Jan Patočka : « L’Europe et l’héritage européen jusqu’à la fin du XIXème siècle » (Extraits)

Relisant cet été les Essais hérétiques du philosophe tchèque Jan Patočka (1907-1977) ainsi que d’autres textes du recueil L’Europe après l’Europe (paru chez Verdier), je me suis arrêté entre autre sur le chapitre L’Europe et l’héritage européen jusqu’à la fin du XIXème siècle dont je vous propose de larges extraits qui forment une petite leçon d’histoire. Patočka, plusieurs fois exclu de l’université d’abord par les nazis puis par les staliniens, a tenu, après sa mise à la retraite d’office en 1972, des séminaires clandestins. Ses textes ont été diffusés sous le manteau. En 1977, peu avant sa mort, il deviendra le premier porte parole de la Charte 77, pétition de dissidents opposés à la normalisation de la République socialiste alors de Tchécoslovaquie. Il s’est beaucoup soucié de la question de l’Europe.

[…] Le grand tournant de la vie de l’Europe occidentale semble se placer au XVIèsiècle. C’est à dater de cette époque qu’un autre thème, à l’opposé du souci de l’âme, se porte au premier plan, accapare et transforme un domaine après l’autre – politique, économie, foi et savoir -, imposant partout un style nouveau.Le souci d’avoir, le souci du monde extérieur et de sa domination, l’emporte sur le souci de l’âme, le souci d’être[…]. L’expansion de l’Europe au-delà de ses frontières initiales, succédant à la simple résistance opposée à la rivalité du monde extra-européen, contient sans nul doute les semences d’une vie nouvelle, funeste à l’ancien principe. À l’Est, l’expansion n’entraîne aucune transformation de style affectant les principes de la vie européenne. Le changement n’intervient qu’avec le refoulement de l’islam à l’Ouest, ouvrant la voie aux découvertes d’outre-mer et à une subite ruée effrénée sur les richesses du monde, notamment du Nouveau Monde, livré à l’organisation militaire réfléchie, aux armements et aux savoir-faire de l’Europe1. Ce n’est qu’en conjonction avec cette expansion de l’Europe à l’Ouest que la transformation d’essence introduite par la Réforme dans l’orientation de la praxis chrétienne, le virage qui en fait une praxis dans le monde, se dote de la signification politique qui se manifeste dans l’organisation du continent nord-américain par l’aile radicale du protestantisme. Avant cent ans, Bacon formulera aussi une idée entièrement nouvelle du savoir et de la connaissance, profondément différente de celle régie par le souci ou le soin de l’âme : savoir c’est pouvoir,seul le savoir efficace est un savoir réel. Ce qui ne valait jusque-là que pour la praxis et la production est appliqué au savoir en général. Le savoir est censé nous rendre le paradis, ramener l’homme dans un éden de découvertes et de possibilités de transformer et de régenter le monde selon ses besoins, sans que ceux-ci soient aucunement définis et circonscrits, le rendre, selon le mot de Descartes, maître et possesseur de la nature. C’est alors seulement que l’État, ou plutôt les États deviennent (par opposition à la conception médiévale qui fonde la puissance sur l’autorité et trouve sa meilleure incarnation dans la formation singulière qui se nomme imperium romanum nationis germanicæ et représente en quelque sorte un moyen terme entre une entité de droit public et de droit international) des unions armées en vue de la défense collective de l’ensemble des biens — pour reprendre la définition que leur donnera Hegel2. Le particularisme de cette conception va bien plus loin que les tendances médiévales dont elle est en quelque sorte le prolongement. L’organisation simultanée de la vie économique selon le mode capitaliste moderne relève elle aussi du même style et du même principe. Depuis lors, il n’y a plus pour l’Europe occidentale en expansion de trait d’union universel, plus d’idée universelle capable de s’incarner dans une institution et une autorité unificatrices, concrètes et efficaces : le primat de l’avoir sur l’être exclut l’unité et l’universalité, et les tentatives entreprises pour y suppléer moyennant la puissance demeurent vaines.
Sur le plan politique, cela se manifeste par un nouveau système à l’intérieur duquel l’empire est repoussé à la périphérie orientale, tandis que le rôle central revient à la France en tant que force solidement organisée qui sert de contrepoids continental aux immenses possessions de l’Espagne et de l’Angleterre dans les deux mondes. Lorsque commence alors à se dessiner la force immense de la Nouvelle-Angleterre, faisant luire aux yeux de l’humanité la promesse d’une organisation nouvelle, sans hiérarchie, qui ne connaît pas l’exploitation et les abus de l’homme par l’homme, l’espoir d’une ère nouvelle de humanité parcourt non seulement le Nouveau Monde, mais toute l’Europe. En même temps cependant, l’Europe se voit exposée à une pression de l’Est, peu perceptible d’abord, mais qui ne cessera de croître. Depuis le XVIè siècle, Moscou a recueilli l’héritage byzantin du christianisme oriental, le legs de l’Église impériale, ambition à laquelle viendra s’ajouter une expansion territoriale d’une ampleur sans précédent qui fera surgir à la frontière orientale de l’Europe, jusque-là mal définie, une Russie puissante, organisée d’en haut, impériale et autocratique, qui ne connaît d’autres bornes que les rivages du continent asiatique — puissance qui cherchera dès lors, d’abord à se définir, à se différencier et à se garantir face à