Le 14 juillet 1518, Frau Troffea sortit dans les rues de Strasbourg et dansa des jours durant, sans s’arrêter, entraînant avec elle plusieurs centaines de personnes. Insensibles à la fatigue et à la douleur, les pieds ensanglantés, les danseurs moururent par dizaines. John Waller avait consacré un livre à cet événement en 2008. Il vient d’être traduit en français par Laurent Perez aux Editions de La nuée bleue/Tchou sous le titre LES DANSEURS FOUS DE STRASBOURG / Une épidémie de transe collective en 1518. L’originalité du livre se trouve dans la manière de traiter ces troubles de conversion en les mettant en relation avec les questions sociales d’un entre deux mondes
De la Danse macabre à la Danse des fous
Avant de l’aborder, une transition pour passer de la Danse macabre à la Danse des fous
Dans la Nef des fous de Sebastian Brant paru à Bâle en 1494, durant le Carnaval, une gravure, œuvre anonyme, montre un squelette retenant le grelot d’un fou. Elle se trouve dans l’exposition sur les danses macabres évoquées précédemment et semble dire que seul le fou peut-être surpris par la mort. Tu restes, dit l’inscription (= tu ne m’échapperas pas). Elle nous permet de passer d’une danse à l’autre.
Dans son Histoire de la folie à l’âge classique, Michel Foucault pose la substitution de la folie à la lèpre, de la Nef des fous à la Danse macabre mais en la présentant comme une torsion à l’intérieur de la même inquiétude.
« La substitution du thème de la folie à celui de la mort ne marque pas une rupture, mais plutôt une torsion à l’intérieur de la même inquiétude. C’est toujours du néant de l’existence qu’il est question, mais ce néant n’est plus reconnu comme terme extérieur et final, à la fois menace et conclusion; il est éprouvé de l’intérieur, comme la forme continue et constante de l’existence. Et tandis qu’autrefois la folie des hommes était de ne point voir que le terme de la mort approchait, tandis qu’il fallait les rappeler. à la sagesse par le spectacle de la mort, maintenant la sagesse consistera à dénoncer partout la folie, à apprendre aux hommes qu’ils ne sont déjà rien de plus que des morts, et que si le terme est proche, c’est dans la mesure où la folie devenue universelle ne fera plus qu’une seule et même chose avec la mort elle-même. […]
Les éléments sont maintenant inversés. Ce n’est plus la fin des temps et du monde qui montrera rétrospectivement que.les hommes étaient fous de ne point s’en préoccuper; c’est la montée de la folie, sa sourde invasion qui indique que le monde est proche de sa dernière catastrophe; c’est la démence des hommes qui l’appelle et la rend nécessaire.
Ce lien de la folie et du néant est noué d’une façon si serrée au XVème siècle qu’il subsistera longtemps, et qu’on le retrouvera encore au centre de l’expérience classique de la folie. »
(Michel Foucault : Histoire de la folie à l’âge classique, Tel Gallimard (1972) page 27)
Les danseurs fous de Strasbourg (1518)
Dans le grand pamphlet anti-luthérien de Thomas Murner, théologien franciscain originaire d’Obernai en Alsace et présent à Strasbourg dans la période qui nous intéresse, intitulé le Grand fou luthérien, on observe sur la gravure ci-dessus qui illustre l’ouvrage qu’il est sur ses deux pieds avec d’un côté, dans la botte, le moine Martin Luther et, de l’autre, à importance égale, au lieu de la botte le soulier à lacets, le Bundschuh, symbole des révoltes paysannes.
La chronique, dont le manuscrit est conservé à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, nous dit :
« Une étrange épidémie a eu lieu dernièrement
Et s’est répandue dans le peuple,
De telle sorte que, dans leur folie,
Beaucoup se mirent à danser
Et ne cessèrent jour et nuit,
Sans interruption,
Jusqu’à tomber inconscients
Beaucoup en sont morts.»
Epidémie, danse, folie, mort, tout y est. Une épidémie de danse donc qui entraîne la mort.
