beaucoup de personnes étaient encore bien surprise quand, le 24 février, nous avons pu réunir une soixantaine de citoyens pour un banquer commémoratif qu’on nous a pas arrêtés.
Enfin, je ne veux pas vous fatiguer avec mon bavardage ; je vous prierai encore une fois de m’envoyer les statuts demandés et plus tard je vous rendrai compte de mes efforts.
Je vous remercie à l’avance de vos peines
Salut et fraternité.

Eugène Weiss,
Rue du Bourg, n°3, à Mulhouse (Haut-Rhin)».

(Troisième procès de l’association internationale des travailleurs à Paris. Armand Le Chevalier, éditeur. Juillet 1870. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.)

Il est intéressant de relever cet embryon, à Mulhouse, d’un internationalisme anti-autoritaire ce que ne sera pas la social-démocratie allemande. L’histoire est aussi celle des potentialités étouffées. Eugène Weiss sera licencié de chez les frères Koechlin en 1875. Semble-t-il pour avoir oeuvrer pour la candidature de Wilhelm Liebknecht à Mulhouse

Je complète avec les grandes grèves – du 6 au 15 juillet 1870 – qui s’étendent aux vallées vosgiennes voire dans tout le Haut-Rhin. Grève générale ? En tous les cas d’une « dimension exceptionnelle » (dixit R. Oberlé). Centrée sur la réduction du temps de travail et les salaires, elles « résument des années de grève, avortées et réprimées » ( R. Oberlé : Histoire de Mulhouse des origines à nos jours. p. 232)

Le 9 juillet 1870 le préfet du Haut-Rhin fait afficher un appel au calme aux habitants de Mulhouse

« L’ordre a été violemment troublé dans votre ville. Des usines ont été envahies ; des ouvriers voulant travailler ont été arrachés de leurs métiers et empêchés de gagner le pain de leurs familles ».

Le vendredi 15 juillet, Ernest Meininger, historien précoce – il avait 18 ans – écrit dans son journal :

« La grève est à peu près terminée ici. Les ouvriers ont compris que le moment était mal choisi pour eux de rester sans travail, maintenant que cela va se gâter en politique et que nous allons avoir sans doute la guerre avec la Prusse ».

Le 19 juillet 1870, l’Empire français déclare la guerre au Royaume de Prusse. Très vite, les armées françaises sont défaites : en Alsace, à Wissembourg et Frœschwiller, et plus tard à Strasbourg, et en Moselle à Gravelotte… Le 2 septembre 1870 après la défaite de Sedan, l’Empire est renversé. La France rend les armes le 28 janvier 1871. Le Deutsches Reich est proclamé à Versailles le 26 février, et la signature, le 10 mai du Traité de Francfort, consacre des cessions de territoires : l’Alsace sauf Belfort (qui faisait alors partie du Haut-Rhin) et la Moselle sont cédées à l’Allemagne. C’est la première annexion légale puisque votée par l’Assemblée Nationale française réunie à Bordeaux, malgré les vives protestations des députés alsaciens et mosellans.

Du 18 mars 1871 et pendant 2 mois et 10 jours jusqu’à son écrasement au cours de la Semaine sanglante du 21 au 28 mai, c’est la Commune de Paris, absente du livre. Pourtant, quelques 200 Alsaciens -Lorrains y participeront. Des Mulhousiens aussi, parmi lesquels Charles Keller

Charles Keller, dit Jacques Turbin, né à Mulhouse le 30 avril 1843, fut ingénieur civil, directeur de la filature Koechlin de Willer. Il fit partie de la minorité bakouninienne qui créa l’Alliance internationale de la démocratie socialiste, branche de l’Association internationale des travailleurs. Après la chute de la Commune, Keller s’établit à Mulhouse, puis à Bâle. Il fut aussi poète parnassien. Il écrivait en français. Après l’amnistie, on le trouve à Belfort, puis à Nancy, où il fonde l’Université populaire. L’émancipation par les savoirs. Keller est l’auteur de « La Jurassienne », mise en musique par James Guillaume. Ce dernier passera par Mulhouse pour rencontrer Eugène Weiss. Voici le refrain de la Jurassienne

Nègre de l’usine,
Forçat de la mine,
Ilote du champ,
Lève-toi peuple puissant ;
Ouvrier, prends la machine !
Prends la terre, paysan !
Ouvrier, prends la machine !
Prends la terre, paysan !

S’il y a une rue Adolphe Thiers à Mulhouse, il n’y a pas de rue Charles Keller. Il y est totalement ignoré.