l’Occident, puis à l’exploiter, à le diviser et à le dominer. Ce qui reste du Saint Empire, brisé par la guerre de Trente Ans dont la France a su profiter, concentré à l’Est et fasciné par le péril turc, ne voit pas d’abord se dresser à sa porte ce colosse qui, à partir du XVIIIè siècle, pèsera sur toutes ses destinées et, à travers lui, sur celles de l’Europe dans son ensemble. L’Europe pendant ce temps travaille assidûment à la refonte de ses idées, de ses institutions, de son mode de production, de ses structures d’État et de son organisation politique; ce processus, qui correspond à la progression de ce qu’on nomme les Lumières, est au fond l’adaptation de l’Europe d’alors à sa nouvelle position dans le monde, à l’organisation naissante d’une économie planétaire qui, avec la pénétration des Européens dans de nouveaux espaces, suscite de nouvelles exigences vis-à-vis du savoir et de la foi. La création la plus profonde de ce mouvement, c’est la science moderne, les mathématiques, les sciences de la nature, l’histoire; tout cela est animé par un esprit et un mode de savoir inconnus de l’époque précédente. Certes, la science de la Renaissance, celle des Copernic, des Kepler et des Galilée, se réclame encore clairement de la theôria antique comme moment du soin de âme. Mais dans la science elle-même, dans les mathématiques au premier chef, il se manifeste de plus en plus un esprit de domination technique, une universalité d’un type entièrement différent de celle qui dans l’Antiquité portait sur le fond et la figure: une universalité formalisante qui, par une progression insensible, en vient à donner la priorité au résultat sur le contenu, à la domination sur la compréhension. Cette science se dévoile de plus en plus, par toute sa nature, en tant que technique et s’oriente, en conséquence, vers la technologie et l’application. Les progrès de ce mode de pensée refoulent de plus en plus clairement les vestiges de la pensée « métaphysique » qui, au XVIIè siècle, domine encore la philosophie européenne, où les penseurs français et hollandais, ainsi que ceux qu’ils déterminent, s’efforcent derechef d’atteindre le vieux but par des moyens nouveaux. Au XVIIIè siècle, la France et les États-Unis se mettent à la tête d’un mouvement radicalement éclairé qui, en France, est d’ores et déjà radicalement laïque. L’idée de la révolution, du retournement radical des affaires humaines, de la possibilité d’une vie sans hiérarchie, dans l’égalité et la liberté, procède vraisemblablement de la réalité de la Nouvelle-Angleterre; la révolution réussie des colonies britanniques est à la source de l’idée de l’esprit révolutionnaire comme trait fondamental de la modernité en général3. La France la reçoit de ces mains pour lui donner dans sa propre révolution un caractère d’ores et déjà, en partie, ouvertement social ; il est clair désormais que les ébranlements n’épargneront rien. Après avoir démoli radicalement les fondements de l’autorité spirituelle, le mouvement radical des Lumières en France ne s’arrête pas, comme beaucoup l’auraient souhaité, devant l’édifice de la société et du régime d’État. L’alliance de l’industrie, de la technologie et de l’organisation capitaliste conduit, en Angleterre et dans une partie du continent américain, au triomphe de la révolution technique. La ruée sur les richesses du monde acquiert de ce fait une signification nouvelle : la création d’une immense supériorité technologico-militaire à laquelle le monde extra-européen ne peut rien opposer d’analogue. Le marché mondial travaille dès lors non seulement pour le bien-être de l’Europe, mais pour sa puissance physique qui trouve une première expression et entraîne un premier ébranlement dans les guerres de l’ère napoléonienne, visant à réaliser sur une base nouvelle, rationnelle et sécularisée, la signification universelle de la France comme centre européen sur le point d’effacer le dernier avatar illusoire de ce qui reste de l’Empire romain. Les puissances continentales alliées à Angleterre ne parviennent à se défendre qu’en faisant ouvertement appel au colosse russe qui devient pour longtemps l’arbitre de leurs querelles, architecte de leur équilibre et le facteur qui profite le plus des conflits et des échecs européens. Ayant liquidé les puissances qui dominaient le nord-est de l’Europe au XVIIème siècle, la Suède et la Pologne, ne cessant de refouler cette dernière dans un rôle de plus en plus marginal, intervenant, en faveur de la puissance grandissante de la Prusse, dans la division profonde qui oppose celle-ci aux pays habsbourgeois au sein du Saint Empire, détruisant indirectement les organismes historiques du système oriental de l’empire (dont la couronne de Bohême), la Russie s’avance au début du XIXè siècle jusqu’au cœur de l’Europe comme une digue opposée à la première vague d’américanisation que représente l’Europe révolutionnaire et postrévolutionnaire. Les deux héritiers de l’Europe s’affrontent pour la première fois sur le sol européen dans la seconde décennie du XIXè siècle, pas encore en tant qu’adversaires politiques, mais en tant que principes
