Absorption de l’ouvrier dans les rouages de la machine. Charlie Chaplin dans « Les temps modernes »
Troisième volet de nos (re)lectures de MarxEngels. Bernard Stiegler nous invite à une lecture attentive de la notion de prolétaire telle qu’elle figure dans le Manifeste du Parti Communiste de Karl Marx et Friedrich Engels.
Le développement du machinisme et la division du travail, en faisant perdre au travail de l’ouvrier tout caractère d’autonomie, lui ont fait perdre tout attrait. Le producteur devient un simple accessoire de la machine, on n’exige de lui que l’opération la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise. (…)
Moins le travail exige d’habileté et de force, c’est-à-dire plus l’industrie moderne progresse, et plus le travail des hommes est supplanté par celui des femmes et des enfants. Les distinctions d’âge et de sexe n’ont plus d’importance sociale pour la classe ouvrière. Il n’y a plus que des instruments de travail, dont le coût varie suivant l’âge et le sexe.
Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti communiste (1848) Traduction de Laura Lafargue
A la place des ouvriers œuvrant car disposant d’un savoir faire, il n’y a plus que des instruments de travail. Le savoir faire et le savoir tout court ont été extériorisés dans la machine. En perdant le savoir, la force de travail devient exclusivement marchandise. Cette définition permet de ne pas confondre les prolétaires avec classe ouvrière ni d’ailleurs emploi et travail. Et signale que prolétaire ne veut pas dire nécessairement pauvre quel que soient par ailleurs les usages qu’on peut en faire dans le langage courant. Va donc hé prolétaire !
Bernard Stiegler rappelle que pour Marx, la prolétarisation est, dans le capitalisme, le destin de tous les producteurs.
«De porteur d’outils et praticien d’instruments, l’ouvrier est devenu lui-même un outil et un instrument au service d’une machine porteuse d’outils. Or, précisent ici Marx et Engels, ce destin est celui de tous les producteurs – et non seulement des ouvriers» :
Marx et Engels :
Les anciennes petites classes moyennes, petits industriels, petits commerçants, petits rentiers, artisans et paysans, toutes ces classes tombent dans le prolétariat. [ … ] Aussi le prolétariat se recrute-t-il dans toutes les couches de la population.
Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti communiste (1848) Traduction de Laura Lafargue
Bernard Stiegler :
«Certes, dans le Manifeste comme dans la Contribution [à la critique de l’économie politique], les Fondements [de la critique de l’économie politique] et Le Capital, le prolétariat se présente toujours comme étant précisément constitué par la classe ouvrière. Mais c’est là un état de fait historique, lié à un stade archaïque (à tous les sens de ce mot) du développement du capitalisme et de l’industrie, c’est-à-dire de la grammatisation, et qui est voué à évoluer sensiblement en incluant dans le processus de prolétarisation tous ceux dont les savoirs sont absorbés par des processus hypomnésiques [= qui servent à conserver la mémoire] consistant non seulement en machines, mais en appareils, en systèmes experts, en services, en réseaux et en objets et dispositifs technologiques de toutes sortes».
NB : Je reprends ces notions dans le livre dans lequel je les avais notées pour la premières fois à savoir dans Bernard Stiegler : Pour une nouvelle critique de l’économie politique Galilée 2009 pages 54 et 55.
La grammatisation désigne le processus de séquençage permettant la reproductibilité qui progressivement s’étend à toutes les activités physiques et mentales ; le processus de grammatisation est l’histoire technique de la mémoire (de la reproduction du geste machinique à l’Internet des objets en passant par la reproduction industrielle des images). Tout geste répétitif voire automatique – et l’homme est fait aussi d’automatismes physiques et mentaux – est reproductible machiniquement et peut s’industrialiser. Charlie Chaplin a bien montré dans les Temps modernes l’absorption de l’ouvrier dans les rouages de la machine et sa transformation en prolétaire. On en a peut-être oublié la dimension métaphorique du film. Chaplin n’en est pas resté là et a anticipé dans la scène du repas le fait que la prolétarisation n’allait pas se limiter au temps d’activité salariée strictement liée à l’activité de production mais investir également par exemple les pauses repas et la consommation. Aujourd’hui nous en sommes à un capitalisme 24h/24. Même si la réalité n’a pas pris tout à fait la tournure décrite dans le film, nous n’en sommes pas si loin. Au début de la scène qui ne figure pas dans l’extrait ci-dessous, Chaplin préfigure le vendeur robotisé. La présentation de la machine nourricière au directeur de l’usine est en effet faite par une voix enregistrée sur disque. On notera également que la prolétarisation touche aussi les ingénieurs eux-mêmes, incapables de penser la machine qu’ils ont construite et surtout pour qui ils l’on construite.
