Les gestes de l’Etat d’exception

Relecture de Grand’peur et misère du IIIème Reich. Dans sa pièce, Bertolt Brecht décrit minutieusement la dégradation de la pensée libérale en soumission à l’autoritarisme et à la dictature ainsi que la mécanique de la peur et du mensonge que l’état d’exception installe dans toutes les couches de la population, détruisant la démocratie de l’intérieur.

Voisins vigilants

1. Proposition d’écriture de la webassociation des auteurs : L’Etat de sécurité

Dans un remarquable article paru ce mois de décembre, le philosophe italien Giorgio Agamben met en garde contre l’apparition d’un « Etat de sécurité » en France suite aux attentats du 13 novembre 2015. Il définit cet Etat ainsi :
Maintien d’un état de peur généralisé, dépolitisation des citoyens, renoncement à toute certitude du droit : voilà trois caractères de l’Etat de sécurité, qui ont de quoi troubler les esprits. Car cela signifie, d’une part, que l’Etat de sécurité dans lequel nous sommes en train de glisser fait le contraire de ce qu’il promet, puisque – si sécurité veut dire absence de souci (sine cura) – il entretient, en revanche, la peur et la terreur. L’Etat de sécurité est, d’autre part, un Etat policier, car, par l’éclipse du pouvoir judiciaire, il généralise la marge discrétionnaire de la police qui, dans un état d’urgence devenu normal, agit de plus en plus en souverain.
Suite à la dissémination de décembre sur l’état d’urgence, nous continuerons donc à interroger et surtout à critiquer la situation présente sous la forme de textes concernant différents aspects de la politique sécuritaire mise en place par le gouvernement actuel, visiblement désireux de satisfaire les 30% d’électeurs FN. Déchéance de la nationalité et état d’urgence inscrits dans la Constitution, assignations à résidence (plus de 360 personnes depuis le 13 novembre, de façon totalement arbitraire), perquisitions violentes: qu’avons-nous à écrire et à transmettre face à ce nouvel ordre policier ?

2. Brecht en 1935 :

«Camarades, les explications sont essentielles»

Dans une version de travail de son adresse au Premier congrès international pour la défense de la culture, Brecht s’efforçait d’expliquer que quel que soit le talent des écrivains pour décrire les atrocités, cela ne suffit pas, il en faut l’intelligence. Et nous ne sommes qu’en 1935, le nazisme n’a pas encore donnée toute sa mesure. Croire résoudre l’énigme de la barbarie en répondant que la barbarie, ben ça vient de la barbarie ne fait évidemment rien avancer si ce n’est la barbarie.

3. Conférence sur l’espace Schengen

Au buffet de la gare. A travers la baie vitrée une patrouille policière suivie d’une patrouille militaire.
Moi au conférencier : L’enjeu est l’équilibre entre sécurités et libertés. Quelles sont les forces qui en Europe poussent au déséquilibre, à un Frontex de plus en plus policier et militarisé ?
Le professeur d’université : La question est politique et ne relève pas du savoir universitaire.
Un auditeur me tapote sur l’épaule pour que je lui tende l’oreille :
J’espère que vous avez compris que le curseur n’est plus le même.
Peut-être que bientôt ce sera : « j’espère que vous avez compris que nous ne tolérerons plus ce genre de questions »

4. La leçon de l’histoire

Dans le texte cité plus haut, Giorgio Agamben fait une référence forte à l’Allemagne des années 1930 :
«Il faut avant tout démentir le propos des femmes et hommes politiques irresponsables, selon lesquels l’état d’urgence serait un bouclier pour la démocratie.
Les historiens savent parfaitement que c’est le contraire qui est vrai. L’état d’urgence est justement le dispositif par lequel les pouvoirs totalitaires se sont installés en Europe. Ainsi, dans les années qui ont précédé la prise du pouvoir par Hitler, les gouvernements sociaux-démocrates de Weimar avaient eu si souvent recours à l’état d’urgence (état d’exception, comme on le nomme en allemand), qu’on a pu dire que l’Allemagne avait déjà cessé, avant 1933, d’être une démocratie parlementaire.
Or le premier acte d’Hitler, après sa nomination, a été de proclamer un état d’urgence, qui n’a jamais été révoqué. Lorsqu’on s’étonne des crimes qui ont pu être commis impunément en Allemagne par les nazis, on oublie que ces actes étaient parfaitement légaux, car le pays était soumis à l’état d’exception et que les libertés individuelles étaient suspendues».