Hegel touche en passant à la question de savoir si l’héritage de l’Europe sera recueilli par l’Amérique ou la Russie, mais la réflexion sur l’avenir ne se concrétise que là où le problème est pris en vue dans l’optique de l’acheminement de la société vers une organisation rationnelle et égalitaire, et c’est Tocqueville qui est le premier à le voir ainsi. L’idée européenne connaît ainsi les États-Unis plus tôt et plus à fond que la Russie, et c’est tout naturel, car les États-Unis sont alors une Amérique européanisée, et l’Europe postrévolutionnaire une Europe américanisée.Quant à un rapport plus profond du monde de l’Est à l’Europe, analogue à ce qui est saisi par Tocqueville, le monde occidental l’attendra longtemps. Au fond, il l’attend encore aujourd’hui.[…]
La force et la profondeur des Lumières tiennent sans nul doute à ce que négligeait le savoir plus ancien, orienté surtout vers l’intériorité humaine : la nouvelle idée d’un savoir actif, efficace, riche en résultats et qui ne cesse de s’enrichir davantage. On ne peut pas prendre ce savoir à la légère, ni l’amalgamer superficiellement avec les anciens principes européens en matière de foi et de savoir. Mais il n’est pas non plus question de se contenter telle quelle d’une synthèse opérée sous l’optique de l’utilité immédiate, comme dans les pays anglo-saxons, ni de procéder à des amputations radicales, à moins qu’on ne veuille s’engager dans la voie de la Révolution française. La philosophie allemande inspirée de Kant, ainsi que l’ensemble de la vie spirituelle proche de ses tendances, tente encore un retournement de l’esprit européen : les Lumières sont à accepter, mais uniquement en tant que méthode de compréhension de la nature, soit d’un règne de lois qui ne permettent pas d’accéder au noyau des choses ; là où ce monde phénoménal est analysé dans sa phénoménalité (c’est-à-dire dans son essence), l’ancien principe européen du souci de l’âme rentre dans ses droits, le principe de la theôria philosophique contemplative qui nous libère pour le domaine spirituel et éthique où il convient de chercher le véritable ancrage et la mission de l’humanité. Sans renoncer aux Lumières, l’on en circonscrit et affaiblit donc la signification humaine. La voie une fois ouverte, la poésie et la musique allemandes s’engouffrent dans la brèche ; en philosophie, cette orientation conduit à des systèmes qu’il n’est pas nécessaire ici de caractériser en détail, d’un idéalisme et d’un radicalisme métaphysique sans précédent.[…]
Après le vent de mondialisme qui l’a balayée avec la Révolution et les guerres de l’ère napoléonienne, l’Europe revient d’abord, sous la pression de la Russie impériale, à l’idée discréditée et généralement décrédibilisée de la « légitimité ». Comme les adversaires du despotisme français ont été contraints de faire appel au particularisme des traditions régionales et à la spontanéité des peuples, ce retour insincère marque le début d’un nouvel épisode, pittoresque et, pour une part, très chaotique, qu’on peut résumer sous le titre de mouvement national, nationaliste. À l’Ouest, où il y a de longue date des États centralisés et linguistiquement unifiés, ce mouvement s’associe tout naturellement à une exigence commandée par la révolution industrielle, à savoir la nécessité réelle d’une protection de l’État pour les entreprises et la spéculation, et les États tombent sous l’influence du capitalisme bourgeois. L’Europe centrale et orientale observe jalousement les progrès de cette évolution qui devient à ses yeux un modèle à suivre, tandis que l’universalisme principiel du radicalisme révolutionnaire se réfugie dans la sphère de la révolution sociale, dans le socialisme naissant. Toutes ces tendances forment un mélange haut en couleur et souvent éclectique où la seule certitude est l’impossibilité de maintenir le statu quo.
C’est alors que les écrivains politiques européens forgent les concepts de « puissance mondiale » et de « système d’État mondial », par rapport à la Révolution et à l’ère napoléonienne, d’une part, à la Russie, d’autre part4. La Russie, de son côté, défendant avec succès son attitude impériale contre les premières tentatives pour la saper au moyen d’influences occidentales, développe de plus en plus nettement les catégories politiques qu’elle a reprises au christianisme impérial de Byzance en une idée d’elle-même comme héritière de l’Europe décadente, en voie de liquidation, idée qui se maintiendra en substance durant tout le XIXè siècle en s’annexant ceux des thèmes européens qui s’y prêteront. Au fond, le consensus règne dans la pensée russe quant à la vocation de l’État russe de recueillir l’héritage européen ; les divergences de vues ne concernent que les moyens à mettre en œuvre. Le projet formulé pour la première fois par Pierre le Grand, l’idée de tirer parti de l’Europe sans s’y soumettre, de manière, au contraire, à s’en rendre maître, admet deux possibilités: ou bien un rapprochement plus ou moins grand avec l’Occident, ou bien une clôture sur soi dans l’attente d’une conjoncture favorable. […]
Dans l’Europe capitaliste bourgeoise, les forces principales de l’Occident européen — le rationalisme des Lumières, la science (les sciences de la nature et l’histoire) et la technique — sont ainsi embrayées dans la réalité particulariste de l’État-nation dont le modèle sur le continent est la France. La France du second Empire joue dans cette évolution vers le particulier un rôle fatal que même ses succès éphémères – ainsi, la coalition hypocrite des États européens qui, dans la guerre de Crimée, inflige à la Russie un revers partiel et provisoire – ne démentent pas. Au contraire, ces succès endorment la vigilance de l’Europe en inspirant aux puissances qui s’appuient sur leur supériorité industrielle, technique et scientifique une confiance en soi que tout cela ne justifie pas. Nous l’avons déjà indiqué, c’est dans la pensée et le mouvement socialistes que se réfugie l’universalisme propre aux Lumières radicales. Marx, à dater surtout de son « dépassement hégélien de la pensée de Hegel5 », ne cesse de dénoncer la mauvaise foi, la demi-mesure, le manque de logique et surtout le cynisme et le chaos moral provoqué dans les sociétés européennes par le statu quo libéral bourgeois.
