Le centenaire, ce 21 février, du début de la boucherie de Verdun, qui symbolise l’absurdité du meurtre de masse industrialisé où s’est nouée la tragédie du 20ème siècle, me fournit l’occasion d’évoquer l’œuvre pacifiste d’Ernst Friedrich, auteur en 1924 de Guerre à la guerre! et fondateur du Musée anti-guerre de Berlin que j’ai visité lors d’un voyage l’an dernier dans la capitale allemande. Berlin Brüsseler-Strasse dans le Wedding, plutôt à l’écart des lieux touristiques, au bas d’un immeuble ordinaire, un lieu singulier :
Anti-Kriegs-Museum = Musée anti-guerre.
Le fondateur de ce musée situé au départ à une autre adresse se nomme Ernst Friedrich, un objecteur de conscience de la Première guerre mondiale. Né le 25 février 1894, à Breslau (Wroclaw, Pologne), il entame à 14 ans un apprentissage d’imprimeur qu’il ne mène pas au bout. Il sera ouvrier de fabrique. A 17 ans, il adhère au Parti social-démocrate (SPD) qu’il quitte après que ce denier eut voté en 1914 les crédits de guerre. Attiré très tôt par le théâtre, il brillera dans le rôle de Romeo au Théâtre royal prussien de Potsdam. Au début de la guerre de 14, il reste au théâtre. Appelé sous les drapeaux, il sera réfractaire au service militaire. Les objecteurs de conscience étaient alors considérés soit comme des criminels soit comme des fous. Ernst Friedrich a connu les deux accusations. Faut-être fou pour ne pas aimer la guerre, pensait-on, même les «intellectuels» l’ont aimé. Cela rappelle la scène du congrès de médecins à Berlin, dans Les derniers jours de l’Humanité. Karl Kraus y fait dire à un psychiatre présentant son patient à des gastro-entérologues :
«Messieurs, cet homme souffre de l’idée fixe qu’une «idéologie criminelle», comme il appelle le noble idéalisme de nos autorités, accule l’Allemagne à sa ruine, il estime que nous sommes perdus si, à l’apogée de notre course victorieuse, nous ne nous déclarons pas vaincus, et que notre gouvernement, que nos chefs militaires – et non bien sûr les Anglais (Cris : «Oh , oh !») – seraient coupables de la mort de nos enfants (Cris : «Bouh !»). L’affirmation que nos enfants meurent et que notre situation alimentaire serait donc mauvaise prouve tout net à elle seule le trouble mental de cet homme. (Cris : «Très juste !») »
Karl Kraus : Les dernier jours de l’humanité
Traduit de l’allemand par Jean-Louis Besson et Henri Christophe. Editions Agone
En 1917, «plutôt que d’endosser un uniforme d’assassin», E. Friedrich décide délibérément d’entreprendre un acte de sabotage : «La prison m’était plus sympathique que le champ de bataille». Il pénètre la nuit dans les locaux du journal Schlesische Zeitung et sabote les machines.
«Et lorsque plus tard, en prison, j’ai reçu mon ordre de mobilisation et que j’ai refusé de racheter ma honte devant l’ennemi (alors que je n’en avais pas), les médecins de la prison ont prétendu que quelque chose ne tournait pas rond dans ma petite tête».
Il sera libéré de prison dans la foulée de la Révolution de novembre 1918 et participera en janvier 1919 au soulèvement spartakiste à Berlin. Un court moment, il sera compagnon de route de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg et adhérent à la Jeunesse socialiste libre qui allait devenir Jeunesse communiste en 1920. Mais Friedrich est libertaire. Il créera plus tard un mouvement de jeunesse anti-autoritaire et pratiquera la vie en Commune. Précisons, car il y a anarchiste et anarchiste, que pour Ernst Friedrich qui «n’avait pas d’ennemi», la fin ne justifiait pas les moyens ni agressivité envers ceux qui ne pensaient pas comme lui.
En 1924, date anniversaire du déclenchement des hostilités, il publie son grand œuvre Guerre à la guerre, un virulent pamphlet pacifiste suivi un an plus tard par la création du Musée anti-guerre dont le livre quoique le précédent est en quelque sorte le catalogue anticipé.