Nous sommes à Strasbourg, partie du Saint Empire romain germanique. Le 14 juillet 1518, Frau Troffea, on ne connaît pas son prénom, sortit de chez elle et se mit à danser. On n’entendait pas de musique mais elle dansait, dansait à n’en plus finir. Parfois, d’épuisement, elle s’arrêtait pour dormir un peu puis elle se remettait à danser jusqu’au troisième jour, les pieds ensanglantés. Une foule nombreuses et toutes classes confondues assistait au « spectacle ». Elle allait entraîner dans une épidémie des centaines de personnes, une épidémie de transe collective pour reprendre le sous-titre du livre de John Waller qui raconte cette histoire.
Dans Les danseurs fous de Strasbourg / une épidémie de transe collective en 1518 (éditions La nuée bleue/Tchou) John Waller raconte et décrypte cet étrange phénomène de transe spontanée que Paracelse avait observé en son temps et que Bosch, Dürer et Bruegel fixèrent dans des visions cauchemardesques. Terrassés par la misère, les danseurs fous de Strasbourg exprimaient un désespoir qui connut, quelques années plus tard, une forme politique avec les grandes révoltes paysannes de 1525, aussi bien que religieuse avec la Réforme comme le montre l’image des deux pieds.
Un peu moins d’un an plus tôt, le 31 octobre 1517, Martin Luther avait placardé sur la porte de l’Eglise de la Toussaint à Wittenberg, ses 95 thèses s’en prenant notamment de manière virulente au commerce des indulgences par la papauté. Les signes précurseurs de ce qui allait culminer en 1525 dans la Guerre des paysans étaient déjà là notamment en Alsace. Cette histoire est celle du Bundschuh (le soulier à lacer des paysans qui servira d’emblème), ses prémisses remontent à 1493.
L’auteur, John Waller est un historien de la médecine, professeur associé d’histoire de la médecine à l’université du Michigan (États-Unis).
Il nous présente cette histoire comme celle d’un peuple qui perdit espoir. C’est toute l’originalité de sa démarche : montrer que l’on peut danser de désespoir. Avec ses deux pieds, l’un social, l’autre religieux.
Les événements de Strasbourg ne sont pas les seuls épisodes de manie dansée mais ils présentent l’avantage pour l’historien d’être la crise la mieux documentée. Ce qui frappe évidemment d’emblée c’est cette réaction purement corporelle à la crise de changement d’époque dans laquelle elle survient. Il régnait un sentiment de fin du monde. Comment le malheur peut-il venir du ciel comme ce météorite qui s’est abattu dans la région en 1492, année de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb ? Dieu en voulait-il aux hommes ? Et pourquoi ? Pourquoi avait-il permis la victoire des Turcs à Constantinople ? Et l’arrivée de la syphillis ? N’est-ce pas la faute à la folie des pécheurs ? Pour couronner le tout, naissent à Strasbourg des siamois. Dieu est-il devenu fou ? Impossible. Alors c’est qu’il réagit à la folie des hommes vautrés dans le péché. Sébastian Brant qui éditera en 1494 sa Nef des fous et qui sera témoin des événements interprète cette actualité de l’époque comme autant de présages. Ces folies ce sont les vices des hommes. Les moines et les religieuses assassinent et enterrent les bâtards nés de leur fornication. Nous sommes dans ce que Michelet, dans son livre, La sorcière, appelle « l’entr’acte des deux mondes, l’ancien mourant, l’autre ayant peine à commencer », un moment où les innovations technologiques vont plus vite que la capacité de les comprendre. Une mondialisation est à l’œuvre. La vision du cosmos se transforme. Alors que les récoltes sont difficiles, le blé de la spéculation est entassé dans les monastères.« La foi est tombée dans le caniveau », écrit Sebastian Brant. Toute une période de flux et de reflux se conclut selon John Waller ainsi :
« La cité, au bord de la crise de nerf était prête à craquer ».
Et quand ça craque, ça craque dans l’air du temps, qui est religieux.