Toutes les faiblesses de la solution française du problème européen sont encore accentuées lorsque la Prusse fait prévaloir sa propre solution du problème allemand et chasse la France du centre de l’Europe pour y réinstaller une nouvelle Allemagne dont la figure porte l’empreinte du modèle de l’État-nation occidental. Ce n’est pas la seule disharmonie que renferme cette Allemagne prussienne dont les traditions féodales n’ont jamais été brisées par une véritable révolution sociale et qui continue à professer une admiration conservatrice pour le colosse russe, auquel la Prusse doit toute sa carrière en Allemagne et en Europe, tout en se voyant contrainte de se réorienter rapidement pour assumer le rôle de glaive et de bouclier de l’Europe des Balkans. De plus, la solution bourgeoise, l’État-nation comme protecteur d’une production industrielle toujours croissante, y révèle ses contradictions internes de façon plus aiguë qu’à l’Ouest, car cette croissance signifie à la fois le renforcement, la conscience de soi et l’organisation irrépressible de ce qu’on nomme alors le « quart état6 ». De là, des antagonismes de plus en plus exacerbés qui engendrent une tension sociale jusque-là inconnue et ont ainsi pour effet d’éterniser, contre l’indispensable majorité populaire, la politique de la main de fer que représente la coalition mise sur pied par Bismarck en 1879. […]
On le voit, la crise politique dans l’Europe du XIXè siècle s’approfondit précisément là où les questions semblent se résoudre. Au lieu d’apaiser l’Europe, la solution apportée à la question allemande et à la question italienne renforce les particularismes au point de les rendre mortels dans l’espace restreint du continent. Avec le temps, la crise sociale aussi s’exacerbe et le prolétariat industriel indispensable demande de plus en plus instamment des comptes. L’issue qui se présente alors et que certains regardent comme un summum de perspicacité politique internationale : transposer les problèmes européens à l’échelle du monde, projeter la division de l’Europe sur le monde, répartir le monde entier en fonction de la situation européenne, ne peut que mettre au jour des antagonismes jusque-là latents en engageant les moyens du monde entier dans l’entreprise mortellement dangereuse de la concurrence européenne, et ce au moment où le monde extra-européen commence à se rendre compte de la possibilité d’apprendre de l’Europe de l’époque – l’Europe des masses, du suffrage universel et des grands partis bureaucratisés – l’art d’augmenter son propre poids politique et de conquérir son autonomie comme adversaire de l’Europe.
Comme troisième moment, moment de profondeur, entre en jeu la prise de conscience de plus en plus aiguë de la crise morale de l’Europe de l’époque. Le fait que les institutions d’État, que la charpente politique et sociale de l’Europe reposent sur quelque chose à quoi la société dans son activité réelle refuse depuis longtemps toute confiance et toute obéissance, n’est mis en lumière et formulé nettement que par le radicalisme révolutionnaire comme élément de son programme subversif. Or, ce radicalisme lui-même s’en tient, quant à ses croyances, à des dérivés idéels de l’héritage européen, aussi peu crédibles que les notions dont ils découlent. Dieu est mort, mais la nature matérielle, qui produit avec une nécessité légale l’humanité et son progrès, est une fiction non moindre, affectée en outre d’une étrange lacune : elle ne comporte aucune instance qui contrôle l’individu dans son aspiration individuelle à s’évader et à s’installer dans le monde contingent comme dernier homme, avec ses menus plaisirs diurnes et nocturnes. Dostoïevski le fait dire à un de ses héros : rien n’existe, tout est permis ! Ce à quoi Dostoïevski fait front en se réclamant de la Russie traditionnelle avec son âme brisée, l’individu qui s’humilie devant la grande communauté qui l’écrase et lui impose la purification par la souffrance, Nietzsche l’exprime sans détour pour l’actualité européenne: soyons sincères, regardons en face le fait que nous sommes des nihilistes, ne nous faisons pas d’illusions — ce n’est qu’à cette condition que nous serons à même de surmonter la crise morale qui sous-tend et englobe toutes les autres. Ce que je raconte est l’histoire des deux siècles prochains. Je décris ce qui vient, ce qui ne peut plus venir d’une autre manière: l’avènement du nihilisme. Cette histoire peut être relatée dès maintenant: car c’est la nécessité elle- même qui est ici à l’œuvre. Cet avenir parle déjà par mille signes, ce destin s’annonce partout : pour cette musique de l’avenir toutes les oreilles se sont d’ores et déjà affinées. Notre culture européenne tout entière se meut depuis longtemps déjà, avec une torturante tension qui croît de décennies en décennies, comme portée vers une catastrophe: inquiète, violente, précipitée: comme un fleuve qui veut en finir, qui ne cherche plus à revenir à soi, qui craint de revenir à soi7.[…] »

