Germanwings Flug 4U9525 est en Allemagne le mot clé pour désigner sur un mode plus neutre ce qui en français est appelé Crash de l’A320. Le co-pilote d’un airbus faisant la ligne Barcelone-Düsseldorf, avec à son bord 144 passagers et 6 membres d’équipage, a volontairement écrasé l’avion contre les Alpes en manipulant le système de pilotage automatique après avoir verrouillé le cockpit. Il avait 27 ans.
Un tel acte tragique gardera pour toujours une part de son mystère.
Dépasse-il pour autant tout entendement, comme l’a déclaré Angela Merkel ? C’est ce que les «responsables» politiques disent toujours devant le monstrueux : circulez, il n’y a rien à comprendre. Or c’est précisément l’attitude inverse qu’il conviendrait d’avoir. Aussi, sans avoir la prétention, loin s’en faut, d’être en capacité de faire le tour de la question, à fortiori d’en être expert, j’ai fait l’effort de rassembler quelques éléments disponibles qui permettent de penser au moins quelques aspects de la tragédie et ce qu’elle révèle de l’état d’une société. Il faut donc lire ce qui suit comme l’esquisse de quelques pistes de réflexion. Je sais que l’entreprise est risquée mais au moins autant que de faire semblant qu’il n’y a rien à comprendre. Et j’ai écrit ce qui suit sous réserve qu’aucune révélation spectaculaire ne vienne bouleverser les timides tentatives de compréhension dont il est rendu compte.
Dès l’apparition du mot suicide, j’ai pensé que la tragédie pouvait s’inscrire dans la succession des suicides au travail, sur le lieu de travail, peut-être parce que j’étais en train de lire le dernier livre de Dany-Robert Dufor, Le délire occidental, dont le 1er chapitre consacré au travail commence par ces phrases :
«Le travail en Europe se présente aujourd’hui, quelques années après la grande crise de 2008, sous un double jour : soit on souffre de l’absence de travail quand on est sans emploi, soit on souffre des différentes formes de la contrainte au travail lorsqu’on occupe un emploi. Bref, on souffre dans tous les cas : aussi bien de ne pas avoir de travail que d’en avoir un.La marque extrême de ces souffrances est, dans un cas comme dans l’autre, le suicide».
(Dany-Robert Dufour : Le délire occidental et ses effets actuels sur la vie quotidienne : travail, loisirs, amour Editions Les liens qui libèrent page 25)
La différence notable avec les cas connus est bien sûr qu’il ne s’agit pas d’un suicide solitaire. Y avoir entraîné 150 personnes relève alors plus de l’acte de folie meurtrière de masse, ce que l’on appelle en Allemagne la course de l’amok, voire du détournement d’avion. Je reviendrai plus loin sur ces différentes approches. La technique du suicide utilisée, la manipulation notamment du pilotage automatique peut aussi faire penser à une destruction de machine au sens luddite du terme. Quel que soit cependant l’accent que l’on met sur tel ou tel aspect, on peut noter la volonté de détruire ce qui faisait pour son auteur « que la vie vaut la peine d’être vécue». Je fais ici référence au livre de Bernard Stiegler, Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue (Flammarion) introduit par un chapitre sur La perte du sentiment d’exister qui semble s’appliquer à notre cas.
Restons encore un instant sur la question du travail.
La cabine de pilotage est un lieu de travail. Et un lieu de rêve en même temps, le lieu d’un travail de rêve que l’on peut, qui plus est, «élever au-dessus des nuages» comme le dit la publicité de l’école de pilotage d’Air Berlin. Ce rêve – devenir capitaine de vols longs-courrier – a été pour Andreas L, on le sait, détruit par la maladie. Ce qui pose une autre question, celle du rapport travail-maladie. Précisons encore dans ce chapitre où il est question de rêve que, comme le rappelle le Spiegel dans son dernier numéro (15/2015), «le mythe de l’artiste de l’aviation a vécu». L’automatisation des procédures n’a fait que se renforcer et est désormais telle que «les moments où il est possible de vraiment piloter sont devenus rares». Et, bien sûr, il n’est pas question d’avoir de l’imagination ou de vouloir faire preuve de créativité.
Nous savons peu de choses de l’état psychique d’Andreas L.
