(Re)Lectures de MarxEngels : 1. Le(s) spectre(s)

Brouillon du Manifeste du Parti communiste

Brouillon du Manifeste du Parti communiste

Puisqu’il faut tout reprendre depuis le début, je commence ici une nouvelle série consacrée aux grands penseurs allemands que furent Friedrich Engels et Karl Marx. Je l’ai tagué (Re)Lectures de MarxEngels. Il y aura les deux, des lectures et des relectures – relectures aussi au sens de réinterprétation – en faisant appel à différents lecteurs et relecteurs notamment Jacques Derrida, Stephan Hermlin, Heiner Müller et Bernard Stiegler. Et je commence, je dirais presque comme il se doit, par le Manifeste du Parti communiste et son célèbre incipit.
 «Ein Gespenst geht um in Europa – das Gespenst des Kommunismus. Alle Mächte des alten Europa haben sich zu einer heiligen Hetzjagd gegen dies Gespenst verbündet, der Papst und der Tsar, Metternich und Guizot, französiche Radikale und deutsche Politzisten»
«Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont groupées en une sainte alliance pour traquer ce spectre, le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux français et les policiers allemands»

Lever de rideau

Que vient faire cette histoire de fantômes dans un manifeste ?
Jacques Derrida dans Spectres de Marx s’arrête à cette entrée en matière qu’il qualifie de «lever de rideau»
« j’ai relu le Manifeste du parti communiste. Je l’avoue dans la honte : je ne l’avais pas fait depuis des décennies – et cela doit bien trahir quelque chose. Je savais bien qu’un fantôme y attendait, et dès l’ouverture, dès le lever du rideau ».
Trahir. Cela doit bien trahir quelque chose. On peut interpréter cela de deux manières, d’une part comme une façon de dire cela (me) révèle quelque chose (la peur du fantôme?) et d’autre part comme l’expression d’un sentiment de trahison (un oubli de Marx ?).
Il m’est arrivé de le rejeter un moment confondant Marx et les marxistes. Or, la hantise de Marx était qu’il put y avoir des marxistes.«Tout ce que je sais a-t-il écrit, c’est que je ne suis pas marxiste». Mais j’y suis revenu. A moins que ce soient MarxEngels les revenants.
Derrida :
«Exorde ou incipit : ce premier nom [spectre] ouvre donc la première scène du premier acte Ein Gespenst geht um in Europa – das Gespenst des Kommunismus. Comme dans Hamlet, le prince d’un Etat pourri, tout commence par l’apparition du spectre. Plus précisément par l’attente de cette apparition »
L’attente ? Qui attend quoi ?
MarxEngels n’ont pas écrit que les puissants d’Europe ont une peur obsessionnelle d’une force en devenir appelée communisme au point d’organiser des battues, des lâchers de chiens dans leur chasse à courre –Hetzjagd – pour conjurer leur obsession, non, ils nous parlent d’une histoire de fantôme. Ils ont écrit «un spectre hante l’Europe», au présent comme si c’était toujours encore le cas aujourd’hui et de manière intemporelle, non datée. Sont temporelles et datées les puissances. Elles passent, on peut en rallonger la liste y compris y associer les pays du socialisme dit réel, le spectre semble hanter toujours. Cette hantise est-elle constitutive de l’Europe se demande Derrida ? Le Gespenst, le fantôme, geht herum. Il hante. L’expression allemande pour dire la hantise tend à suggérer en même temps que ce spectre se promène, geht herum, tourne autour voire fait des détours. Le fantôme circule. Dans Hamlet de Shakespeare, il apparaît en différents endroits, il se promène, il entre et sort. Il est même un moment sous terre. Il ne se contente pas d’apparaître, il bouge l’animal, il entraîne.
Shakespeare :
Another part of the platform.
Enter GHOST and HAMLET
Dans un autre coin de la terrasse,
entrent le Spectre et Hamlet
Enter GHOST and HAMLET devient dans la traduction de A.W. Schlegel ; Der Geist und Hamlet kommen. On pourrait comprendre qu’ils entrent ensemble mais Yves Bonnefoy traduit : Entre le spectre suivi de Hamlet. C’est justifié par la première réplique de la scène dans laquelle Hamlet dit : Où me conduis-tu ? Parle, je n’irai pas plus loin. Il faut les rappeler à l’ordre de temps en temps ces fantômes même quand c’est, comme pour Hamlet, celui du père et ne pas se faire balader.
Gespenst est classiquement traduit pas fantôme. Le spectre est «apparition fantastique, généralement effrayante, d’un mort, d’un esprit  dit le dictionnaire. Le fantôme est aussi une apparition fantastique, un être surnaturel ? Les deux peuvent être des revenants : esprit d’un(e) défunt(e) censé revenir de l’autre monde pour se manifester aux vivants sous une apparence humaine. La langue allemande utilise alors plutôt le terme Wiedergänger. En examinant les différentes traductions allemande et française de Ghost dans l’oeuvre de Shakespeare, on s’aperçoit que spectre, esprit Geist, fantôme sont interchangeables. Yves Bonnefoy utilise aussi le mot  ombre. Il ne viendrait cependant à l’idée de personne de traduire : «un fantôme hante l’Europe, le fantôme du communisme».