Jan Patočka  : Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire. Traduit du tchèque par Erika Abrams. Préface de Paul Ricoeur. Postface de Roman Jakobson. Verdier poche. Pp 135-151

1. C. Lévi-Strauss qualifie l’expérience inaugurée en 1492 comme le plus grand fait expérimental jusque-là enregistré dans la rencontre de l’homme avec lui-même ; il met en même temps en lumière la cruauté de ce processus et la catastrophe par laquelle il se solde pour l’humanité extra-européenne du Nouveau Monde. Voir Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955.

2 Hegel, La Constitution de l’Allemagne, p. 39. (N.d.T)

3. CF. H. Arendt, On Revolution, Londres, Faber & Faber, 1963 [trad. fr. Essai sur la révolution, Paris, Gallimard, « Tel », 1985].

4. Là-dessus et pour ce qui suit, voir D. Groh, « Russland als Weltmacht », in: D. Gerhardt (sous la direction de), Orbis Scriptus. Drmitrij Tschizewskij zum 70. Gebursttag, Munich, 1966, p. 331 sqq.

5. A. de Waelhens, La Philosophie et les expériences naturelles, La Haye, M. Nijhoff, 1965, p. 53.

6. Note B.U. :  Il quarto stato (https://fr.wikipedia.org/wiki/Il_Quarto_Stato)

7. F. Nietzsche, op. cit., 11 [411]; trad. fr, p. 362. (N.d.T)

« C’est donc le souci de l’âme, tês psukhês epimeleia, qui a créé l’Europe », soutient Patočka dans ce qui précède l’extrait ci-dessus. Dans un essai sur le philosophe tchèque, Jean-Paul Sorg rappelle l’origine socratique de cette idée issue de ses séminaires clandestins sur Platon et l’Europe. Voici Socrate apostrophant les Athéniens :

« Comment toi, excellent homme, qui es Athénien et citoyen de la plus grande cité du monde, comment ne rougis-tu pas de mettre tes soins à amasser le plus d’argent possible et à rechercher la réputation et les honneurs, tandis que de ta raison, de la vérité, de ton âme qu’il faudrait perfectionner sans cesse, tu ne daignes en prendre aucun soin ni souci ? »

(Platon, Apologie de Socrate, 29 d-e. Traduction d’Emile Chambry. Cité par Jean-Paul Sorg : Quelle conscience européenne ? L’appel de Jan Patočka à se soucier de l’âme. Revue Elan. Septembre 2018)

Le « souci de l’âme » est aussi et d’abord le soin de l’âme (en allemand, langue que le philosophe pratiquait, Sorge a le double sens de souci et de soin). Pour B. Stiegler, le souci correspondrait plutôt au grec elpis, à la fois espoir, attente et crainte. Le soin de l’âme était encore l’héritage romain lui même hérité des Grecs. Jusqu’au tournant du 16ème siècle, siècle de la Réforme, suivi par celui de la Guerre de Trente ans, qui marque le début du passage de l’otium au négotium. Par âme, il faut entendre surtout âme noétique qui se distingue chez Aristote de l’âme végétale et de l’âme sensitive.

Nihilisme

« Dans le déferlement de flux en quoi consiste et tout d’abord désiste la technologie industrielle qui envahit l’Europe occidentale à la fin du XIX siècle, la résistance des âmes noétiques (on parlerait aujourd’hui de « résilience ») devient un problème caractéristique de ce qui se met en place comme accomplissement du nihilisme – et cela, au moment où apparaît la théorie de l’entropie telle qu’elle altère radicalement la question et le problème du devenir. Je soutiendrai que c’est la combinaison du devenir industriel de la production des flux avec la crise métaphysique que provoque le second principe de la thermodynamique qui rend Zarathoustra malade, la doctrine de l’éternel retour étant en cela une discipline thérapeutique ».
(Bernard Stiegler : Qu’appelle-t-on panser 1. L’immense régression. P. 16)

L’oubli ou le refoulement, l’effacement du « soin de l’âme », le non pænser de l’alliance de la science devenue technoscience, de l’industrie et de l’organisation capitaliste fait sombrer l’Europe dans le nihilisme dont nous prévenait Nietzsche. Cette alliance a aussi produit l’Anthropocène qui s’écrit aussi pour Bernard Stiegler Æntropocène et est encore appelé Capitalocène. Patočka, rappelle aussi Jean-Paul Sorg, a été l’un des rares philosophes européens à prendre au sérieux le rapport du Club de Rome, connu sous le nom de Rapport Meadows (1972), sur les limites de la croissance. Du souci de l’âme au souci de l’écologie.