Si la Première guerre mondiale s’est terminée sur les champs de bataille en 1918 – il y aura encore des combats dans les Balkans et au Moyen Orient – elle n’était pas terminée loin de là dans les têtes, rappelle le célèbre historien allemand de 14-18, Gerd Krumeich. dans la préface à la réédition de l’ouvrage. Celui-ci reste pratiquement selon lui la seule survivance de la lutte contre la guerre dans la République de Weimar :
«Ce livre fut un scandale, car il franchissait les bornes de ce qui, aujourd’hui encore, malgré notre accoutumance aux images actuelles de violence dans le monde, est supportable, ces limites sont celles qui montrent la défiguration de l’homme».
Gerd Krumreich KRUMEICH : Préface à Krieg dem Kriege Ch. Links Verlag Berlin
A part le Hinkemann d’Ernst Toller, histoire d’un soldat qui revient de guerre émasculé, peu d’œuvres littéraires ont à l’époque traité des mutilations. Et si des gueules cassées avaient été décrites, seule la documentation photographique de Guerre à la guerre! en montrait des images. Nous verrons plus loin qu’il ne se contente pas de montrer.
«Ernst Friedrich s’est attaqué au tabou le plus difficile et probablement le plus archaïque – qui souvent rend la vue insupportable encore aujourd’hui. Il montrait la destruction du visage, ce visage qui fait de l’homme un individu à l’image de Dieu ».
Gerd Krumreich KRUMEICH : Préface à Krieg dem Kriege Ch. Links Verlag Berlin
L’image de Dieu en masque à gaz.
Ernst Friedrich n’a pas seulement brisé le tabou de la défiguration par la guerre, il en a également brisé un autre en rappelant que la guerre, «cela veut dire le meurtre». Elle est «consentement meurtrier»
Voici un exemple de ce que l’on enseignait dans les jardins d’enfant prolétariens créés par notre auteur. Le commentaire d’une image sur le Tu ne tueras point porte sur la différence entre l’assassin et le soldat.
Le texte est tel qu’il figurait dans l’édition originale qui avait été publiée en quatre langues : allemand, anglais, français et néerlandais.
Dans son livre Devant la douleur des autres, Susan Sontag décrit en ces termes sa perception du livre Guerre à la guerre! :
«Entre les jouets et les tombes, le lecteur accomplit un atroce parcours photographique au gré de quatre années de ruine, de massacre et d’avilissement : ce ne sont qu’églises et châteaux détruits et pillés, villages anéantis, forêts ravagées, paquebots torpillés, véhicules fracassés, objecteurs de conscience pendus, prostituées à demi nues dans des bordels militaires, soldats gazés souffrant le martyre, enfants d’Arménie au corps squelettique. La quasi-totalité des séquences montrées dans Guerre à la guerre! sont difficiles à regarder, notamment les images des cadavres de soldats, toutes armées confondues, pourrissant en tas dans les champs, le long des routes et en bordure des tranchées. Mais les pages les plus insupportables de ce livre, tout entier conçu pour horrifier et accabler, se trouvent assurément dans la section intitulée «Le visage de la guerre», qui montre vingt-quatre portraits en gros plan de soldats horriblement défigurés. Friedrich, quant à lui, n’a pas commis l’erreur de présumer que des images aussi déchirantes et repoussantes parleraient d’elles-mêmes. Chaque photographie s’accompagne d’une légende exaltée rédigée en quatre langues (1’allemand, le français, le hollandais et l’anglais), et la perversité de l’idéologie militariste est, à chaque page, fustigée et raillée.».
Susan Sonntag : Devant la douleur des autres Christian Bourgois Editeur 2002 pages 22 à 25
Traduit de l’anglais par Fabienne Durant-Bogaert
Susan Sontag l’a repéré : Friedrich accompagne les photographies de légendes dénonçant l’idéologie militariste, procédé qui le rapproche des désastres de la guerre de Goya. Cela fonctionne par exemple en opposition image et discours public comme le montre l’image ci-dessous :
« La guerre fait sur moi l’effet d’une cure thermale » (Hindenburg).