5. Relecture de Grand’peur et misère du IIIème Reich (Brecht)

Brecht, dans sa pièce Grand-peur et misère du IIIème Reich, décrit minutieusement la dégradation de la pensée libérale en soumission à l’autoritarisme et à la dictature entre 1935, date de la première scène, le jour de l’arrivée au pouvoir légal de Hitler, et le 13 mars 1938 date de l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie, annexion approuvée par 99 % de la population. 99% avait été envisagé comme appellation de la pièce. C’est d’ailleurs sous ce titre que 8 tableaux mis en scène par Slatan Dudow ont été présentées à Paris en 1938. Walter Benjamin y avait assisté.
Brecht passe en revue élément par élément une pseudo communauté allemande construite sur la peur dans un rapport avec les préparatifs de guerre.
                                                                                                                               «…alors nous avons décidé
De regarder autour de nous : quelle sorte de peuple, consistant en quelle sorte d’hommes
Et dans quel état, avec quelles sortes de pensées,
Il appellera sous son drapeau. Nous avons organisé une revue militaire ».
Suivent 27 scènes dûment datées et localisées dans différentes régions de l’Allemagne.
Dans la première, deux officiers SS ivres de la victoire de leur chef sortent dans la rue à la recherche d’une communauté introuvable et d’un ennemi qui l’est tout autant. Pris de panique, ils finissent par tirer sur un vieil homme.
Ces scènes de la vie quotidiennes sont élaborées à partir de scènes réelles mais elles n’en sont pas un décalque. Elles décrivent la «gestique» produite par l’état d’exception et qui en retour conforte la dictature. Brecht s’intéresse aux attitudes élémentaires de la vie : la peur, la défiance, la déchéance de droits, le doute, le mutisme rassemblés dans une sorte de table périodique des éléments, une table des gestes. Tous les groupes de population y passent : ouvriers, paysans, prisonniers de camp, SA, SS, juristes, médecins, ménagères, universitaires, physiciens, élèves etc à l’exception des politiques, représentants de l’industrie et de la grand bourgeoisie. Peut-être aurait-il fallu montrer leurs peurs également. Car les pouvoirs aussi ont peur.
Examinons trois scènes un peu plus en détail.
«A LA RECHERCHE DU BON DROIT
Et voici messieurs les juges. La crapule
Leur a dit : est le droit
Ce qui est utile au peuple allemand
Ils dirent : mais ce bon droit comment le connaître ?
Ils devront donc siéger pour dire le droit
Jusqu’à ce que l’ensemble du peuple allemand soit en tôle»
(Traduction modifiée par mes soins)
Un juge doit se prononcer sur le délit de trois cambrioleurs. Les voleurs sont membres de la SA, le propriétaire de la bijouterie est juif. Il avait engagé un chômeur pour déblayer la neige devant sa boutique. Le propriétaire de l’immeuble souhaite récupérer la boutique, il est nazi mais aussi débiteur du bijoutier lequel a un associé aryen qui a ses entrées à la SA. Brecht s’amuse à embrouiller le juge qui consulte tous azimut pour trouver la réponse à son dilemme : quel est le bon droit ? Bien entendu aucun «ami» ne souhaite être impliqué dans le jugement.
«Je décide ceci ou je décide cela, ce qu’on exige de moi. Mais je dois tout de même savoir ce que l’on exige de moi. Si on ne sait pas cela il n’y a plus de justice».
Ce n’est pas tant la soumission à l’autorité qui lui pose un problème que l’incertitude dans laquelle il se trouve de ne pas savoir ce qu’elle attend de lui. Le juge a failli devoir prononcer son verdict depuis le banc des accusés tant le tribunal est bondé. Il se rend au Palais. Au lieu de la serviette contenant l’acte d’accusation, il emporte sous le bras, son … carnet d’adresses.
Pas de doute, c’est bien du théâtre
Sont détruits les liens familiaux et conjugaux. Dans La femme juive, une épouse s’apprête à quitter son mari pour ne pas nuire à sa carrière de médecin. Après avoir organisé la vie de son époux sans elle, nous assistons à la préparation mentale de leur dernier entretien, puis à l’entretien lui-même qui en est la dénégation.
Les relations humaines sont empoisonnées. Le tableau L’espion montre un couple assailli par le doute que leur fils pourrait les dénoncer. Ayant entendu son père tenir des propos irrévérencieux envers le régime, le fils reçoit quelques pfennigs pour sortir s’acheter quelque friandise. Comme il tarde à revenir, le soupçon s’installe. Le retour de l’enfant assurant avoir été acheter une tablette de chocolat et n’avoir rien fait d’autre ne rassure pas ses parents. Le soupçon ? « Mais au fond le soupçon n’est-ce pas déjà une certitude ? » est-il dit ailleurs.
«Chaque élève est un espion. Ils n’ont pas besoin
De savoir ce qu’il en est de la terre et du ciel
Mais de qui sait quoi sur qui.»
(Traduction modifiée par mes soins)
De nombreuses scènes ont pour lieu un appartement ou un coin d’appartement comme la cuisine. Mais personne n’est chez soi. Il n’y a plus d’intérieur ni d’extérieur, de privé et de public. Quand l’espion n’est pas physiquement présent à l’intérieur, c’est comme si les murs avaient des oreilles. Aujourd’hui avec l’intrusion légale de la police dans nos ordinateurs la question ne se pose plus en termes d’hypothèse – c’est comme si – mais de possibilité réelle. Faites place au ministre des services de renseignement et du contournement de la justice !
Dans Grand’peur et misère du IIIème Reich, Brecht essaye de montrer comment ça commence une dictature. C’est une pièce à lire plus encore aujourd’hui qu’hier. Brecht le considérait ainsi lui-même. Le titre est quelque peu mystérieux en allemand aussi bien qu’en français. Furcht und Elend des Dritten Reiches. Brecht préfère le mot Furcht à celui de Angst. Furcht désigne la peur quand elle a un objet justifiant la crainte. Angst est une peur plus diffuse. Le titre s’inspire de Balzac Glanz und Elend der Kurtisanen (Splendeurs et misères des courtisanes). Le mot peur ne soulève pas de difficulté. Mais quel rapport y a-t-il entre la peur et la misère ? Brecht conclut un essai sur le fascisme intitulé Grand-peur et misère du IIIème Reich avec la phrase suivante : «Est-ce que seule la misère triomphera de la grand-peur ?» (BB : Ecrits sur la politique et la société).
Ayant pointé la question je la laisse en suspend faute de réponse.