L’universel

Pour Patočka, «  on n’apprend ce qu’est l’Europe qu’en posant la question de son devenir ». Pour cela il faut en sortir, s’en distancier. Ce devenir ou plutôt cet à venir ne peut être aujourd’hui que négæntropique. Ayant été à l’origine de l’Æntropocène, l’Europe se grandirait, reprendrait consistance, en prenant la tête de la lutte négæntropique, plutôt que de s’enfoncer dans un nauséabond marigot identitaire. Et si l’on cherche une idée unificatrice pour l’humanité – autre questionnement de Patočka -, l’état de la planète devrait pouvoir en fournir une occasion. Mais la perception d’un monde commun menacé semble manquer encore. Cela dit sans vouloir minimiser les efforts courageux et la ténacité des uns et des autres.

«Le changement climatique est en passe de gagner une portée destructrice inouïe. Pourtant, alors même que les symptômes s’aggravent rapidement, nous nous enfonçons chaque année un peu plus dans notre addiction aux combustibles fossiles », déclarait récemment le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres.

Pour trouver les réponses afin d’y faire face, il nous faut cependant les concepts qui vont avec. Il importe d’articuler ce que Félix Guattari nommait les trois écologies [environnementale, sociale et mentale].

« les mégafeux ne brûlent pas seulement des forêts, des vies humaines et animales, mais aussi nos manières de penser. Calcinées, celles-ci peinent à produire les contre-feux intellectuels et politiques nécessaires pour répondre aux désastres climatiques »
(Frédéric Neyrat : Comment penser hors des flammes

Félix Guattari s’était déjà posé cette question dans les années 1990. Ainsi, peu avant sa mort, appelant à une « refondation des pratiques sociales », il relevait que l’humanité

« reste hébétée, impuissante devant les défis auxquels elle est confrontée. Elle assiste passivement au développement de la pollution de l’eau, de l’air, à la destruction des forêts, à la perturbation des climats, à la disparition d’une multitude d’espèces vivantes, à l’appauvrissement du capital génétique de la biosphère, à la dégradation des paysages naturels, à l’étouffement de ses villes et à l’abandon progressif de valeurs culturelles et de références morales relatives à la solidarité et à la fraternité humaines… L’humanité semble perdre la tête, ou, plus exactement, sa tête ne fonctionne plus avec son corps. Comment pourrait-elle retrouver une boussole pour s’orienter au sein d’une modernité dont la complexité la dépasse de toute part ? »
(Félix Guattari :  Pour une refondation des pratiques sociale in Le Monde diplomatique, octobre 1992)

Il ajoutait « qu’il est difficile d’amener les individus à sortir d’eux-mêmes, à se dégager de leurs préoccupations immédiates et à réfléchir sur le présent et le futur du monde ». D’autant que l’on assistait à la dissolution des « anciennes instances de communication, de réflexion et de concertation ». C’est pourquoi il préconisait « – sous l’égide d’un type d’articulation inédit entre écologie environnementale, écologie sociale et écologie mentale – l’invention de nouveaux agencements collectifs d’énonciation ». Frédéric Neyrat quant à lui suggère de créer du lointain, voire un « communisme du lointain », un cosmos partagé : « Pour échapper à la claustrophobie des fumées et des pensées closes, inventons les dehors grâce auxquels nous serons en mesure d’éteindre l’incendie planétaire ».

Ce que tous les humains ont en partage, c’est l’exosomatisation, c’est à dire la fabrication d’organes artificiels extérieurs au corps qui s’articulent avec les organes intérieurs du corps, cerveau compris et les organes sociaux. C’est cet ensemble qu’il faut repænser organologiquement et localement ,à chaque fois à nouveaux frais, au rythme des disruptions technologiques des artefacts.  Non pas contre comme semble le penser Patočka mais avec elles.

la noèse en général et la moralité de l’être moral en quoi elle consiste n’ont d’universel que le fait universel de l’exosomatisation comme condition de toute noèse, où l’âme noétique, parce qu’elle n’est qu’exosomatiquement, parce qu’elle n’ex-siste qu’ainsi, doit commencer par acquérir les savoirs par lesquels elle saura faire que les pharmaka formant l’appareillage organologique issu de l’exosomatisation dont elle hérite :
1. soient bénéfiques à son existence plutôt que préjudiciables,
2. soient bénéfiques à travers son existence à l’univers des vivants en totalité tel que, pris dans le devenir entropique, il préserve cependant un avenir néguentropique, à l’encontre du devenir entropique, et comme néguanthropologie.