Une population à court de boucs émissaires
« La crise qui devait culminer dans un nouveau Bundschuh et, peu après, causer l’épidémie de danse de saint Guy débuta par le terrible hiver de 1514, où les pousses gelèrent dans le sol. L’été suivant, la pluie tomba interminablement, semaine après semaine, et le fourrage pourrit dans les granges de la plaine. Incapables de nourrir leur précieux bétail, les familles sacrifièrent cochons, vaches et moutons. Dans plusieurs bourgs et villages d’Alsace, les paysans affamés tournèrent leur colère contre les juifs. À Mittelbergheim, leurs maisons furent mises à sac et incendiées. Des juifs furent emprisonnés, faussement accusés de profaner l’hostie. À Strasbourg, ordre fut donné d’arrêter les tsiganes et de contrôler strictement leurs déplacements. La population, désespérée, était à court de boucs émissaires.
L’attente de la prometteuse moisson de 1516 remonta le moral des paysans. Mais, lorsque l’été arriva, le soleil s’abattit sans merci sur les récoltes florissantes. Il ne tomba pas une goutte de pluie pendant des semaines. Le froment, l’orge et le seigle séchèrent sur pied. Toute la récolte de chou et de navet creva et commença à pourrir dans les champs. Dans les collines autour d’Obernai, le soleil brûla les vignes chargées de grappes. Le vin de l’année fut d’une qualité extraordinaire, mais la récolte désastreusement faible. Les autorités de Strasbourg commencèrent à s’inquiéter. Décision fut prise de soumettre tous les imprimés à la censure préalable des autorités et d’un théologien. Les idées séditieuses devaient disparaître ».
(John Waller : Les danseurs fous de Strasbourg page 63)
Le nouveau Bundschuh dont il est question est le troisième soulèvement paysan, celui de Rosheim et Haguenau. Il a eu lieu en 1517. Il avait été précédé par celui de 1513 en Brisgau, en Forêt noire. Le premier soulèvement, celui de Sélestat date de 1493.
Les fantômes des guerres récentes hantent la région. Alors que la famine règne, la spéculation sur les grains et le vin bat son plein dans les couvents et les monastères. A cette époque, les endettés risquaient l’excommunication. De quoi aiguiser la haine des paysans. On a bien essayé de faire intervenir Satan mais la population ne croyait pas qu’il pût à ce point rivaliser avec Dieu.
Examinant les rapports de Satan avec la Jacquerie, Michelet note, (c’est moi qui insère ce passage comme le précédent qui n’est pas dans le livre de John Waller) :
« Sur le Rhin, la chose est plus claire. Là les princes étant évêques, haïs à double titre, virent dans Satan un adversaire personnel. Malgré leur répugnance pour subir le joug de l’Inquisition romaine, ils l’acceptèrent dans l’imminent danger de la grande éruption de sorcellerie qui éclata à la fin du quinzième siècle. Au seizième, le mouvement change de forme et devient la Guerre des paysans ».
(Jules Michelet La sorcière GF Flammarion, note 5 page 298)h5>
Si l’on se convainc que l’accumulation de catastrophes, arrivée de la syphilis, découverte de la suette anglaise , retour de la lèpre, variole et peste, tempête, sécheresse, fantômes et naissances étranges sont le signe de la colère de Dieu l’affaire se complique quand elle s’accompagne en même temps d’une crise de confiance énorme dans les intercesseurs que sont sensés former le clergé.
Revenons à Frau Troffea. Elle dansa plusieurs jours d’affilée apparemment insensible aux meurtrissures de ses pieds. Les femmes passaient pour particulièrement sujettes à avoir le diable au corps. Mais, ce qui dominait dans les interprétations, affirme J. Waller n’était cependant pas la possession par le Diable mais l’avertissement de Dieu par le châtiment de l’un de ses saints : Saint Guy. « La foule s’accorda bientôt à considérer que le mal venait du Ciel plutôt que de l’Enfer ». C’est pourquoi, après six jours de marathon dansé, sur décision des autorités de la Ville de Strasbourg, on conduisit Frau Troffea à une chapelle dédiée à Saint Guy située à proximité de Saverne, dans les Vosges à l’ouest de Strasbourg. Rien y fit. On ne sait ce qu’il advint d’elle. On n’en entendit plus parler
« Près d’un demi-millénaire après les événements, rien ne permet de dire avec certitude ce qui poussa Frau Troffea à danser, sauter, virevolter avec une telle frénésie. Il est probable, toutefois que son comportement démentiel est à mettre en relation avec la condition pitoyable de la population de Strasbourg après trois ans de famine, des épidémies à répétition et des décennies de délaissement spirituel ».