J’ai cherché un équivalent contemporain de cette scène de prise en charge de gestes quotidiens nourriciers. Je vous propose le texte d’Eric Sadin, extrait de l’entrée en matière de son livre La vie algorithmique qui n’est pas un livre de fiction :
«En gagnant votre cuisine, vous sentez qu’un thé Earl Grey a été préparé en concordance avec votre humeur, à la différence du café arabica servi la veille. La composition suggérée du petit déjeuner du jour s’affiche en lettres à diodes électroluminescentes incorporées à la surface de votre réfrigérateur: 2 BISCOTTES + MARGARINE + CONFITURE GROSEILLE + JUS DE GRENADE + 3 FIGUES SÉCHÉES. Un premier rayon de soleil apparaît: un bref réflexe de satisfaction est capté par le logiciel d’interprétation émotionnelle relié à la lentille vidéo amovible/panoscopique de la pièce, information aussitôt transmise sur le serveur de votre psy traitant. Vous vous alimentez simultanément à la lecture de nouvelles qui défilent page après page sur votre tablette d’après vos préférences préenregistrées, l’historique évolutif de vos navigations et votre niveau d’attention mesuré via le senseur tactile.
Une annonce sonore vous avertit qu’il est temps de vous vêtir, vous rejoignez à grands pas votre dressing room. Plusieurs associations combinatoires visuelles jugées appropriées s’exposent sur votre mur-pixels: par formulation vocale vous stoppez l’une d’elles que vous suivez des pieds à la tête. Vous enfilez votre manteau cachemire, passez la porte d’entrée qui se referme à triple tour dès le seuil franchi par signalement photoélectrique de votre passage. Le dispositif a déjà prévenu l’ascenseur dans lequel vous pénétrez à l’instant vous conduisant de lui-même grâce à sa connaissance intégrée de vos habitudes à vitesse optimale vers le rez-de-chaussée ».
Eric Sadin : La vie algorithmique/Critique de la raison numérique Editions L’échappée pages 12-13
Depuis Les temps modernes (1936), presque un siècle s’est écoulé et notre condition est devenue post-moderne, laissant la place à un capitalisme consumériste dans lequel des machines ont fait à notre place qui la vaisselle qui le linge, qui les additions et soustraction de la caissière de plus en plus remplacée par le client lui-même alors que le gain de temps est livré aux marchands de «temps de cerveaux disponible». Et pendant que nous nous reposions sur les lauriers des trente glorieuses s’opérait une invisible révolution qui allait procéder à leur destruction : la révolution numérique. Contrairement à ce que l’on entend encore, certes de moins en moins, nous ne sommes pas entrés dans une ère post-industrielle mais hyperindustrielle. On se fait souvent une idée fausse de la machinerie et de la mécanisation en l’association à l’énergie de la vapeur. C’est extrapolable aux technologies d’aujourd’hui. Écrivant ces lignes, je m’aperçois que le logiciel de traitement de texte prétend connaître avant moi qui tape les lettres sur mon clavier quel est le mot qui va venir puisqu’il anticipe son écriture. Je m’amuse souvent à déjouer ses pronostics.
Bernard Stiegler :
«Ce ne sont pas seulement les savoir-faire qui sont détruits par la grammatisation industrielle -au service de laquelle les savoirs théoriques sont soumis. Les savoir-vivre sont eux-aussi liquidés par des processus de captation de l’attention qui reconfigurent en les standardisant les patterns comportementaux.