(Bernard Stiegler : Dans la disruption. )Les Liens Qui Libèrent. P. 329)

Transformation énergétique

On notera dans le titre du chapitre cité ci-dessus qu’il est question de l’Europe jusqu’à la fin du XIXème siècle. Pour le philosophe tchèque, le XIXème est en effet le dernier siècle européen. Mais il n’oublie pas le 20ème siècle. Le suivant, il ne l’a pas connu. Un chapitre des Essais hérétiques est intitulé : les guerres du XXè siècle et le XXè siècle en tant que guerre. J’y ai relevé la question suivante :

« Pourquoi la transformation énergétique du monde ne peut-elle se faire que par voie de guerre ? » (O.c. p.197)

Une première réponse qu’il fournit serait :

« Parce que la guerre, l’opposition aiguë, est le moyen le plus efficace de libérer rapidement des forces accumulées. Le schisme est un grand moyen dont la Force profite – pourrait-on dire en langage mythique – pour passer de la puissance à l’acte » (ibidem)

Comme je ne crois pas avoir compris la réponse plus détaillée de Patočka, utilisant les catégories de jour et de nuit et de « Force », je laisse cela en suspend comme une question d’aujourd’hui tout en l’alimentant par un aspect particulier. On peut prendre la dimension énergétique dans différents sens y compris psychique.Elle peut être soit bénéfique ou toxique. Arrêtons-nous sur celles dont les sources sont extraites de la terre. Elles tiennent une place de choix dans cette « Première guerre mondialisée », – selon l’expression de Bertrand Badie -, à laquelle nous assistons en Ukraine. Cela vaut y compris et peut-être même surtout pour le nucléaire. La Russie avait la haute main sur les ressources du second pays le plus nucléarisé après la France jusqu’à la décision ukrainienne, en 2019, de construire son indépendance énergétique et de débrancher son réseau électrique de celui de la Russie et de la Biélorussie pour le connecter sur le réseau européen, au grand dam du maître du Kremlin. Celui-ci a dès le début du conflit « fait du contrôle des principales infrastructures énergétiques – et notamment les centrales nucléaires – une priorité » . (Source : Marc Endeweld : Les dessous du conflit russo-ukrainien. Seuil). Par décret, la Fédération de Russie vient de s’approprier la centrale nucléaire de Zaporijia après avoir kidnappé son directeur ukrainien. Les enjeux énergétiques cependant n’expliquent et encore moins ne justifient cette guerre qu’il faut encore qualifier d’anachronique. La question de Patočka reste ouverte. Mais peut-être n’est-ce pas tout à fait la bonne. Je ne reviens pas sur la nécessité d’un traité de paix économique mondial.
Quant à l’arme du gaz, elle est à l’évidence un moyen d’accroître les divisions de l’Europe. J’ai déjà évoqué, en m’appuyant sur Naomi Klein, la nostalgie toxique, à la fois nostalgie d’une grandeur trépassée – j’y reviens plus loin – et des énergies fossiles dépassées. Même si l’expression de « sobriété énergétique » fait aujourd’hui flores (et l’objet d’une vaste récupération à faible contenu), j’ai du mal à accepter l’idée d’une «écologie de guerre». D’abord, parce que je ne suis pas sûr que remplacer notre dépendance à l’égard de la Russie par celle des États-Unis et du Qatar soit très écologique. Ensuite, parce qu’elle se gérera via un Conseil de défense alors que l’on nous rabat les oreilles avec la démocratie comme « valeur » européenne. Également parce que l’écologie ne se résume pas aux énergies. Enfin, et surtout, parce qu’une écologie née dans ces conditions, comme « arme de guerre », augure mal d’une « paix véritable » pour revenir au propos du philosophe tchèque qui se demandait déjà pourquoi les deux conflits mondiaux et singulièrement le premier n’ont pas été l’occasion de s’engager dans une « paix véritable ». Au moment où je mets en ligne cet article, on ignore encore précisément quels sont les auteurs de ce qui semble bien un attentat contre les gazoducs Nordstream. Ils contenaient encore du méthane même s’ils n’en livraient plus. Les explosions visaient symboliquement un lien entre la Russie et l’Europe. Il n’est par certain qu’il soit réparable. Quatre jours plus tard, Vladimir Poutine officialisait l’intégration / annexion à la Russie de territoires ukrainiens déjà partiellement sous son contrôle et menacé de reconquête par l’Ukraine. Le tout accompagné de gesticulations nucléaires qu’il faut prendre au sérieux et qui accroissent encore d’avantage les tensions déjà bien exacerbées. A force d’accumuler des armes , on finit par les utiliser.

Patočka définit ainsi le monde d’après la Deuxième guerre mondiale :

« C’est un monde où l’Europe a cessé de jouer le rôle décisif comme force politique et spirituelle et où, outre les deux superpuissances, s’affirment toujours plus nettement d’autres colosses politiques et démographiques extra-européens. A la place du concert européen, ce sont leurs constellations, leurs revendications, leurs problèmes qui déterminent le monde d’aujourd’hui et de demain. Parallèlement, la révolution industrielle s’accélère, se transforme en révolution techno-scientifique ; la structure de la société industrielle est modifiée, les techniques de contrôle, la cybernétique et l’automatisation passent au premier plan, le noyau de l’atome s’ouvre, libérant des forces qui rendent possible la conquête de l’espace […]. »

(Jan Patočka : L’Europe et après in L’Europe après l’Europe.Traduit de l’allemand et du tchèque sous la direction de Erika Abrams. Postface de Marc Crépon. Verdier p. 46)

Revenons au texte cité pour en souligner encore deux aspects.