La photographie d’une gueule cassée en opération est mise en opposition /contradiction avec une déclaration du maréchal Hindenburg, chef du Grand État-Major de l’armée impériale qui avait déclaré :« la guerre fait sur moi l’effet d’une cure thermale». Cette atroce ironie est l’écho dénonciateur d’une réalité :
«Nous avons à faire à un commandement général qui s’éloigne de plus en plus du champ de bataille. Un scandale : ces messieurs de la haute étaient assis devant leurs tables richement couvertes,loin de l’écho de l’enfer et n’avaient pas la moindre idée de ce qui se jouait dans les tranchées »
Gerd Krumeich Sur la bataille de Verdun dans un entretien avec Katja Iken Spiegel Online
Un autre procédé consiste à juxtaposer deux images dans un avant et un après comme dans cet autre exemple intitulé l’orgueil de la famille montrant d’abord un soldat posant fièrement pour ses proches suivi du «revers de la médaille», quelques semaines plus tard.
On est loin de la ridicule rime d’Apollinaire, Les obus ma parole / Jouaient à pigeon vole qui aurait pu servir de légende en contrepoint à l’une des photos.
Pour Susan Sontag, ce que l’on pourrait appeler aussi le J’accuse d’Ernst Friedrich rejoint celui d’Abel Gance :
«En 1938, […] le grand cinéaste français Abel Gance montra en gros plan, dans l’une des scènes paroxystiques de son nouveau J’accuse, quelques membres d’une population le plus souvent tenue cachée : ces anciens combattants hideusement défigurés que l’on a surnommés les «gueules cassées».[…] Tout comme l’album de Friedrich, le film de Gance s’achève dans un nouveau cimetière militaire : non point seulement pour nous rappeler les millions de jeunes gens qui furent sacrifiés au militarisme et à l’incompétence entre 1914 et 1918 dans cette guerre saluée comme «la der des ders», mais aussi pour faire valoir le jugement sacré que ces morts ne manqueraient pas de porter à l’encontre des politiciens et des généraux de l’Europe s’ils pouvaient savoir que, vingt ans plus tard, une autre guerre aurait lieu. «Morts de Verdun, levez-vous !» crie le protagoniste, un ancien combattant devenu fou, avant de répéter son injonction en allemand et en anglais : «Vos sacrifices sont vains» Et la vaste plaine mortuaire commence à cracher sa multitude, une armée de fantômes aux visages mutilés et aux uniformes putréfiés, qui surgit des tombes et se disperse en tous sens, semant la panique parmi la population déjà mobilisée pour une nouvelle guerre paneuropéenne. «Une chose peut vous arrêter : c’est l’épouvante. Remplissez-vous de cette horreur ! » hurle le dément-à la foule fuyante des vivants, qui lui répond en lui offrant une mort de martyr à la suite de laquelle il rejoint ses camarades défunts : une marée de fantômes impassibles submergeant la foule transie des futurs combattants et victimes de la guerre de demain [en français dans le texte]. La guerre cède le pas à l’apocalypse.
Cette guerre qui vint l’année suivante».
Susan Sonntag : Devant la douleur des autres Christian Bourgois Edieur 2002 pages 22 à 25
Traduit de l’anglais par Fabienne Durant-Bogaert
En 1925, Ernst Friedrich installe son Musée anti-guerre dans la Parochialstrasse non loin de l’Alexanderplatz. Outre les documents évoqués plus haut, il fait place aux «instruments de meurtre». Ce n’est pas seulement un musée anti-guerre, c’est aussi un anti-musée historique. Il dira :
«Chaque ville allemande est fière de son musée ou de sa collection. Chaque brave allemand admire d’un œil ravi la tabatière à priser de Frédéric le grand ; dans de coûteux cadres sont suspendus nos ancêtres. Pourquoi ne montre-t-on pas les éclats d’obus et les instruments de meurtres qui mutilent et déchiquettent nos corps ?»