En juin 1871, les deux départements d’Alsace et de Moselle deviennent le Reichsland Elsaß Lothringen. Le traité de Francfort contenait pour les Alsaciens-Mosellans la possibilité d’opter pour la nationalité française mais la limitait en même temps au fait que la nationalité était liée au lieu de résidence. Celles et ceux qui souhaitaient conserver la nationalité française devaient dès lors émigrer. Près de 160 000 personnes y résidant optent pour la nationalité française. Quelque 50 000 d’entre eux quittent le territoire.

« Environ 6000 Mulhousiens, soit 10 % de la population totale, quittent la ville, qui fournit à elle seule 5 % du total des exilés. Un tel chiffre montre, qu’au delà de la diversité des motivations, le choix de l’exil n’a pas été effectué seulement par la bourgeoisie d’affaires francophile ». (p.221)

L’« hémorragie démographique » est compensée par l’arrivée d’Altdeutschen, de vieux-allemands. On nomme ainsi les natifs de différentes régions du Reich allemand en majorité badois et prussiens qui se sont installés en Alsace-Moselle après l’annexion. A Mulhouse, ils formeront plus de 20 % de la population. Les industriels mulhousiens, dont les produits avaient ciblé le marché français, s’adaptent à la nouvelle donne.

  A Mulhouse même, les entrepreneurs mulhousiens sont amenés à élaborer des solutions d’adaptation qui, loin d’être des pis-aller, se révèlent souvent des outils structurels de développement et de croissance. L’évolution générale de l’Europe industrielle vers le capitalisme financier est particulièrement forte en Alsace. La mutation prend deux formes, le développement des banques et autres maisons de commerce, et la transformation de nombreuses entreprises en sociétés anonymes.» (p.225)

Les Mulhousiens participent activement à la création d’un réseau de grandes banques régionales en position d’intermédiaires financiers entre la France et l’Allemagne, « position d’entre-deux » qui caractérise l’histoire de la ville. Les entreprises familiales s’étiolent. En 1904, l’industrie textile est concentrée en 19 sociétés anonymes.

« S’ouvre une nouvelle ère où le pouvoir de décision commence à échapper aux familles fondatrices ». (p.230)

Puis vient la fée électricité. Quelques éléments d’innovations techniques sont signalés dont le premier tramway électrique en 1894, la filature de la laine peignée. Le télégraphe est déjà là et bientôt le téléphone dont le premier réseau est inauguré en 1881. On assiste à l’industrialisation des procédés photographiques, à la « transformation structurelle de l’industrie chimique », au développement de grandes entreprises commerciales

Mulhouse dans le Reichsland Elsaß-Lothringen

« L’insertion de Mulhouse dans une nation allemande nouvellement unifiée et, par ailleurs, en plein développement démographique et économique, imprime une tonalité particulière aux mutations économiques et sociales que connaît la ville durant cette période. Si les difficultés d’adaptation à la nouvelle donne nationale sont réelles, elles n’empêchent pas que Mulhouse participe pleinement à la dynamique économique allemande. Les transformations de la société urbaine sont, elles aussi, majeures en particulier l’amélioration du niveau de vie des classes populaires et le développement des classes moyennes . » (p.236)

A propos de l’annexion de l’Alsace au Reich allemand en construction, Marie-Claire Vitoux affirme qu’« il est rare de trouver en histoire une telle situation de tabula rasa ». Elle met « définitivement » fin à la relative autonomie gestionnaire de la ville. Il s’y forme un singulier creuset dans lequel se mélangent questions nationales, religieuses et sociales. Dès le début des années 1870, le chancelier de fer, Otto von Bismarck lance le Kulturkampf de la Prusse luthérienne contre le catholicisme et notamment sa formation politique le Zentrum. Il fournit ainsi l’occasion au catholicisme local de se former en opposition religieuse et politique militantes. Comme cela a déjà été évoqué le patronat mulhousien à quelques exceptions près est protestant et la grande masse des ouvriers catholiques. En même temps, l’on a assisté à l’émergence et la transformation « d’un monde ouvrier éclaté dans ses expériences diverses en une classe ouvrière consciente de ses intérêts propres ». Bismarck mène par ailleurs une politique résolument anti-socialiste maniant le bâton de la répression et la carotte d’avancées sociales. Dans ce contexte très nouveau, « l’élite sociale protestante perd son emprise sur la vie politique locale ». Dans le même temps, elle est confrontée à l’interventionnisme de l’État allemand qu’elle tente de limiter, au clergé catholique militant et à une « classe ouvrière de plus en plus autonome » qui « découvre le mouvement internationaliste par l’entremise d’un parti social démocrate [SPD], fondé en 1875 et extrêmement bien structuré. » Il faudra cependant attendre 1890 pour voir un mouvement syndical s’organiser. En 1898, Auguste Wicky, « formé à l’école des cadres du SPD à Berlin » et futur Maire de Mulhouse après la guerre, dirige une organisation syndicale mulhousienne forte de près de 7000 ouvriers. Il y aura ensuite la création d’un parti social-démocrate d’Alsace. Les Mulhousiens enverront un député socialiste (avec voix consultative) au Reichstag en 1890, Karl Hickel. Cette même année connaîtra une grande grève qui « constitue un tournant » écrit l’historienne dans la mesure où il n’y aura plus d’année sans grève jusqu’en 1914.