«Il y a cependant une chose que nous savons, c’est le souhait désespéré du co-pilote de dépasser sa maladie. Accepter la maladie n’était manifestement pas une option pour Andreas Lubitz. Cela aurait signifié pour lui renoncer au rêve de sa vie, être aux commandes de grosses machines pour des vols long-courriers. Même si la dépression chronique n’était peut-être pas la cause immédiate de l’écrasement, elle l’a manifestement poussé dans le désespoir. Et bien qu’il soit difficile de l’admettre : beaucoup de personnes connaissent cela même sans tentation suicidaire. Notre rapport à la maladie est souvent massivement perturbé. Et cela se modifie de plus en plus vite. Les maladies, avant tout celles qui nous barrent la route et se mettent au travers de nos projets de vie, nous leur avons déclaré la guerre avec les armes de la médecine scientifique. Même dans le domaine de la prévention, nous optons pour des mesures toujours plus radicales afin de s’assurer que jusqu’à un âge avancé le moindre trouble soit exclu ou éliminé. Il y a longtemps que nous n’éprouvons plus la maladie comme la «perturbation d’un équilibre» du corps et de l’âme, comme l’a si bien formulé le philosophe Hans-Georg Gadamer. La maladie n’est plus un destin, elle est devenue un lourd fardeau dont il faut absolument se débarrasser. Avec le même sentiment d’évidence que nous attendons la sécurité absolue dans un avion, beaucoup de gens réclament aujourd’hui l’élimination des risques de vie pathologiques par la médecine».
(Joachim Müller-Jung Frankfurter Allgemaine Zeitung 07/04/2015)
Médecine de rêve sécuritaire en quelque sorte dans une société de la performance, malade de la maladie.
La question des médias
Avant d’en venir à la question du suicide élargi et/ou du meurtre de masse, un mot sur le traitement médiatique des événements. Le voyeurisme a fait l’objet de plusieurs polémiques. Elles ont commencé par la révélation du nom du co-pilote que les journaux allemands se sont d’abord retenus de donner mais comme il avait été livré à la presse par le procureur français, la réserve n’a pas tenu longtemps avec comme conséquences évidement un acharnement médiatique sur la famille et d’anciens proches ainsi que sur les camarades d’école du groupe de lycéens qui a péri dans l’avion.
Mais la critique des médias tend à faire partie du système des médias. C’est vrai aussi chez nous. En voici un très bon résumé de Robert Misik, journaliste bloggeur viennois et lecteur de Baudrillard :
« Quand un avion s’écrase, les médias en parlent. Maints articles virent au sensationnalisme, ce qui pousse les gens à les lire, et une partie de ces lecteurs qui ont été incités à la lecture d’articles sensationnalistes par le sensationnalisme des dits articles s’échauffent contre le sensationnalisme des mêmes articles. Sur facebook, les différents lecteurs d’articles sensationnalistes se confortent dans leur énervement contre le sensationnalisme que quelqu’un les a manifestement obligé à lire. A la fin, même les journalistes acquiescent : les médias discutent alors dans les médias sur ces horribles médias et même questionnent le discours critique des médias, discours n’étant ici qu’un mot plus élégant pour bla-bla ».
Un titre a particulièrement choqué mais sur un tout autre terrain, celui de l’hebdomadaire die Zeit avec sa « une « : l’écrasement d’un mythe. La sécurité était le grand atout de la Lufthansa et le crash met tout cela à mal. L’hebdomadaire qui, il est vrai, a réagi très vite, et dans sa page économie, a laissé entendre que parmi les raisons possibles il aurait pu y avoir aussi des problèmes techniques liés au resserrement des coûts. Mettre ainsi en doute la qualité allemande, la fiabilité de la technique allemande relève du sacrilège.
L’homme allemand servant de la technique allemande aussi se doit d’être infaillible. Sous le titre Un homme faillible ? Imposssible, le Spiegel -Online du 4 avril écrivait :
« Le tabou de la défaillance de la technique allemande est au moins aussi grand que celui de l’âme allemande. Des maladies psychiques comme les dépressions ou les troubles bi-polaires […] sont considérés comme insupportables dans une société allemande étalonnée selon la pleine fonctionnalité de ses membres ».
En Allemagne, la technique «fait fonction de miroir exemplaire du tout social, elle en est le modèle et l’idéal» écrit Clemens Pornschlegel dans Penser l’Allemagne. C’est quasiment une religion d’Etat dans laquelle fusionne tout le symbolique :
« Toutes les références symboliques s’abolissent dans la science et l’industrie technique, laquelle vient en lieu et place du créateur absolu c’est à dire qu’elle fait immédiatement agir la vérité des choses. L’industrie technique ne peut ainsi faire autrement que d’être elle-même élevée au rang de monument, c’est à dire qu’elle est mise en scène de manière dramatisée en tant qu’instance de la vérité. Ce n’est pas un hasard si la technique, dans une société qui ne croit à rien d’autre qu’à la réalisation technique, est à ce point théâtralisée et mythifiée » (Clemens Pornschlegel : La technique comme emblème in Penser l’Allemagne. Fayard page 240
La course de l’amok
Changeons un peu d’optique avec Götz Eisenberg, sociologue mais aussi psychologue en milieu carcéral qui a étudié de nombreux cas de folies meurtrières que l’on connait en allemand sous le nom de course de l’amok en référence au livre de Stefan Zweig. En 1922, Stefan Zweig publia une nouvelle qui connut un grand succès aussi bien en Allemagne qu’en France où elle sera éditée en 1927. Son titre – Der Amokläufer– est traduit en français par Amok ou le fou de Malaisie.
