Gerd Krumeich : L’affaire Dreyfus vue d’Allemagne
C’est en 1906 par la réhabilitation du capitaine que se termine l’affaire Dreyfus si tant est que l’on puisse dire qu’elle soit entièrement terminée et qu’il ne traîne pas ici ou là encore quelque antidreyfusard. L’officier français d’origine juive alsacienne (né à Mulhouse le 9 octobre 1859) avait été accusé de traîtrise en faveur de l’Allemagne. Cette dernière savait qu’il n’en était rien et connaissait le vrai coupable. Comment a-t-elle réagit tant du point de vue gouvernemental que de celui de l’opinion ? L’ écho a été multiforme, variable selon les milieux. Je vous fais profiter d’une conférence donnée sur la question par Gerd Krumeich, professeur émérite de l’Université de Düsseldorf, spécialiste de l’histoire franco-allemande spécialement, de la Première guerre mondiale. Il parle un excellent français et n’est pas dénué d’humour. Un compte rendu de ses propos :
Pour Gerd Krumeich, l’affaire Dreyfus est un exemple caractéristique de dérapage des relations franco-allemandes. Il nous l’explique du point de vue d’outre-Rhin en la replaçant dans le contexte des rapports entre les deux pays à la fin du 19ème siècle. On imagine difficilement aujourd’hui à quel point ils s’étaient tendus à cette époque jusqu’à la haine. Ils étaient caractérisés chez chacun par le soupçon sempiternel et quotidien que l’autre tramait quelque chose.
Les Français savent très bien qu’ils se sentaient à l’époque menacés par les Allemands, ils savent cependant beaucoup moins que les Allemands eux-aussi se sentaient menacés par les Français. Revanche est le mot qui caractérise l’inquiétude côté allemand. Pour les historiens, il est établi qu’il n’était plus question de revanche en France. Les Alsaciens eux-mêmes, rattachés à l’Empire, avaient accepté leur situation et en auraient été encore plus contents s’ils avaient été mieux traités par le Reich, autrement que comme un glacis. Dans les années 1880, il y avait une sorte d’accord tacite entre Bismarck et Jules Ferry, la France s’occupe de ses colonies sans ingérence allemande et on ne parle plus de revanche.
En 1885-86, l’atmosphère change. On assiste en France à un renouveau nationaliste avec le général Boulanger très populaire et qui promet la revanche. Il sera ministre de la guerre. Les Allemands ont observé cela avec une sorte de curiosité inquiète. Ils s’efforcent de contribuer à empêcher la prise de pouvoir du général Boulanger. Mais plus grave encore pour les Allemands que ce réveil du nationalisme français a été la signature des accords franco-russes. D’autant que Bismarck avait été très content que la France ne joue aucun rôle dans un réseau d’alliances qui pourrait se retourner contre l’Allemagne. Or, un accord militaire franco-russe de 1892 aboutit à l’alliance franco-russe de 1894. Et fait étonnant, de ces accords, les Allemands n’ont pris connaissance qu’avec retard, en 1896-97. C’est en effet, en 1896, qu’une première dépêche de l’attaché militaire à l’ambassade d’Allemagne à Paris, Max von Schwartzkoppen signale : « il semblerait que la France ait trouvé un accord avec les Russes ».
Catastrophe! Scandale ! Bien que l’accord ait été défensif. Nous sommes en 1897
C’est dans ce contexte que se déclencha l’affaire Dreyfus. L’attitude allemande face aux événements qui se sont déroulés en France a suivi une ligne particulière et curieuse. Les prises de positions alternent entre silence obtus et confus, accélération sciemment mise en scène et un désengagement officiel. Les décisions et les non décisions, les refus du gouvernement reflétaient bien les stéréotypes d’opinion préétablis concernant la France. Les réactions du gouvernement allemand aux événements en France se sont déroulés en trois phases consécutives.