Le jeu politique change avec des recompositions, bien décrites mais pas faciles à résumer, entre alliances, conflits et processus de clarification tant chez les libéraux, que chez les catholiques et les socialistes. On notera la candidature à Mulhouse de l’un des fondateurs du parti social-démocrate allemand, Wilhelm Liebknecht, en 1874. Il sera battu par l’alliance des libéraux et du parti catholique.

Une nouvelle fois, le visage de la ville change. Mulhouse se couvre désormais d’églises catholiques. « Après le rattachement à l’Allemagne, les classes populaires deviennent des acteurs autonomes de la vie culturelle mulhousienne ». A l’aide d’un tissus associatif « solide » marqué par la rivalité entre socialistes et catholiques. La musique, le chant, le théâtre dialectal connaissent « un âge d’or ». On a dénombré pas moins de 68 sociétés chorales et instrumentales. La pratique sportive populaire se développe également notamment la gymnastique. Il y a dans le livre quelques pages intéressantes sur la vie culturelle mulhousienne. Je n’en retiens ici que quelques aspects.

« La culture germanique de l’Alsace qui, durant tout le XIXè siècle français avait prospéré comme un évidence non problématique, se combine avec le refus ou à tout le moins les réticences premières vis à vis d’une appartenance nationale imposée pour créer pour la première fois dans l’histoire de la province une identité régionale forte. Enfin, même si Mulhouse participe pleinement à cette nouvelle identité régionale, ses particularités sociales et confessionnelles provoquent l’émergence d’un identité urbaine spécifique au regard du reste de la province. » (p.253-54)

Mais ce qui était une « évidence non problématique » pour la population alsacienne, l’était-elle pour le gouvernement français, à l’époque de l’Alsace française ? Et jusqu’à aujourd’hui ? Par ailleurs, et l’autrice le souligne, la Société industrielle « reste le bras armé » d’une « culture française élitiste ». C’est encore vrai. A l’exception de la musique. « 104 représentations d’œuvres de Richard Wagner sont ainsi données en allemand entre 1902 et 1914 ».

« L’élite sociale mulhousienne fabrique donc une identité collective complexe, faite d’une citoyenneté allemande exercée à chaque élection et d’un attachement sentimental exclusif [pour « l’élite »] à la France. La situation est encore plus complexe pour les classes populaires qui sont dialectophones et qui, d’autre part bénéficient, grâce aux lois bismarckiennes, de droits sociaux et politiques nouveaux [successivement création d’assurances, maladie, accident et invalidité-retraite]. Elles ne s’alignent pas pour autant sur la culture allemande mais développent une riche culture dialectale. »

Cette dernière ne peut se développer sans l’autre. Non adossée à la culture allemande, dont elle fait historiquement partie, la culture dialectale se meurt. Nous y sommes.

Le processus d’intégration au Reich est brutalement stoppé par la Première guerre mondiale. J’ajoute qu’ avant son déclenchement, il y a eu des meetings pacifistes à Mulhouse, les 13 et 30 mars 1913. L’Alsace ne voulait pas être l’enjeu d’une guerre. (Cf Gérald Sawicki : Appels et manifestations en faveur de la paix: la contribution des Alsaciens-Lorrains en 1913 )

L’Allemagne avait proclamé le 31 juillet 1914 le Kriegsgefahrzustand et le lendemain, 1er août, la Mobilmachung. En même temps, l’Allemagne déclare le guerre à la Russie. La France ordonne la mobilisation générale, le 2 août. Le 3 août, l’Allemagne déclare la guerre à la France.