Que le spectre se manifeste !

Cela veut-il dire que l’image du communisme qu’ont les puissants est fantasmée ? Ils s’en sont fait un conte, ein Märchen, précise le Manifeste quelques phrases plus loin. Le fantasme est constitutif de leur volonté hégémonique. «La hantise appartient à la structure de toute hégémonie» écrit Derrida. A l’époque du Manifeste, rappelle-t-il, le spectre  «était redouté comme communisme à venir». C’est une promesse de futur mais «déjà reconnue comme une puissance»(MarxEngels) qui alimente la peur de la sainte alliance européenne des nantis. Et depuis ce qu’il est convenu d’appeler l’échec du communisme bien qu’il n’ait jamais existé ? Les pouvoirs donnent l’impression de continuer à croire au retour possible du spectre et de vouloir le conjurer comme si eux savaient qu’il est toujours potentiel. Et les autres européens ? En attente ?
La transformation qu’opère MarxEngels par rapport à Shakespeare est de passer du fantôme d’un personnage et pas n’importe lequel celui du père, au spectre d’une idée, ou d’un ensemble d’idée, le communisme.. Comment passe-t-on du spectre esprit au spectre de l’esprit ? En s’incarnant ? Marx n’a-t-il pas dit que les idées deviennent force matérielle en s’emparant des masses ? Le Manifeste a précisément été écrit pour que le spectre sorte du fantasme et se ….manifeste.
Rendre visible les fantômes, pourrait-être une idée à retenir. Et des fantômes ce n’est pas ce qui manque.
Et l’esprit du manifeste lui-même ? Il a, peut-être comme tout livre, quelque chose de fantômal tantôt absent, tantôt présent dans son esprit, ou présent c’est à dire lisible, actuel dans certains de ses passages, effacé dans d’autres. On y trouve aussi l’ombre de son auteur. L’idée maîtresse du Manifeste, Friedrich Engels l’attribue exclusivement à Marx.
Elle consiste en ceci  :
«la production économique et la structure sociale qui en résulte nécessairement forment à chaque époque historique la base de l’histoire politique et intellectuelle de cette époque ; que par suite (depuis la dissolution de la primitive propriété commune du sol), toute l’histoire a été une histoire de luttes de classes, de luttes entre classes exploitées et classes exploitantes, entre classes dominées et classes dominantes aux différentes étapes de leur développement social ». (F. Engels Préface de 1883)
Les nombreuses éditions du Manifeste du Parti communiste ont donné lieu à de nombreuses préfaces de MarxEngels eux-mêmes. Dans celle de 1872, par exemple, au bout d’une énumération de ce qu’il faudrait réécrire, ils semblent regretter de ne plus pouvoir le faire : «Cependant le Manifeste est un document historique que nous n’avons plus le droit de modifier ».
Derrida :
«À la relecture du Manifeste et de quelques autres grands ouvrages de Marx, je me suis dit que je connaissais peu de textes, dans la tradition philosophique, peut-être nul autre, dont la leçon parût plus urgente aujourd’hui, pourvu qu’on tienne compte de ce que Marx et Engels disent eux-mêmes (par exemple dans la Préface de Engels à la réédition de 1888) de leur propre «vieillissement» possible et de leur historicité intrinsèquement irréductible. Quel autre penseur a-t-il jamais mis en garde à ce sujet de façon aussi explicite ? Qui a jamais appelé à la transformation à venir de ses propres thèses ? Non pas seulement pour quelque enrichissement progressif de la connaissance qui ne changerait rien à l’ordre d’un système mais afin d’y prendre en compte, un compte autre, les effets de rupture ou de restructuration ? Et d’accueillir d’avance, au-delà de toute programmation possible, l’imprévisibilité de nouveaux savoirs, de nouvelles techniques, de nouvelles donnes politiques ? Aucun texte de la tradition ne parait aussi lucide sur la mondialisation en cours du politique, sur l’irréductibilité du technique et du médiatique dans le cours de la pensée la plus pensante – et au-delà du chemin de fer et des journaux d’alors dont les pouvoirs furent analysés de façon incomparable par le Manifeste. Et peu de textes furent aussi lumineux sur le droit, le droit international et le nationalisme.
Ce sera toujours une faute de ne pas lire et relire et discuter Marx».
Pour le Manifeste du Parti Communiste, on trouvera aisément des éditions en livre de poche et/ou gratuitement en ligne. Spectres de Marx de Derrida est paru en 1993 aux éditions Galilée. Derrida a également publié une réponse aux critiques de Spectres de Marx dans Marx & Sons(PUF)
La page brouillon manuscrite du Manifest der Kommunistischen Partei provient de l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam. Elle est inscrite au registre de la mémoire du monde (Unesco)
(à suivre)

 

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