Amok laufen signifie littéralement courir en amok. En Allemagne, on s’est saisi de cette expression pour désigner un être pris dans une crise de folie meurtrière. Goetz Eisenberg est l’auteur de plusieurs livres sur la question dont : Pour que personne ne m’oublie. Pourquoi amok et violence ne doivent rien au hasard. Son dernier livre s’intitule Zwischen Amok und Alzheimer. Zur Sozialpsychologie des entfesselten Kapitalismus que l’on pourrait traduire par Entre Amok et Alzheimer, une psychosociologie du capitalisme débridé. Sa récente contribution pour le magazine en ligne NachDenkSeiten a pour titre Tout entraîner dans sa chute.
Son texte commence par une citation extraite des mémoires d’Ernst August Wagner, tueur de masse déjà évoqué dans le Sauterhin :
«Personne n’a idée du volcan qui couve et bout en moi»
Goetz Eisenberg parle d’abord du moment d’émotion collective qui a fait suite à la tragédie du vol Germanwings 4U9525. Il écrit :
«Tout a glissé dans le fonctionnel comme disait Brecht et nous avons de temps en temps des catastrophes comme les inondations de l’Elbe, les courses de l’amok ou d’autres crimes spectaculaires pour donner le sentiment d’une communauté qui se rassemble devant le danger. Comme les porcs-épics gelant de froid de Schopenhauer les particules élémentaires contemporaines se poussent les unes contre les autres au risque de se blesser, ce qui très rapidement les sépare à nouveau pour finir par retourner dans le froid de leur indifférence et isolement».
Rappelant qu’il est admis que le co-pilote souffrait de dépression, il signale la fréquence de ce trouble psychique, en Allemagne. On estime que 4 millions d’allemands en souffrent et l’on évalue à 10 millions ceux qui à un moment donné de leur vie avant l’âge de la retraite en ont souffert.
«Lors des courses de l’amok de ces derniers temps on a pu observer une dynamique de ce que l’on a nommé narcissisme médial (medialen narzissmus). L’auteur de l’action est mû par le désir d’être reconnu, de devenir célèbre. Il jouit avant d’accomplir son acte du phantasme anticipé de sa gloire posthume, il veut mettre son départ en scène en lui donnant une dimension grandiose et entraîner le maximum de personnes de préférence le monde entier dans son naufrage. L’auteur de l’action se rend à l’épicentre de sa souffrance et transforme l’espace de son traumatisme en lieu de son triomphe. Il laisse son moi écorché et méconnu s’embraser dans un gigantesque feu d’artifice final».
A propos du fait de se taire et de cacher sa souffrance et sa maladie, le sociologue note que cela n’a rien d’inhabituel et prend l’exemple du cas de folie meurtrière d’Erfurt. La tuerie s’est produite dans la matinée du 26 avril 2002 au lycée Gutenberg à Erfurt en Thuringe. Un élève de 19 ans, exclu de l’école, tue douze professeurs, une secrétaire, deux élèves et un policier avant de se donner la mort. Sept personnes seront blessées.
«Le motif du silence sur des informations importantes et pénibles pour le futur auteur de crimes n’est pas atypique et a joué pour la tuerie d’Erfurt un rôle central. Robert S n’avait pas annoncé chez lui que depuis une demi année, il n’allait plus à l’école. Le Lycée Gutenberg l’avait exclu de manière bureaucratique début octobre 2001 après qu’il eut séché les cours et falsifié les attestations. Comme Robert S était majeur, l’école n’avait pas eu besoin d’alerter la famille. L’exclusion de l’école a enlevé à son projet de vie tout fondement et l’a poussé en raison des particularités du système scolaire de l’époque en Thuringe dans le néant. Sans la moindre attestation scolaire, il était menacé de devenir ce que l’on nomme dans le jargon actuel du darwinisme social un perdant [loser]. En taisant chez lui son exclusion et en faisant comme si tout était en ordre, il s’est mis selon l’expression du correspondant judiciaire Gerhard Mauz à jouer avec son entourage au badminton avec de la dynamite. Car nécessairement devait arriver le jour où ses mensonges s’éventeraient et où il devrait se présenter devant ses parents avec l’aveu de son échec. Le dernier jour des épreuves écrites du baccalauréat devint le jour de la décision et il décida de résoudre par la violence les contradictions sans issues dans lesquelles il s’était empêtré ».