Restent les hypothèses. La première envisagée est celle d’une révolte contre la tyrannie conjugale, qui est la conviction de Paracelse qui sera à Strasbourg quelques années après les événements. John Waller la qualifie de misogyne. Elle renvoie à une réalité qui est celle de la condition faite aux femmes. Le divorce n’était possible que dans la mort. Elles pouvaient en effet demander à être inhumées séparément de leurs maris.
« Une femme du nom de Troffea manifesta la première les symptômes et l’humeur étrange de cette maladie. Comme son mari lui avait commandé quelque chose qui ne lui plaisait pas, pâle de colère, elle fit comme si elle était malade et elle imagina une maladie utile en l’occasion : elle se mit à danser et elle affirma qu’elle ne pouvait s’arrêter. Car rien n’irrite plus un homme qu’une femme qui danse. Et pour que l’affaire parût suffisamment sérieuse et pour confirmer l’apparence de la maladie, elle se mit à sauter, à faire des bonds, chantant, fredonnant, s’effondrant par terre, la danse finie, tremblant un moment puis s’endormant: ce qui déplut au mari et l’inquiéta fortement. Sans rien dire et prétextant cette maladie, elle berna son mari. Or d’autres femmes se comportèrent de la même manière, l’une instruisit l’autre, et tout le monde finit par considérer que la maladie était un châtiment du Ciel. A partir des symptômes du mal on se mit à chercher une cause à la maladie afin de s’en débarrasser. On crut d’abord que c’était Magor, un esprit païen, qui était la cause de cette maladie. Peu de temps après, saint Guy pris sa place et on en fit une idole. Et c’est ainsi que la maladie reçut le nom de la danse de saint Guy. Par la suite cette croyance se propagea et la maladie finit par recevoir droit de cité… ».
(Paracelse, cité par Claire Biquard (E.H.E.S.S.) : Le mal de Saint Vit (ou Saint Guy) Bulletin du Centre d’Etude et d’Histoire de la médecine de Toulouse.)
Félix Platter rapporte des cas survenu à Bâle quelques années plus tard. Il y avait parmi eux celui d’un prêtre.
Le cheminement des questions fait partie de l’intérêt du livre de John Waller. Comment expliquer la capacité à supporter pendant des jours de telles souffrances ? Aucune drogue connue ne le permettait. « A cette question, il n’est qu’une réponse plausible : les danseurs se trouvaient dans un état de transe profonde ». Cela correspond à ce que l’on sait d’autres épisodes de manie dansante.
« Nous savons maintenant que Frau Troffa, en état de choc agit sous l’effet d’un état de conscience altéré. Reste à expliquer pourquoi cette fuite hystérique hors de la réalité prit la forme d’un danse ».
La raison selon Waller est à chercher « les pratiques et croyances des populations du Rhin supérieur à la fin du Moyen-Âge ». Tous les prétextes à danser étaient bon à prendre et pas seulement dans les périodes de Carnaval au grand dam du Clergé. Le Carnaval était précisément un renversement des interdits. Par ailleurs « au XIVème siècle, la danse fut la réaction spontanée à l’arrivée de la Peste noire »
« Il se pourrait que Frau Troffea, quand le délire eut vaincu des inhibitions ai cherché à retrouver dans la danse l’insouciance de l’extase ».
Une tentative d’échapper au désespoir, donc. Mais il n’y avait pas de plaisir dans la danse car elle était accompagnée de visions démoniaques, de souffrance.
Dans la région et à l’époque on ne croyait pas seulement au châtiment divin, on croyait également à celui des saints, ce qui fera bondir Paracelse. Deux saints sont évoqué lors des manies dansées : saint Jean et saint Guy. Bruegel titre l’un de ses tableaux : les Danseurs de la Saint Jean à Moelenbeek.
