Les révélations faites par Edward Snowden sur le programme de surveillance électronique planétaire Prism par l’Agence nationale de sécurité américaine (NSA) et Tempora par les services britanniques avec la participation à des degrés divers des autres services de renseignements des pays de l’OTAN dans un partage des technologies d’aspiration des données et des informations récoltées, ont provoqué en Allemagne un état de choc numérique, un moment de défiance envers le gouvernement et la classe politique qui savait / ne savait pas, on ne sait ce qui est pire. Cela a conduit à des comparaisons des pratiques de la NSA avec celles de la STASI, police politique de la RDA (dont on oublie souvent que c’était aussi son service de renseignement intérieur et extérieur), à transformer le président américain Obama en Georges W. Obama et son « yes we scan », à qualifier la technique appliquée par Angela Merkel dans ses « réponses » de stratégie de l’édredon
Malgré la piètre opinion que j’aie pour ce « journal », je ne résiste pas à la tentation de vous donner à lire l’un de ses récents éditoriaux qui nous ramène au « bon vieux temps » où le quotidien du matin fixait la ligne du jour. A la place de l’organe central du parti-état, nous avons la Bild Zeitung et la comparaison est sidérante. Voici le texte intégral de l’éditorial de Roman Eichinger du 14 juillet 2013. L’alternance de gras et maigre est d’origine.
« L’absurde comparaison avec la Stasi
L’espionnage massif de l’Allemagne par les services secrets américains est effrayant et doit être éclairci. Nous, les Allemands, en raison de notre passé, nous sommes particulièrement sensibles à la question de la protection des libertés et des droits des citoyens.
Mais toute comparaison entre la NSA et la STASI comme viennent de le faire un certain nombre de personnes depuis des députés de la CSU [branche bavaroise de la démocratie chrétienne] jusqu’à [l’écrivain] Uwe Tellkamp est à côté de la plaque.
La RDA était un état totalitaire méprisant les hommes. Pour les services secrets de Honecker [chef du parti et de l’état est-allemands] il s’agissait de repérer toute velléité d’opposition dans son propre pays et de la pourchasser sans faiblesse.
A cause de la STASI, d’innombrables personnes ont, sous le régime du SED, perdu leur famille, leur travail, leur liberté et à la fin même leur vie. Il n’y a pas en Allemagne de victimes comparables dues aux activités des services secrets américains. Tout au contraire : l’objectif des services US est de protéger des vies humaines. Leurs indications ont très probablement empêché des attentats en Allemagne.
Les Etats-Unis sont notre ami et même si certains refusent de le reconnaître un Etat de droit démocratique. Les services secrets américains protègent la démocratie même si leurs méthodes sont parfois discutables sinon fausses. »
Bref : sur certaines méthodes, je ne dis pas, mais le bilan, il est « globalement positif » C’est la ligne dans laquelle la chancelière s’est installée après l’avoir défendue dans un entretien avec l’Hebdomadaire die Zeit. Pour le reste, elle joue à ne rien savoir. Dans sa conférence de presse de vendredi dernier (19 juillet), elle est restée dans la dénégation en dépit du bon sens. Cette « stratégie d’ostensible ignorance », écrit Thorsten Denkler dans la Süddeutsche Zeitung, lui garantit son maintien au pouvoir. Elle s’est « transformée en édredon » . Tout ce qui lui tombe dessus, elle l’absorbe, le ramollit, l’enveloppe.
Elle a aussi usé, comme mot clé pour qualifier la révolution numérique, de la notion de « nouveau territoire » , ce qui se comprend plutôt au sens de « terre de (re)conquête » de l’Internet par les anciens pouvoirs.
L’éditorialiste précité dans son catéchisme et sa langue de bois réhabilite la vieille dichotomie ami / ennemi plutôt déplacée dans ce contexte.
Ajoutons à ce manichéisme rétrograde, un pasteur de l’ex-Rda, où il n’a pas été un grand dissident, devenu président de la République allemande, qui se demande ouvertement si Edward Snowden ne serait pas un traitre, un ancien agent du KGB en RDA, un certain W.Poutine, un « lanceur d’alerte », on disait autrefois un dissident, « réfugié » à l’aéroport de Moscou, on a, réunis, les ingrédients d’un mauvais roman d’espionnage qui rejouerait la guerre froide. Avec une dimension comique : des plaisantins de la succession de l’ancien KGB ont, paraît-il, commandé par précaution des machines à écrire pour échapper à la saisie numérique.