6. « Eriger le mensonge en ordre universel » (Kafka , Le procès)

Walter Benjamin évoque cette prophétie de Kafka dans son commentaire de la pièce de Brecht après avoir assisté à la Première, à Paris, en 1938.
Chacun de ces courts actes révèle, écrit-il,
« comment toutes les relations humaines sont soumises à la loi du mensonge : mensonge, la déclaration sous serment au tribunal, ; mensonge, la science qui apprend des lois dont l’application est interdite ; mensonge, la question soumise au vote, et mensonges encore les paroles murmurées aux oreilles du mourant ; mensonge quand avec une presse hydraulique on imprime les mots d’adieux d’un couple dans les derniers instants de leur vie commune ; mensonge le masque dont se pare même la compassion quand elle ose donner un dernier signe de vie »
(Walter Benjamin, „Das Land, in dem das Proletariat nicht genannt werden darf“ (Besprechung für Die neue Weltbühne 1938), in: Walter Benjamin, Versuche über Brecht, Frankfurt 1978, S. 49‐53.)
En 1947, après la guerre donc, le dramaturge Max Frisch dira après avoir vu la pièce à Bâle :
«Le plus effrayant et le plus précieux se trouve selon moi dans le fait que Brecht montre où commence la trahison et comment : toujours de manière anodine, imperceptible (…) C’est une poussière de mensonge, de trahison, de peur, juste une petite poussière ».
Il ajoutait que certes nous en connaissons maintenant le dénouement mais nous cherchons comment cela a commencé. D’identiques commencements ne conduisent pas au même dénouement. Il peut y en avoir d’autres. L’état d’exception, on sait où et quand cela commence mais pas où et quand cela finit. Aucun de ceux qui s’apprête à le voter n’en a la moindre idée.

