Victor Klemperer avait à partir de 1933, l’arrivée de Hitler au pouvoir, jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale «observé de l’intérieur» les effets du nazisme sur la langue et sur ceux qui la parlent. Il a publié en 1947 dans la zone soviétique de l’Allemagne une partie de son journal sous l’appellation LTI (Lingua tertii imperii), la langue du IIIème Reich, son Carnet de notes d’un philologue.
Victor Klemperer (1881-1960) était philologue, spécialiste du 18ème siècle français. Juif il a échappé à la déportation parce que marié à une aryenne. Cependant les Juifs «protégés» par le mariage mixte allaient à leur tour être convoqués et mais il y échappe de justesse par le bombardement allié de Dresde. Destitué de son poste à l’université de Dresde, porteur de l’étoile jaune, interdit de radio, de tramway, de bibliothèque, il est affecté comme manœuvre dans une usine. Il adopte une stratégie de survie et de résistance consistant à se lever tous les jours à 4 heures du matin pour tenir son journal avant d’affronter les 10 heures de travail quotidiens.
Ce journal, il le compare au balancier d’un équilibriste qui empêche de tomber dans le désespoir. LTI sera le code secret de sa liberté intérieure.
«J’observais de plus en plus minutieusement la façon de parler des ouvriers à l’usine, celle de brutes de la Gestapo et comment l’on s’exprimait chez nous, dans ce jardin zoologique des Juifs en cage. Il n’y avait pas de différences notables. Non, à vrai dire, il n’y en avait aucune. Tous, partisans et adversaires, profiteurs et victimes, étaient incontestablement guidés par les mêmes modèles»
Il découvre alors que la langue du nazisme est le terreau qui nourrit les crimes et que les moyens de propagande les plus puissants ne sont pas les discours de Hitler ou de Goebbels mais se trouvent dans la toxicité des mots.
« Le nazisme s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente. On a coutume de prendre ce distique de Schiller, qui parle de la langue cultivée qui poétise et pense à ta place, dans un sens purement esthétique et, pour ainsi dire, anodin. Un vers réussi, dans une langue cultivée, ne prouve en rien la force poétique de celui qui l’a trouvé; il n’est pas si difficile, dans une langue éminemment cultivée, de se donner l’air d’un poète et d’un penseur.
Mais la langue ne se contente pas de poétiser et de penser à ma place, elle dirige aussi mes sentiments, elle régit tout mon être moral d’autant plus naturellement que je m’en remets inconsciemment à elle. Et qu’arrive-t-il si cette langue cultivée est constituée d’éléments toxiques ou si l’on en a fait le vecteur de substances toxiques ? Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, elles semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir. Si quelqu’un, au lieu d’héroïque et vertueux, dit pendant assez longtemps. fanatique, il finira par croire vraiment qu’un fanatique est un héros vertueux et que, sans fanatisme, on ne peut pas être un héros. Les vocables fanatique et fanatisme n’ont pas été inventés par le Troisième Reich, il n’a fait qu’en modifier la valeur et les a employés plus fréquemment en un jour que d’autres époques en des années. »
Victor Klemperer LTI , La langue du IIIème Reich. Traduction Elisabeth Guillot.
Albin Michel page 38
Existe aussi en Livre de poche