Dans le musée, un espace d’exposition est ouvert aux artistes, la Peace Gallery, elle sert aujourd’hui encore à des expositions temporaires. L’inauguration se fera avec des œuvres de Käthe Kollwitz et Otto Dix. Le musée sera un scandale et comme pour en rajouter à la provocation, le prix d’entrée y est fixé à 20 pfennigs avec la mention : «gratuit pour les militaires», ce qui vaut à Friedrich une amende pour outrage à l’armée. Un pacifisme radical qui n’a pas d’équivalent en France :
«Alors qu’en France un pacifisme de principe qui voit la guerre comme un mal à éviter se met en place dans les milieux anciens combattants, en Allemagne, le pacifisme est souvent aussi un anti-militarisme radical qui se heurte à un nationalisme revanchard dont les hérauts pensent que la guerre est loin d’être terminée. D’ailleurs, les représentations pacifistes artistiques et littéraires de la guerre furent beaucoup plus crues et violentes qu’en France, car elles répondaient à une mythification et à une banalisation de la guerre par les nationalistes – elle aussi très répandue – qu’il fallait combattre. Certains pacifistes radicaux qui s’opposent à l’esprit de revanche, adoptent une attitude diamétralement opposée au relatif silence des pacifistes français sur les horreurs particulières. En 1924, Ernst Friedrich ….. »
Nicolas Beaupré : Écrits de guerre / 1914-1918 CNRS Editions, coll Biblis Paris 2013 page 414
Ernst Friedrich a mené une vie d’agitateur et de pédagogue pacifiste. Son musée sera très tôt la cible des nazis. Il est arrêté et placé en détention de sûreté, son musée dévasté avant d’être occupé pour servir de local à la SA. Il est interné en camp de concentration mais, contrairement à son ami le poète Erich Mühsam, il réchappa à la torture. Grâce à la complicité d’amis quakers, il rejoint Prague puis la Suisse dont il est expulsé pour insulte au dirigeant d’un pays ami (Hitler). En 1936, grâce aux syndicats et au Parti socialiste belge, il se réfugie en Belgique où il rouvre son Musée anti-guerre qui sera à nouveau détruit en 1940 lors de l’invasion du pays par la Wehrmacht. Il est évacué en France et se retrouvera aux camps d’internement de Saint Cyprien et de Gurs. En février 1943 il échappe de peu à l’arrestation par la Gestapo en réussissant à sauter par la fenêtre. Il avait été condamné à mort par contumace. Il avait déjà pris contact avec le maquis de la Lozère qu’il rejoindra.
Après la guerre, depuis Paris, il tentera de faire renaître son musée notamment en déposant un projet pour la Gedächtniskirche (L’Eglise du souvenir de Berlin Ouest, à l’époque). Cela ne se fera pas. Il cherche à faire vivre son projet en acquérant un bateau qu’il baptise l’Arche de Noé. Ayant réussi à obtenir du gouvernement ouest-allemand des dommages de guerre, il investit cette somme dans l’achat d’une île de la Marne à Le Perreux qu’il baptisera Île de la paix et transformera en centre international pour la jeunesse. Elle sera vendue à sa mort en 1967 pour payer ses dettes et ses archives d’écrivain détruites.
François de Baulieu dont le père fut lié d’amitié à Ernst Friedrich a publié quelques documents manuscrits évoquant notamment l’acquisition de la barge Arche de Noé.
En 1982, pour le quinzième anniversaire de la mort de son auteur, le musée anti-guerre est réinstallé à Berlin, cette fois dans la Brüsseler Strasse. Bien sûr, le musée ne s’est pas arrêté à la première guerre mondiale, il a suivi l’évolution des guerres.
Dans le bas les protections pour enfants, anti-gaz de la seconde guerre mondiale (à droite) ou anti-atomiques de 1983 (à gauche)
Le musée permet aujourd’hui également d’accéder à un abri anti-aérien de la seconde guerre mondiale :
La porte faisait office de journal de bord. Y sont gravées les jours, heures et durées des alertes antiaériennes.
Liens :
Article intéressant, je ne connais pas ce musée à Berlin … « Quelle connerie la guerre ! »
Je découvre votre blog avec un grand intérêt: je voudrais tout lire… j’ai commencé par « Je suis Fassbinder », j’ai poursuivi avec Merkel et les réfugiés, etc. Je connais Sloterdijk – j’avais lu il y a quelques années son texte sur le dressage humain ainsi que d’autres textes – il n’est pas toujours facile à suivre et j’ai cessé de le lire.
J’aime bien Zizek que je préfère à Sloterdjik, même s’il est aussi difficile sinon plus parce que philosophe; je ne suis pas germaniste mais me suis toujours intéressée à l’Allemagne.
Merci.
Magnifique, un grand merci
J’ai hâte de lire tout votre blog
Très bien écrit et info presque complète.
Merci pour avoir mentionné l´édition actuelle, parue chez Christoph Links à Berlin. Mais merci de corriger mon nom: Krumeich et non pas Krumreich
C’est chose faite. Merci
Bernard Umbrecht