Fritz Bauer chez Alexander Kluge
A l’occasion de l’actuelle diffusion sur les écrans français du film de Lars Kraume, Fritz Bauer, un héros allemand [en allemand, le titre du film est plus clairement le suivant : L’Etat contre Fritz Bauer], je rappelle, ce que personne ne semble avoir fait, que Fritz Bauer est présent dans l’histoire du cinéma depuis longtemps et notamment depuis sa participation dans le premier film d’Alexander Kluge, connu sous le titre Abschied von gestern Adieu à hier appelé aussi Anita G. dont il raconte l’histoire. Le film primé au Festival de Venise ( Lion d’argent), la même année date de 1966
Fritz Bauer, procureur général de Hesse, a été après son retour d’exil en 1949 l’initiateur du premier procès Auschwitz à Francfort. Il était persuadé, contre l’inertie de l’oubli, qu’il fallait absolument juger les criminels nazis en Allemagne, pays qu’il avait fui en 1936 après avoir été interné comme opposant au régime dès 1933. Il était juif et homosexuel. (Voir ici pour les détails de l’histoire). Le film de Lars Kraume raconte sa traque d’Adolf Eichmann que le chancelier Adenauer qui finira par laisser juger en Israël (contre des ventes d’armes).
Dans les deux moments d’Anita G., ci-dessous, dans lesquels Fritz Bauer joue son propre personnage, A. Kluge donne la mesure de l’humanisme de reconstructeur de ce dernier. Dans le premier extrait, la question posée est la suivante : est-il juste que les juges soient assis et les pauvres accusés debout ?
Dans le second extrait, Fritz Bauer se fait présenter par l’architecte, la nouvelle salle d’audience du tribunal. Dans un espace de lignes droites et de carrés, où l’essentiel est que le président soit bien éclairé, il met les pieds dans le plat avec une idée de justice utopique, celle d’un espace judiciaire formé par une table ronde, curieusement appelée round table comme si cela ne pouvait faire partie du vocabulaire allemand, qui verrait se mettre autour d’elle accusés, défenseurs et tribunal.
« Qui tente un mot de réconfort est un traître »
Alexander Kluge a publié en 2013, un livre intitulé « Qui tente un mot de réconfort est un traître »/ 48 histoires pour Fritz Bauer, un ensemble de textes que l’on peut retrouver en français dans la somme narrative qui vient de paraître aux éditions P.O.L. sous le titre Chronique des sentiments I
La citation intégrale est la suivante : « La mort doit être abolie, cette saloperie doit cesser. Qui tente un mot de réconfort est un traître ». La phrase provient du théoricien d’art Bazon Brok et n’a, au départ, rien à voir avec le procureur. Appliquée à lui, elle prend un tout autre sens.
Au début du livre, Kluge raconte les funérailles de Fritz Bauer, une cérémonie sans discours pour laquelle Theodor W Adorno avait, seul, choisi la musique. Il écrit :
« Je revois le défunt faire ouvrir toutes les cellules de la prison de Butzbach, appeler camarades les prisonniers. L’administration judiciaire tenait cette manière de s’exprimer pour celle d’un fou. Elle a tenté de contenir cet homme en l’entourant de procureurs généraux conservateurs qui lui subtilisaient peu à peu ses domaines de compétence. Mais l’image du fou était un camouflage nécessaire. Bauer gardait toujours des dossiers sous le coude des dossiers grâce auxquels il tenait en respect les criminalistes de l’ancien régime réaffectés à Francfort et à l’Office fédéral de la police criminelle de Wiesbaden. A chaque manquement (retour à l’ancien esprit de corps), il livrait à la procédure habituelle l’un de ces dossiers à charge ».
Dans la dédicace à Fritz Bauer de ces 48 histoires, Alexander Kluge fait sienne la philosophie du procureur.:
« Les crimes monstrueux, disait Fritz Bauer, ont cette propriété de mener à leur répétition dès lors qu’ils font irruption sur la scène du monde. Il est crucial, estimait-il, de ne pas fléchir dans leur observation et dans l’exercice de la mémoire. Car il existe « des effets à distance spectraux » et des relations non causales » entre le passé et le présent, entre attracteurs du Mal et nous. Leur action ne doit pas devenir plus puissante que notre expérience ».
Tout le programme de Kluge se trouve ainsi présenté. Les propos rapportés servent en quelque sorte de fil conducteur aux 48 histoires racontées par Kluge. Et comme l’indique la citation qui sert le titre à l’ensemble dédié au procureur décédé, il ne s’agit nullement de mots de réconfort bien au contraire. Les histoires sont racontées sans fard avec la précision d’une instruction à charge contre tout un système. Elles déconstruisent la réalité du nazisme dans toutes ces facettes monstrueuses qui sont l’œuvre d’humains. Certaines narrations remontent à plus loin. Kluge a une conception de l’histoire de la longue durée. Ces concentrés de mémoire ne s’adressent pas à Fritz Bauer, absent des récits, mais, dans l’esprit de ce dernier, aux générations futures.
Alexander Kluge : Chronique des sentiments, livre I. Histoires de base (Chronik der Gefühle), édition et traduction de l’allemand dirigées par Vincent Pauval, POL, 1 034 p., 30 €.
Je reviendrai ultérieurement plus en détail sur cette somme narrative.