Les jeunes alsaciens en âge de le faire effectuaient déjà leur service militaire dans l’armée allemande. Ainsi pour Nathan Katz à partir de septembre 1913 à Freiburg/Breisgau ou pour Dominique Richert le 16 octobre 1913. Il sera lui stationné à Mulhouse. Il participera aux combats de Mulhouse du 9 au 12 août 1914 côté allemand alors que son village dans le Sundgau est occupé par les Français

Dans ses Cahiers d’un survivant, il décrit la situation chaotique qui règne dans l’armée allemande qui semble tourner en rond autour de Mulhouse jusqu’à tirer sur ses propres soldats: « Les balles allemandes nous avaient causé plus de pertes que les françaises.

« Le lendemain matin, nous nous sommes mis en marche vers l’Île-Napoléon; partout on voyait des morts, français ici, allemands là ; une vision horrible. Nous avons progressé jusqu’à Sausheim, avons fait demi-tour, revenant en sens inverse jusqu’à Habsheim, puis Zimmersheim et, après une courte pause, Mulhouse, où nous avons pénétré vers dix heures du soir, au son de la musique du régiment. Les habitants se comportèrent tranquillement ; mais il me semblait lire sur de nombreux visages que notre retour n’était pas très désiré ».

(Dominique Richert : Cahiers d’un survivant. Un soldat dans l’Europe en guerre. 1914-1918. Traduit de l’Allemand par Marc Schublin. La Nuée bleue. Strasbourg 1989. pp. 17-18)

L’armée allemande ne cherchait pas à porter la guerre en Alsace préférant passer par la Belgique. C’est le général Joffre qui voulait ouvrir un front dans la région. L’offensive est déclenchée le 6 août et l’armée française entre le 8 à Mulhouse évacuée par les Allemands. Qui y reviennent avant d’y être chassés à nouveau. Jusqu’à ce que rapidement la ville cesse d’être un enjeu militaire. Elle sera néanmoins « directement sous autorité militaire allemande » Même si la guerre n’est jamais bien loin, la ville connaîtra peu de bombardements. Outre que ses fils meurent à la guerre, la ville endurera à partir de 1916 de sévères privations. Quand ils ne sont pas au front ou « transférés autoritairement dans les entreprises allemandes, en application de la loi de décembre 1916 sur le travail obligatoire des hommes de 17 à 60 ans », les ouvriers privés de travail par le démantèlement des entreprises mulhousiennes sont en sous emploi chronique ou au chômage.

« les autorités allemandes n’ont pas utilisé les capacités des entreprises mulhousiennes mais elles se sont employées à les détruire ».

Je rejoins la conclusion de Marie-Claire Vitoux sur la manière dont, dès « la parade pour la victoire » de 1918, a été

« organisée dans l’inconscient collectif l’amnésie du demi-siècle où la ville fut allemande »

J’en ai parlé dans mon hommage à mes grands-pères soldats du « kézère ». L’un de mes grands-pères aurait participé à un Conseil d’ouvriers et de soldats non à Mulhouse mais je ne sais où. La question est rapidement effleurée pour la ville mais ne semble pas bien documentée. Il s’agit de conseils (Räte) et non de « soviets ». J’ai aussi évoqué cette question dans Petite leçon d’histoire de l’Alsace dédiée à Mme Michèle Lutz, Maire de Mulhouse pour que l’on cesse enfin de déguiser les grands-mères alsaciennes en veuves de poilus,

Cette amnésie du demi-siècle allemand entraînera d’autres amnésies plus générales sur l’histoire de l’Alsace.

1917, c’est aussi Révolution d’octobre en Russie. Aux USA, la même année Edward Bernays, neveu de Freud invente le marketing. Son premier travail sera de mettre sur pied « un arsenal mental, une machinerie destinée à retourner l’opinion publique américaine et à accompagner l’effort de guerre » après l’intervention en Europe des Etats-Unis. Il s’y met en place une nouvelle organisation du « travail », le taylorisme, qui a tant fasciné Lénine, et le fordisme. En route vers le capitalisme consumériste.
Il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur les transformations, dans la période étudiée, des rapports à la biosphère, au cosmos. Au 19ème siècle, avec Charles Darwin, les formes de vie acquièrent une histoire, avec Karl Marx, les sciences s’industrialisent, le cadre scientifique se modifie avec la thermodynamique et l’entropie. On peut se référer à ceci.

Comme on le constate l’histoire de Mulhouse commence à se rapprocher des mémoires familiales des Mulhousiens. Ce sera de plus en plus le cas dans la dernière partie du livre que je traiterai la prochaine fois.

A suivre : Partie 5. Marie-Claire Vitoux : Effondrements et reconversion [1918-2010]

Publié dans Tisseurs de mémoire | Marqué avec , , , , , , , , , , , , , , , , , | Laisser un commentaire