Il s’agissait d’abord de réagir à une information donnée par le journal à grande diffusion Le Matin annonçant en 1894 une affaire de trahison du secret militaire au profit de l’Allemagne. L’ambassadeur allemand, le comte von Münster dément catégoriquement. On n’en parle plus jusqu’en 1896-97, au moment où les Allemands découvrent l’alliance franco-russe et où est publié le pamphlet de Bernard Lazare L’Affaire Dreyfus – Une erreur judiciaire, début novembre 1896. C’est à partir de cette date que l’attaché militaire allemand Schwartzkoppen remarque que le bordereau censé avoir été envoyé par Dreyfus l’avait en fait été par Esterhazy en relation avec lui à l’insu de son ambassadeur. En automne 1897, les autorités militaires allemandes décident de rappeler à Berlin leur attaché militaire en France. Ce geste est aussitôt interprété comme un aveu et renforce la nervosité de l’opinion française. S’ils le retirent, c’est qu’il y a anguille sous roche. On assiste à une hystérisation de l’opinion publique française. Certains allèrent jusqu’à affirmer que le Kaiser lui-même avait écrit une lettre au «traître» Dreyfus. La constante assurance du gouvernement français sur la culpabilité indiscutable du capitaine constitua un défi pour le gouvernement allemand. Les déclarations officielles et répétées qu’il n’y avait jamais eu la moindre relation entre une quelconque autorité allemande et le capitaine Dreyfus étaient ainsi ouvertement désavouées par le gouvernement français. Le secrétaire d’Etat aux affaires étrangères, Bernhard von Bülow, voulant réagir contre cette obstination des officiels français intervint de manière catégorique au Reichstag, le 24 janvier 1898 :
« Je déclare de façon la plus formelle et la plus catégorique qu’il n’y a jamais eu entre l’ex capitaine français Alfred Dreyfus se trouvant actuellement sur l’île du Diable et n’importe quel agent allemand la moindre relation ou rapport de quelque nature que ce soit ».
Le gouvernement allemand avait tout fait pour rétablir la situation. En vain. Les Allemands niaient et les Français affirmaient avoir la preuve du contraire. Le retrait de l’attaché militaire allemand Schwartzkoppen grillait la piste Esterhazy et convainquit les Français que l’Allemagne n’était pas innocente. La focalisation sur Dreyfus était telle qu’aucune autre piste n’était envisagée. Le gouvernement allemand ne fit que réagir aux affirmations françaises. En ce sens, il jouait un double jeu car il ne livrait pas le vrai coupable qu’il connaissait. Il se contentait de ce qui sonnait comme une dénégation.
La «gifle» officielle allemande intervint en mai 1898 et prit la forme d’ une déclaration officielle :
«le gouvernement allemand n’a jamais dit qu’il n’avait pas eu de relation avec Esterhazy».
Les Allemands ont ainsi livré le coupable mais les Français ne veulent pas le croire. Jusqu’à l’absurdité.
Vint ensuite l’affaire du faux grossier à charge de Dreyfus fabriqué de toute pièce par le Colonel Hubert Henry.
La découverte du faux Henry a engendré une crise de déstabilisation de la IIIème République perçue par les dirigeants allemands comme décadente. Elle a encouragé une politique allemande agressive. Les autorités politiques et militaires allemandes pensaient que la France était au bord d’un coup d’état militaire de type bonapartiste et que ce serait la guerre de revanche. Au stéréotype allemand de la revanche répond en miroir celui de l’agressivité de l’autre, côté français.
Berhard von Bülow , le 29 septembre 1898, dans un mémoire au chancelier et à l’empereur définit les intérêts allemands face à cette affaire. Il écrit :
«Notre intérêt général dans l’affaire Dreyfus est de nous tenir à l’écart dans la mesure du possible. Une victoire des anti-révisionnistes n’est pas souhaitable car elle pourrait amener la dictature et la guerre contre nous. Nous n’avons pas de raison de nous attrister du discrédit qui pèse sur le haut commandement de l’armée française. D’autre part, il n’est pas souhaitable que la France s’attire à nouveau par une rapide et éclatante réhabilitation de Dreyfus les sympathies libérales et juives en Europe. Le mieux pour nous serait que l’affaire continue à ulcérer, qu’elle déchire l’armée et qu’elle scandalise l’Europe»
L’Allemagne a suivi les mouvements de l’opinion française. Elle aurait pu s’efforcer d’ apporter plus de preuves mais elle choisit le laisser-faire. Chercher à comprendre l’autre ne faisait pas partie des pratiques politiques de l’époque. Personne n’a pensé à prendre son téléphone pour éviter le déclenchement de la 1ère guerre mondiale.