Le silence sur l’exclusion permet de faire un parallèle avec le silence du co-pilote sur sa maladie dont il savait qu’elle le mettrait en danger de perdre sa licence de pilote et le métier de ses rêves.
Rappelons ici l’importance du mot Beruf, le métier, le savoir-faire, qui désignait au départ une vocation d’origine divine qui permettait de faire partie des élus. Max Weber avait repéré la transformation opérée par Martin Luther dans le sens du mot en faisant de l’accomplissement au travail un devoir d’inspiration divine :
«L’unique moyen de vivre d’une manière agréable à Dieu n’est pas de dépasser la morale de vie séculière par l’ascèse monastique, mais exclusivement d’accomplir dans le monde les devoirs correspondant à la place que l’existence assigne à l’individu dans la société (Lebensstellung), devoirs qui deviennent ainsi sa vocation (Beruf)» (Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme)
En conséquence et l’on en revient à Goetz Eisenberg :
«Quand on perd son métier on perd plus que son travail. Le rôle du métier dans notre culture est celui d’un pilier central du sentiment de dignité et fonctionne pour beaucoup comme une prothèse de l’estime de soi. Le métier de pilote est un rêve pour de nombreux jeunes garçons. Il est auréolé de glamour et confère à celui qui l’exerce une gratification narcissique multiforme et le conforte dans l’idée de sa propre grandeur».
La seule chose qui pourrait aider dans le collapsus de l’estime de soi et cet effondrement narcissique serait un réseau de relations émotionnelles. Le tueur d’Erfurt n’avait pas cela. Il dépendait d’un climat familial fortement centré sur la réussite qui rendait impossible l’aveu d’un échec. Qu’en était-il pour le co-pilote Andrea L. On ne le sait pour ce qui est de la famille. Et pour ce qui est de l’entreprise ? Il faudrait que le climat de l’entreprise permettent de prendre en considération les problèmes psychiques des salariés « autrement que sous forme de perturbation ou de réduction de performances » : « seul celui qui n’est pas sous la menace d’un licenciement ou d’un déclassement professionnel peut en situation de détresse trouver le chemin des collègues et supérieurs « .
Un tel climat n’existe pas dans l’aviation où règne l’omerta sur les problèmes psychiques et la peur pour sa carrière. Le réponse du management à la catastrophe des Alpes est d’ailleurs le développement des psychotechniques de contrôle et de détection préventive faisant comme si les tensions psychiques pouvaient se mesurer comme la tension artérielle ou être analysées comme des urines alors que s’élèvent des voix pour demander la levée du secret médical pour les pilotes.
La dépression est le burn-out du pauvre.
Analyse remarquable qui cerne parfaitement l’essentiel: la folie meurtrière d’un système inhumain dont les « normes » mêmes sont devenues monstrueuses. Il est plaisant de lire quelqu’un apte à dépasser le choeur des cris d’orfraies des « épandages médiatiques » pour relier un acte personnel si violent à toute la configuration sou-jacente d’une violence toute aussi grande quoiqu’invisible et glacée.
« Comme les porcs-épics gelant de froid de Schopenhauer les particules élémentaires contemporaines se poussent les unes contre les autres au risque de se blesser, ce qui très rapidement les sépare à nouveau pour finir par retourner dans le froid de leur indifférence et isolement».
Passionnant! Merci
Par «médias» vous entendez sûrement massmédias : ceux qui portent la pensée politiquement correcte. Les médias alternatifs moins suivi que les radios, télés et papiers quotidiens ont eu une autre approche. (Je recommande http://www.agoravox.fr/ vecteur de vérités antagonistes mais c’est justement ça qui est bien !)
Ne trouvez-vous pas étrange que l’avis des proches n’ait pas été sollicité ? (À par une vague ex-petite amie.) Donc votre avis à propos de quoi le pilote aux manettes soit un instable de nature est à réviser, à priori. ( Sur la manière dont un homme arrive au bout du rouleau au point de se suicider je recommande à ceux qui ne l’auraient pas encore vu l’excellent film « 7 morts sur ordonnance ».) La dépression, voire l’envie d’en finir, ÇA PEUT ARRIVER À TOUT LE MONDE !
Mon sentiment c’est que les médias ont voulu blanchir la compagnie et surtout le système dit «low cost». Devenir Commandant de Bord est un rêve de jeunes. Ceux qui arrivent à entrer dans une grande compagnie (ex-compagnies nationales tels Air-France ou Lufhtansa) sont formés gratos pour finir pacha des airs… Mais ceux qui passent par la solution de rattrapage consistant à se payer une formation (donc à s’endetter lourdement) deviennent la proie des DRH des compagnies «low-cost» et transports régionaux voulant bien d’eux mais pour pas cher !