C’est alors le consommateur qui est privé de tout rôle inventif, et il ne transmet plus aucun savoir-vivre à ses descendants pas plus qu’il ne reçoit ceux de ses ascendants puisqu’il est au contraire contraint de les abandonner pour s’adapter à ceux que le marketing conçoit avec l’aide des sciences sociales et cognitives – le neuromarketing étant le stade le plus avancé de cette dimension de la prolétarisation »
Bernard Stiegler Etats de choc Bêtise et savoir au XXIème siècle pages 221-222
Il existe une double tendance. D’une part le marketing colonise nos désirs. De l’autre, des sociétés de service prennent en charge l’organisation de nos vies, il suffit de voir le succès du coaching en tout genre. Je m’étais intéressé un temps au maternage technologique avec le lit pour bébé «intelligent» capable de déclencher le bercement de l’enfant au moindre de ses cris sans intervention humaine ou le lapin lecteur d’histoires à la place des adultes. Dans son texte Qu’est ce que les lumières, Emmanuel Kant écrit :
«La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchi depuis longtemps d’une (de toute) direction étrangère, reste cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit facile à d’autres de se poser en tuteur des premiers. Il est si aisé d’être mineur ! Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux.»
Emmanuel Kant : Qu’est-ce que les Lumières (en ligne)
La question bien sûr n’est pas de refuser de l’aide, ou de ne pas se servir des technologies, il convient simplement de les interroger ou de les distinguer selon qu’elles renforcent ou maintiennent une infantilisation ou selon qu’elles favorisent la préservation du maximum d’autonomie, qu’elles soient aliénantes ou libératrices.
Eric Sadin :
«Les oscillations du corps sont interceptées de façon privilégiée via les smartphones et autres montres ou bracelets connectés équipés de capteurs, qui mesurent la température, la tension, le taux de diabète, de degré d’hydratation, la qualité du sommeil, autant d’informations susceptibles d’être analysées en tant réel par des médecins traitants ou des unités médicales. Quelques exemples emblématiques témoignent de ce mouvement expansif de mise au point de protocoles apposés à même la peau»
De tels dispositifs existent déjà et il n’est pas sûr que l’idée même de médecin traitant perdure, ils sont eux-même prolétarisés, les diagnostics et les traitements automatisés. Les données ne nous appartiennent d’ailleurs pas pas plus que ne nous appartiennent les relevés de gaz, d’électricité ou d’eau dits «intelligents». Ce n’est pas l’individu qui prend soin de lui – certes avec la compétence du médecin en traitant la maladie comme une crise passagère, le soin est délégué à des machines en permanence. Cela déborde le cadre médical.
«une application reliée à une paire de chaussures de sport peut, en fonction de résultats suggérer des compléments alimentaires ou un séjour de repos, ou informer une compagnie d’assurance ou un cabinet de recrutement ».
Eric Sadin : La vie algorithmique/Critique de la raison numérique Editions L’échappée pages 88-89
La vie est ramenée à ses dimensions quantifiables et livrée à des sociétés de service.
On ne se rend pas compte de tout ce que l’on peut déléguer à des logiciels. Par exemple, remplacer un journaliste sportif :
«Un exemple extrême des changements à grande vitesse qui se préparent concerne la rédaction automatique d’articles de journaux à partir de données structurées. Une petite poignée de start-up – la plus connue est Narrative Sciences – a reconnu l’existence d’un marché potentiel né des progrès du traitement de texte par algorithmes en combinaison avec la disponibilité toujours plus grande de données numériques brutes. Des reportages sportifs, par exemple peuvent très bien être générés par de beaux procédés à partir de données sur le déroulement du jeu, les participants au jeu, les statistiques, les décisions des arbitres, données préparées par des services spécialisés et disponibles dans des formats standardisés.