Nous n’y sommes plus dans la guerre froide si ce n’est celles des pouvoirs contre leurs propres populations transformés toutes en de potentiels ennemis intérieurs. C’est le point commun entre Prism et la Stasi.
Si comparaison n’est pas raison quand un signe d’égalité empêche de penser la nouveauté, elle devient intéressante dans l’étude des différences car, dans le cas qui nous occupe, elles posent la question des technologies et de l’automatisation.
Le passé revient en habits neufs.
L’écrivain Uwe Tellkamp, auteur de La Tour, a déclaré à l’hebdomadaire die Zeit :
« Le débat sur les écoutes me rappelle la RDA et la Stasi. J’ai toujours pensé que je travaillais sur des matériaux qui désespérément sont ceux d’hier. Beaucoup de choses reviennent sous un autre habillage. Je me suis fait cette réflexion récemment pendant un téléfilm sur la Turquie. Il y avait là des jeunes intellectuels, le professeur tout à fait dans son rôle, prudent, louvoyant, les intellectuels quelques peu naïfs. Comme chez nous [en RDA] autrefois, on aperçoit les mêmes éternelles figures. Facebook, Twitter, Internet, tout cela paraît d’abord si merveilleux et soudain on voit sa face sombre. Soudain, Amazon me montre ce que d’autres ont commandé. Soudain me gagne le sentiment suivant : ce que la Stasi réalisait avec une terrible mobilisation de moyens s’obtient aujourd’hui avec quinze clics de souris ».
Le directeur du Mémorial des victimes de la Stasi, Hubertus Knabe, a porté plainte contre X entre autres pour collectes de données sans fondement légal et violation du secret de la correspondance
« Il est essentiel, explique-t-il que les règles de droit pour la protection des citoyens face à la surveillance étatique soient respectées par tous et particulièrement aussi par les services secrets ».
Ce que pratiquent les Etats-Unis dans le monde et en Allemagne est illégal en Allemagne. Et la « femme la plus puissante du monde » n’y peut rien ? On est prié de ne pas rire. Car peut-être est-ce vrai. Si tout savoir sur tout a toujours été la devise des services secrets, le problème est de se demander s’ils sont encore sous le contrôle de la politique. Il se pourrait bien que non. En tous les cas, au pouvoir ou dans l’opposition, la politique se refuse à poser les vraies questions. Il est toutefois intéressant de constater qu’elles sont malgré tout sur la table.
L’obsession des services secrets pour l’information est une vieille histoire mais la technique moderne lui confère une nouvelle qualité, explique le physicien et journaliste scientifique Ranga Yogeshwar, dans un entretien avec l’écrivain et philosophe Dietmar Dath. Autrefois on s’espionnait pour ainsi dire d’homme à homme. Quand un téléphone était sur écoute, il fallait qu’un autre soit éteint pour permettre la transcription de la conversation. De même une lettre interceptée devait être ouverte à la main, lue, recopiée. Cela signifiait une mobilisation de personnel considérable.
« Mais notre monde s’est transformé : e-mails, banque en ligne, réseaux sociaux, shopping sur Internet, services de cloud computing, communication mobile, etc sont en peu de temps devenus partie intégrante de notre quotidien. Aujourd’hui l’utilisateur se réjouit quand il peut par la voix actionner son téléphone portable mais la même technique de reconnaissance vocale permet la surveillance et l’évaluation par la machine de toutes les communications téléphoniques. »
Il en va de même de la reconnaissance numérique des visages, des profils et comportements en tous genres, achats, déplacements, voyages, listes d’amis …
La prédiction remplace le passage à l’acte
En plus de l’automatisation, Ranga Yogeshwar pointe une autre nouveauté :
« Jusquà présent, les hommes ont été jugés sur leurs actes, à l’avenir, la prédiction prendra le dessus ».
On fait l’ablation du sein avant que le cancer ne se déclare (cf Angelina Jolie), on arrête le « criminel » avant qu’il ne soit passé à l’acte. Je suis un peu sceptique sur le passage qui suit car il me semble qu’il y a de la marge entre vouloir prédire et le pouvoir mais je le traduis tout de même précisément en raison du problème qu’il pose ne serait-ce qu’en termes d’intentions. Ce n’est qu’à la fin que l’auteur fait la distinction entre l’être humain réel et sa modélisation numérique.