7. «Spectres du fascisme» (Enzo Traverso)

Les spectres du fascisme sont aujourd’hui présents. Ils affleurent dans maints discours sans beaucoup de cohérence et dans un sens ou dans l’autre. Cette présence tous azimuts embrouille plus qu’elle n’éclaire, comme l’explique Enzo Traverso en soulignant les dangers d’un comparatisme primaire. Je retiens cependant, en relation avec mon propos, de son texte le paragraphe suivant :
«Le fascisme du 21ème siècle n’aura pas le visage de Mussolini, Hitler ou Franco, ni -espérons-le celui de la terreur totalitaire, mais il serait faux d’en déduire que nos démocraties ne sont pas en danger. L’évocation rituelle des menaces extérieures qui pèsent sur la démocratie – à commencer par le terrorisme islamique- oublie une leçon fondamentale de l’histoire des fascismes : la démocratie peut-être détruite de l’intérieur».
(Enzo Traverso : Spectres du fascisme. Les métamorphoses des droites radicales en Europe . Revue du Crieur n °1. Mediapart-La découverte

8. « Une peur brechtienne » Patrick Boucheron

Je termine en évoquant le texte qui m’a fait relire Grand-Peur et misère du IIIe Reich et découvrir une nouvelle traduction de Pierre Vesperini, bien meilleure que celle dont nous disposions. J’avais pensé d’abord du même auteur à La vie de Galilée, assigné à résidence par .. l’Inquisition pour avoir dérangé les dogmes établis.
Dans un petit livre sur les usages politiques de la peur, Patrick Boucheron écrit :
«Il est donc politiquement légitime d’avoir peur, non pas des cibles que les gouvernements désignent, mais de ce qui risque d’arriver réellement. Une peur brechtienne, en somme, celle de «Grand-Peur et misère du IIIe Reich», qui décrit, avec une lucidité proprement stupéfiante, non pas la crainte des atrocités, mais cette catastrophe lente à venir qui consiste en la lente et banale subversion des esprits, s’exprimant d’abord sur les scènes d’un langage déréglé. Dès lors, conjurer la peur ne signifie pas l’annuler, ni la tranquilliser, mais la ramener à une lucidité minimale afin de ne pas lui attribuer des noms d’emprunt.
Conjurer la peur, c’est lui donner son objet véritable, qui porte le beau nom de vigilance. Ce qui importe, en tant qu’historien mais aussi que citoyen, c’est bien de déceler dans les politiques de la peur où sont les calculs à l’œuvre.
La notion de peur est donc une pierre de touche pour juger du caractère autoritaire ou non du pouvoir. Car, celui-ci devient véritablement tyrannique dès lors qu’il assigne à l’angoisse de ceux qu’il gouverne des cibles commodes et, si possible, lointaines pour la porter au plus loin des problèmes qui se posent réellement à eux. On connaît la chanson : dès le XVe siècle, les premières sources occidentales décrivent (évidemment pour les stigmatiser) l’arrivée des Bohémiens au cœur des villes ».
Patrick Boucheron, Corey Robin, Renaud Payre, L’exercice de la peur. Usages politiques d’une émotion, Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. « Grands débats : mode d’emploi », 2015, 84 p.
 Bertolt Brecht : Grand’peur et misère du IIIème Reich Reich
Edition annotée avec scènes inédites en français
Traduction française, notes et postface de Pierre Vesperini
L’Arche Editeur
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Une réponse à Les gestes de l’Etat d’exception

  1. Jac Dx dit :

    Plus proche de nous.
    Il serait utile de revoir le déroulé des événements et des décisions politiques qui ont amené la prise de pouvoir par les militaires en Argentine et l’installation d’une terreur durable.
    Sauf erreur, toutes les lois et tous les décrets avaient été pris par le gouvernement progressiste qui a été destitué.

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