On peut conclure qu’il n’y a aucune origine allemande au scandale Dreyfus. Il est entièrement made in France, fait maison. Pour conclure ce chapitre, Gerd Krumeich fournit une anecdote : l’empereur Guillaume II a annoté l’exemplaire du J’accuse de Zola qu’on lui avait transmis en portant en marge un bravo Zola.
Ce qui précède concerne l’attitude des «élites» politiques et militaires.
Qu’en était-il des faiseurs d’opinion, la presse et des milieux populaires ?
L’intérêt est énorme à partir de 1897. Le procès de Rennes en 1899, second procès après cassation du premier, est suivi avec attention et intégralement par la presse libérale allemande.
Les opinions ne sont pas d’un bloc. On distingue grosso modo trois gros courants de commentaires.
Dans la presse gouvernementale, les milieux conservateurs et nationaux libéraux, la principale préoccupation portait sur les relations franco-allemandes que l’on ne voulait pas voir détériorées par une agitation populiste. Les milieux conservateurs craignaient un retour de la France dans le boulangisme, le bonapartisme, la dictature. La France devait rester républicaine c’est à dire à leurs yeux faible. On retrouve la position de von Bülow. L’antisémitisme avait commencé depuis la fin des années 1880 d’infiltrer les milieux conservateurs et on y suivait avec intérêt condescendant la résistance française à «l’internationale des banquiers juifs». L’antisémitisme de plus en plus virulent s’attaquait aussi aux socialistes français et allemands à qui l’on reprochait de soutenir les agissements de la «juiverie internationale» en défendant Dreyfus. Du côté conservateur, la revue réputée die Zukunft tient une place à part. Elle profita de l’affaire pour s’attaquer aux libéraux et juifs allemands accusés de faire partie d’un syndicat Dreyfus pour saboter la société allemande. Les catholiques du centre, toujours sous le coup du Kulturkampf, peu d’accord avec les prussiens protestants, penchaient massivement vers une lecture antisémite de l’affaire. Dans leur revue Germania, on pouvait lire que le scandale Dreyfus était le «début de la tentative d’Israël de dominer le monde». Les libéraux réagissent plus diversement. Leur gauche représentée par la revue Die Nation s’intéressa particulièrement au sort cruel de la personne de Dreyfus On félicita la France de disposer d’hommes capables de prendre des risques pour leur réputation afin d’arracher une victime innocente à l’hystérie collective et de défendre le droit. Cela devait servir d’exemple. De tels hommes manquaient selon eux en Allemagne. La condamnation de Zola après sa lettre au Président de la République suscita des réflexions amères sur l’équilibre précaire entre les droits de l’homme et la violence politique en France. Après la nouvelle condamnation de Dreyfus à Rennes, certains évoquèrent une défaite morale de la France et un second Sedan beaucoup plus grave que le premier car il s’agissait de la désagrégation de la nation. A gauche, on dénonce le militarisme. On se félicitait de la lutte contre l’alliance du sabre et du goupillon.
Les uns sont contents que la France se dissolve, d’autres craignaient que cela n’ait des répercussions antidémocratiques en Allemagne.
Côté socialistes, on plaidait pour la liberté de la presse qui avait réussi à obtenir la révision du procès. L’affaire Dreyfus justifiait la lutte des socialistes contre le militarisme allemand. Certaines réactions socialistes ne sont cependant pas exemptes, elles aussi d’antisémitisme.
Wilhelm Liebknecht [fondateur du Parti social-démocrate et père de Karl] parfaitement francophone était un cas curieusement à part. Il boudait et était convaincu que Dreyfus était un traître.
Autre milieu, le théâtre populaire. A Hambourg, par exemple, en 1898, une pièce appelée Capitaine Dreyfus sur l’affaire connaîtra un succès considérable. Le théâtre populaire obtient son succès – une centaine de milliers de spectateurs – par sa dimension antimilitariste, on y lit l’histoire d’un individu pris dans les rets du militarisme, livré à la machine de l’état. Était visé le militarisme prussien.
(Propos recueillis lors d’une conférence prononcée par Gerd Krumeich, le 2 mas 2016, dans le cadre des rencontres de la Décapole à Mulhouse)
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