A Strasbourg, on a immédiatement invoqué Saint Guy dont on pratiquait le culte dans le région. En atteste la présence de la chapelle qui lui est dédiée près de Saverne. Saint Guy fait partie des saints invoqués en cas de maladie. Un seul épisode de sa vie peut être rapproché de la danse. Il est intéressant de noter qu’aujourd’hui encore cet épisode est occulté.
Je m’éloigne donc un peu du livre pour un passage par la Légende dorée de Voragine, ce bréviaire des atrocités.
Saint Guy ou Saint Vit. Il s’agit de Saint Vitus « ainsi nommé de vie. […] Ou bien Vitus vient de Vertu », écrit Voragine. Il nous vient de Sicile. Vitus est un enfant battu par son père parce qu’il méprisait les idoles et ne voulait pas les adorer. Pour le guérir de cela, voici ce qu’il fit :
« Alors le père ramena son enfant chez soi, et s’efforça de changer son cœur par la musique, par des jeux avec des jeunes filles et par toutes sortes de plaisir. Or, comme il l’avait enfermé dans une chambre, il en sortit un parfum d’une odeur admirable qui embauma son père et toute sa famille. Alors le père, regardant par la porte, vit sept anges debout autour de l’enfant : Les dieux, dit-il, sont venus dans ma maison », aussitôt il fut frappé de cécité ».
Légende dorée vol I GF page 395).
Les offrandes à Jupiter ne servent à rien pour guérir de l’aveuglement par le trou de la serrure. C’est la foi de son fils qui lui aurait permis de recouvrer la vue. Vitus poursuit une vie de martyr et de guérisons.
Retour au livre. L’épisode n’est pas évoqué dans le livre de John Waller pour qui le mystère du rapport de Saint Guy à la danse reste entier. Tout au plus évoque-t-il une épidémie de danse à Erfurt ayant atteint des enfants et s’étant déroulé précisément le jour de la Saint Guy.
Frau Trofffea avait déclenché une épidémie reflétant « le degré de désespoir qui règnait dans la ville en 1518 » alors même que : « L’édifice mental bâti par l’angoisse religieuse durant les années précédentes venait d’exploser, dévoilant un monstrueux spectacle ».
« C’est en grande partie parce que ses concitoyens se sentaient livrés sans recours à la colère divine que la danse de Frau Troffea tourna à l’épidémie. Ceux vers qui les masses désespérées auraient dû se tourner étaient justement, à cause de leurs péchés, la cause principale de la haine du saint. La colère de saint Guy ne se laisserait pas facilement apaiser.
Ainsi l’épidémie s’étendit-elle parce que la population s’y attendait. Chaque nouvelle victime augmentait sa puissance de suggestion. À chaque fois que, dans une rue ou sur une place, quelqu’un se mettait à danser, les spectateurs se persuadaient davantage que saint Guy rôdait parmi eux à la recherche des pécheurs. Qui aurait pu prétendre que son âme était exempte de toute faute? On aurait dit que saint Guy ne serait pas apaisé tant que toute la ville n’aurait pas succombé à la manie dansante. Les autorités s’avisèrent finalement que le simple fait de voir une autre personne danser était susceptible de précipiter le spectateur dans la folie. Un témoin rapporta comment «le mal s’en prenait à ceux qui n’avaient rien fait d’autre que de regarder» un danseur «trop et trop souvent ». Quand bien même ces observateurs rationalisaient le phénomène en termes religieux, ils reconnaissaient le caractère puissamment contagieux de l’épidémie. Ils avaient raison. La contamination par la manie dansante n’était pas causée par les humeurs fétides, ni par la vermine, ni par les eaux sales, mais par les forces non moins puissantes de la vue et de la suggestion. »
(John Waller O.c. page 103)
Voilà un désordre qui n’arrangeait pas les affaires des riches marchands qui dominaient la ville de Strasbourg qui avaient besoin de calme et d’ordre. Et c’est une autre dimension fort intéressante que développe le livre : le contexte est en effet à la distance de l’autorité de la ville d’avec l’évêque alors que s’installe le pouvoir médical. Ceux-ci traitent la danse de manière pharmacologique : « ils virent dans la danse, indissociablement, la maladie et son traitement » comme en témoigne par ailleurs Ambroise Paré :
« Or comme les Méridionaux sont exempts d’une infinité de maladies pléthoriques qui viennent d’abondance de sang, ausquelles sont sujets les Septentrionaux comme fièvres, fluxions, tumeurs, folie avec risée qui les incite à dancer et sauter durant l’accez, qu’ils appellent mal S. Vitus, et le guarissent par musique.