« Jusqu’à présent, les autorités entraient en action quand un délit était commis et on allait chez le médecin quand on était malade. Aujourd’hui, on peut savoir avec toujours plus de précision si un individu est en passe de commettre un acte criminel ou si une patiente en bonne santé présent une probabilité accrue de développer un cancer du sein, par exemple. Elle n’est pas encore malade mais les données génétiques et d’autres indicateurs biologiques montrent qu’elle pourrait dans l’avenir être malade.
Et c’est précisément à cet endroit que nous franchissons le Rubicon entre la réalité et sa reproduction numérique. On agit non pas selon l’être humain en soi mais en fonction de la prédiction de son modèle numérisé. On pratique par précaution l’ablation du sein à la patiente encore en bonne santé et l’individu irréprochable sera probablement arrêté par mesure de précaution ».
Quelle est la part non modélisable ?
Je ne ferai pas le tour d’un long entretien. Encore quelques bribes :
Ranga Yogeshwar : « Un paradigme s’est imposé. Il veut que ce que sait la machine fasse autorité. Nous l’acceptons déjà inconsciemment. Avant de rencontrer d’autres personnes, nous demandons à Google ce que l’on peut savoir sur elles. »
Et enfin voici qui nous ramène au début : Les nouvelles technologies ont fait sortir la souveraineté par la petite porte. « La guerre froide est terminée et il serait temps de définir de nouvelles indépendances ».
Une des tâches les plus élevées de l’Etat serait, estime-t-il, de garantir les droits de l’homme à l’ère numérique :
« Je fais partie de ceux qui seraient capables de crypter chiffrer eux-mêmes leurs courriels. Mais, si je le fais, cela équivaut à une déclaration de capitulation de la démocratie. Ma revendication envers l’Etat est donc la suivante : après que la technique se soit rapidement développée en créant des faits accomplis, il est temps de resserrer la vis. Pas seulement pour les services secrets qui veulent coopérer avec nos services mais toutes les entreprises qui y gagnent de l’argent doivent être amenées à se comporter en conséquence »
Il rappelle d’ailleurs que son pays d’origine, Le Luxembourg, attire des entreprises comme Amazon et Apple par des avantages fiscaux en leur permettant ainsi de s’affranchir du principe de solidarité ». La dimension économique de cet espionnage, autre point commun avec la Stasi, est largement occultée.
Faut-il opposer la technologie de cryptage chiffrement aux nouvelles règles démocratiques ? Le parti pirate s’efforce de tenir les deux bouts : imposer par la politique la protection des données et faire la promotion du cryptage chiffrement. Il organise des « kryptopartys« , des soirées d' »autodéfense (cryptage chiffrement) numérique ».
Nous sommes en pleine campagne électorale, cela lui profitera-t-il ?
Cela nuira-t-il au parti chrétien démocrate d’annoncer la démission de l’Etat, le renoncement de la politique ? Le ministre de l’intérieur, Hans Peter Friedrich a appelé les Allemands à crypter chiffrer eux-mêmes leurs communications alors que le porte parole du groupe parlementaire chrétien démocrate annonçait que celui qui veut protéger ses données « ne peut plus rien espérer de l’Etat national » et que l’autodétermination informationnelle est « une idylle du passé ».
L’un des premiers débats qui s’est installé après les révélations sur Prism a porté en Allemagne sur le fait de savoir si « l’Internet est foutu » ? Car on pourrait se poser la question en termes de « stratégie du choc », qui ferait de l’Internet comme espace collaboratif et de liberté la principale victime de cette affaire.
Frank Schirrmacher fait observer que, pour la première fois dans l’histoire – et j’ajoute en temps de paix – des générations entières de natifs du numérique se trouvent placés sous surveillance généralisée.
Accepteront-ils qu’on leur dise, comme Mme Merkel, que c’est ça la liberté ?
Rappelons quelques uns de nos articles précédents sur la question de l’automatisation des contrôles
Sur le projet européen INDECT : Vers un contrôle disciplinaire de la perception.
Deux articles de Frank Rieger : Vers l’autonomie létale des robots guerriers ? et Pour une socialisation des dividendes de l’automatisation
Bonjour,
Merci pour ce billet très intéressant !
Petite précision : le verbre crypter est absent des dictionnaire français. Chiffrer existe, décrypter aussi, déchiffrer également.
Voir http://www.ryfe.fr/2011/08/les-mots-crypter-et-cryptage-n%E2%80%99existent-pas/
Vous avez raison, « crypter » est absent des dictionnaires français mais semble-t-il toléré au Québec. Je corrige néanmoins.