Le résultat n’est pas plus mauvais que celui obtenu par un journaliste sportif moyen qui élabore son article à partir des mêmes données. »
Mais cela vaut pour les ingénieurs, les avocats, les médecins tout autant. Alan Greenspann, président de la Réserve fédérale américaine jusque peu de temps avant l’éclatement de la crise des subprimes fait pour Bernard Stiegler figure de parangon du prolétaire contemporain. La prolétarisation va en effet encore plus loin que l’automatisation de l’utilisation d’une parcelle des capacités de notre cerveau. La question ne touche pas seulement des savoirs pratiques intellectuels, les technosciences, elle touche aussi les savoirs conceptuels.
Bernard Stiegler :
«[Les savoirs conceptuels] ce sont des savoirs soumis à ce que l’on appelle la «critique des pairs», c’est à dire formulés par des ensembles de règles explicites et débattues par les pairs qui partagent ces savoirs – qui se traduisent, dans les cas les plus formels, comme en mathématiques ou en physique mathématique, par des théorèmes ou des formulations algébriques. Le savoir économique, par exemple, est un savoir formel.
Un tel savoir formalisé peut-être traduit en séquences algorithmiques et le modèle théorique qu’il incarne peut devenir un système dynamique automatisé – transformant des input en output. Mais une telle formalisation peut-être tout aussi bien une destruction de ce savoir qui, amputé de toute fonction critique, devient un dogme, c’est à dire un système fermé, et tout le contraire d’un savoir, qui est par essence ouvert. C’est précisément ce que nous vivons en ce moment à travers le développement anarchique et sauvage (c’est à dire ultra-libéral) d’une numérisation très mal comprise dont nous libérons les potentiels extrêmement toxiques du pharmakon qu’est la technologie numérique, au lieu d’en cultiver et d’en partager les potentialités épistémiques nouvelles et inouïes.
Ainsi quand Alan Greenspan, président de la Réserve fédérale américaine de 1987 à 2006, explique, le 23 octobre 2008, devant une commission du Congrès américain, et à propos de la crise des subprimes que s’il n’a rien vu venir, c’est parce que tout passait par des machines automatisées et, lorsqu’il plaide pour sa défense qu’il ne pouvait donc en aucune façon prévenir la calamité qui s’est concrétisée en septembre 2008, il prend acte du fait qu’il a perdu tout savoir économique, et qu’il déclare que c’est sur cette base extrêmement périlleuse que la finance mondiale spécule à la vitesse de la lumière. En vérité, Greenspan se décrit ainsi comme un prolétaire d’un nouveau genre.
Ce prolétaire qu’est devenu au cours de ces années le président de la Réserve fédérale, gestionnaire d’un dogme automatique et aveugle, avait sans doute un «salaire» de quelques millions de dollars, mais n’ayant plus de savoir formel, ce salarié avait lui aussi perdu son travail, car un travail est toujours un savoir, et réciproquement, mettre en œuvre un savoir, c’est toujours travailler (…).
Bernard Stiegler : l’emploi est mort, vive le travail! Entretien avec Ariel Kyrou. Editions Mille et une nuits. Version e-book
Ainsi,nous sommes dans un phénomène massif de perte de savoirs et de mémoire qui n’est pas seulement le fait des plus âgés, car il touche aussi bien les petits pouces et poucettes qui n’apprennent semble-t-il même plus à mémoriser. Tout cela rend bête. Cette perte massive de savoirs produit une perte de saveurs – les deux mots ont la même racine, rend la vie insipide et l’homme étranger à lui même. Fremd/étranger, – la traduction française ne rend pas toujours la notion d’étranger, notamment en traduisant Entfremdung par aliénation. Fremd = étranger : à soi et à l’autre, sans attache, dépossédé de soi. Tout comme est Fremd aussi l’effet – permanent – de l’extériorisation machinique. «Étranger je suis venu, étranger je repars», c’est à dire je continue à être. Comme l’expliquait Elfriede Jelinek.
Cette dictature du prolétariat est la cause du désespoir contemporain. Elle n’est pas fatale à condition de nous engager, nous explique Bernard Stiegler, dans un processus de déprolétarisation et de désautomatisation qui utilise les mêmes techniques pharmacologiques en transformant les poisons en remèdes. (Cf Bernard Stiegler La société automatique/ 1. L’avenir du travail Fayard)