Ambroise Paré, Oeuvres complètes, éd. Malgaigne, I, p.52.
(Cité par Claire Biquard (E.H.E.S.S.) : Le mal de Saint Vit (ou de Saint Guy)
Excluant le clergé de sa décision, le Conseil de Strasbourg et les médecins allaient prendre le risque d’une thérapie par la danse pour guérir de la manie de la danse en prévoyant un lieu à cet effet et allant jusqu’à embaucher des dizaines de musiciens professionnels, d’assurer des rafraîchissements et de quoi se sustenter aux danseurs qui dix jours après la première danse de Frau Troffea étaient déjà une cinquantaine. De robustes danseurs furent engagés pour soutenir leurs efforts.
Mais ces mesures eurent un effet contraire et ne firent que renforcer l’épidémie. La mort des danseurs signait l’échec de cette thérapie qui n’avait fait qu’aggraver la maladie. La danse appelait la danse. Le conseil fait volte face. Place au pèlerinage. Direction Saverne puis la Grotte de grès et la Chapelle Saint Vit (Sankt Veit à l’époque) dans la forêt du Griffon.
Arrivés devant la chapelle on remettait à chacun des envoûtés des chaussures rouges, bénies bien sûr. On se perd en conjectures sur le pourquoi de ces souliers et le pourquoi de ce rouge par ailleurs très cher à obtenir.
Et on pense ici au conte d’Andersen, Les souliers rouges qui font danser jusqu’à la mort même après que le bourreau eut coupé les pieds qui les portaient. John Waller rappelle aussi que dans une version non expurgée de Blanche neige la vilaine reine est condamnée à danser avec des souliers chauffés à blanc jusqu’à ce que mort s’ensuive
Beaucoup furent guéris, probablement, explique l’auteur parce se sentant abandonnés depuis longtemps on avait enfin nouveau prit soin d’eux. Il s’agirait donc dans un langage du corps, d’un appel de détresse, un appel du corps pour un soin de l’âme.
« La disparition de la danse de Saint Guy est facile à comprendre. Les maladies qui dépendent du pouvoir de la suggestion ne peuvent pas survivre aux croyances qui les sous-tendent. Privée de l’atmosphère de surnaturel sur laquelle elle faisait fond, la chorémanie ne pouvait que s’étioler. Il ne saurait cependant question de comprendre comment elle a disparu sans nous pencher d’abord sur les raisons du déclin de la riche théologie de Moyen Âge et du début de la Renaissance ».
Ce seront les mouvements de la Réforme et de la Contre-réforme.
Pour finir l’auteur consacre un dernier chapitre plus général aux phénomènes de transes et aux troubles de conversion c’est à dire la transformation de l’anxiété en troubles physiques, transformation fortement conditionnée par les croyances, la culture de chaque époque.
Petit Jean le joueur de fifre de Niklashausen
Article très intéressant qui complète bien le bouquin de Waller que j’ai lu il y a qq semaines 🙂
Bonjour
Cet épisode n’est il pas à mettre en relation avec un empoisonnement dû aux bactéries/toxines se développant dans un blé ou du seigle pourri?
Pourquoi cette question ? La folie a-t-elle besoin de substances ?
C’est effectivement l’hypothèse la plus avancée
Votre lecture très finement complétée des analyses de Waller, nous ramène invinciblement à la période que nous vivons ( décembre 2023 ).
Les remarques de Michelet sur « l’entr’acte » préfigurent celles de Marcel Mauss sur l’anomie. Tenter désespérément de faire revenir le passé sous ses formes les plus monstrueuses, alors que de toute évidence, ce temps là est fini, est une démarche heuristique prometteuse pour mettre de la rationalité dans un temps qui semble en être entièrement dépourvu, un temps fou.
Merci.
Jean-Jacques Régibier