Oublier Byzance ?

Patočka distingue deux Europe, celle d’origine romaine et celle issue de Byzance. Cela me rappelle un texte de l’écrivain allemand Heiner Müller, autre habitant de l’Est au temps de la guerre froide qui s’est beaucoup intéressé aux résurgences du passé et qui écrivait en 1989 :

« D’un point de vue historique il n’y a pas une Europe. A l’occasion de la remise du prix européen de cinéma à Krysztof Kieslowski pour son film Tu ne tueras point, le réalisateur Zanussi a dit quelque chose de très intéressant dans un interview : il se réjouissait que ce prix ait été attribué à un film polonais car cela signifiait que la Pologne faisait partie de l’Europe. Il ajoutait qu’il y avait deux Europe, l’une marquée par l’empreinte de Byzance, l’autre de filiation romaine. Ne serait-ce qu’en raison du catholicisme, la Pologne fait partie de l’Europe « romaine », alors que la Russie et toute l’Europe du Sud-Est relèvent de la culture byzantine. La frontière se situe quelque part en Hongrie. C’est un préalable important à toute réflexion sur l’Europe. Bien des malentendus entre l’Est et l’Ouest résultent d’une connaissance insuffisante de cet état de fait historique ».

(Heiner Müller : Meurs plus vite, Europe ! Entretien avec Frank M. Raddatz (Janvier 1989) Traduction : Bernard Umbrecht in Heiner Müller : Fautes d’impression. L’Arche éd. Pp 124-141)

La Russie et l’Europe.

Patočka notait combien la Russie, au XIXème siècle hésitait entre rapprochement avec l’Europe et l’Occident et clôture sur soi. C’est certes l’analyse d’un passé mais il y a des passés qui ne passent pas. Et l’on peut se demander si aujourd’hui encore, elle ne serait pas un élément encore actif, tant ce qui est à l’œuvre dans l’agression de la Russie contre l’Ukraine est profondément réactionnaire au sens d’un vouloir restaurer le passé. Avec les armes du futur.

Les Européens ne sont pas les seuls héritiers de l’Europe. A mesure que l’Europe se planétarisait par le biais de la technique et de l’organisation « rationnelle » de l’économie et de la société, elle perdait sa consistance ayant sacrifié son seul vrai héritage : le soin de l’âme noétique. Mais, ce n’est pas du tout en termes déclinistes que Patočka pose la question du devenir de l’Europe comme le souligne Marc Crépon :

« Réfléchir sur l’Europe, aujourd’hui, c’est forcément prendre la mesure de la naissance, dans la seconde moitié du XXè siècle, d’un monde posteuropéen — de l’entrée du monde en totalité dans une époque posteuropéenne. Pour autant, la conscience d’un tel état de fait n’implique pas qu’on souscrive ipso facto à la thèse, récurrente depuis la fin de la Première Guerre mondiale, du « déclin » ou de la « décadence » de l’Europe, ni à la nostalgie de la « grandeur » et des « valeurs » auxquelles elle était du même coup, dans un geste corollaire, identifiée. Et pas davantage à la désignation, apeurée et tant de fois fantasmée, de ses « ennemis » potentiels, c’est-à-dire à l’inventaire variable des forces extérieures qui seraient censées la menacer (la Chine, l’Islam, etc. [j’ajoute (B.U.) : la Russie]. Toute la difficulté de la question européenne est là. Elle expose celui qui s’y risque à trois écueils au moins. Le premier est la négation de l’état de fait posteuropéen, l’illusion persistante d’une domination et d’une exemplarité spirituelles, politiques ou morales de l’Europe, auxquelles seraient indexés, sans examen critique, la raison, la démocratie, les droits de l’homme, le progrès, etc. Le second est son interprétation en termes de « choc des civilisations », la réduction du problème posteuropéen à un choc frontal entre des « civilisations » supposées antagonistes, en lutte pour imposer leur hégémonie. L’un et l’autre ont pour présupposé une compréhension homogénéisante des « identités culturelles » qui exclut tout passage, toute traduction, tout dialogue de l’une à l’autre et enferme chacune dans sa « monogénéalogie » [Derrida]. Mais, à ces deux écueils, il faut aussitôt adjoindre un troisième, tout aussi périlleux, qui est le refus ou la négation nihiliste de tout héritage, voire de toute histoire. Comme si la perte de crédit (et aussi bien la critique) de toutes les images et de toutes les idées que l’Europe s’est faites d’elle-même excluait que, de l’histoire européenne, il y ait quoi que ce soit à retenir ».

(Marc Crépon : Histoire, Ethique et politique: La question de l‘Europe. Postface à Jan Patočka : L’Europe après l’Europe)

Il n’y a pas de guerres de civilisation. L’agression militaire de la Russie témoigne d’une régression de la civilisation dans la barbarie.
Il nous faut donc repaenser l’Europe dans ce que Patočka nommait l’« ère planétaire », dans l’Anthropocène et avec un cosmos réinventé en se réappropriant, dans son héritage enfoui, la question du soin de l’âme.

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