Heiner Müller : « L’erreur de Marx »

[Der Irrtum von Marx …]

Der Irrtum von Marx : Revolutionen sind die Lokomotiven der Geschichte. Auf dem Hintergrund der Tatsache dass der technische Fortschritt die Menschheit überholt, d.h. In der Konsequenz überflüssig macht, ist der Platz des Revolutionnärs heute nicht am Gashebel, sondern an der Bremse. Die Berliner Mauer war eine Zeitmauer, eine Trennung von zwei Geschwindigkeiten. Mit ihrem Wegfall ist eine Wirbel entstanden, in dem Altes und Neues rotiert, kaum unterscheidbar und nicht zu etikettieren mit den alten/gegebenen Kategorien. Die Totsünde ist Ungeduld. Auch den, der zu früh kommt, bestraft das Leben. Der Marxtext, den Lenin nicht gelesen hat, war der über die asiatische Produktionsweise, in der Konsequenz die asiatische Despotie, die Stalin realisiert hat, qegen den Westler Lenin, der Russland nicht oder zu wenig gekannt hat. […]
[1992/1993]

[L’erreur de Marx…]

L’erreur de Marx : les révolutions sont les locomotives de l’histoire. Considérant le fait que le progrès technique laisse l’humanité sur place, la dépasse, c-à-d en conséquence qu’il la rend superflue, la place du révolutionnaire aujourd’hui n’est pas à l’accélérateur mais au frein.Le Mur de Berlin était un mur du temps, une séparation entre deux vitesses. Sa chute a entraîné un tourbillon dans lequel tournoient de l’ancien et du nouveau, qu’il est à peine possible de démêler, et impossible à étiqueter avec les catégories anciennes / existantes. Le péché capital est l’impatience. La vie punit aussi celui qui arrive trop tôt. Le texte de Marx que Lénine n’a pas lu était celui qui portait sur le mode de production asiatique, avec sa conséquence le despotisme asiatique, que Staline a réalisé contre l’occidental Lénine qui n’a pas ou trop peu connu la Russie. […]
[1992/1993]
Heiner Müller : Schriften Suhrkamp page 602 (Traduction Bernard Umbrecht)
Ce texte posthume, le titre n’est pas de l’auteur, Heiner Müller l’a probablement écrit pour Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev, le chef d’Etat soviétique (de 1985 à 1991) dont il avait fait la connaissance. Ce dernier l’avait invité à Moscou. Il n’avait pas pu s’y rendre.
Extrait de « Tintin en Amérique », la version noir et blanc de Hergé (1932), en décor dans la gare de Bruxelles-Midi

Extrait de « Tintin en Amérique », la version noir et blanc de Hergé (1932), en décor dans la gare de Bruxelles-Midi

Au départ il y a donc cette citation de Marx, extraite du recueil d’articles qui sont rassemblés sous le titre Les luttes de classes en France (en ligne p.79 ) dans lequel Marx parle de la défaite des révolutions de 1848-1849 et de l’aiguisement des rapports sociaux. On a beau lire et relire le passage dans lequel la citation s’inscrit – il est question du rapport des paysans à la bourgeoisie – on se demande un peu ce que cette phrase fait là. Sortie de son contexte, elle a fait flores mais que peut-elle bien vouloir dire ?
Dans le Manifeste du Parti communiste, l’histoire est définie comme étant « l’histoire de luttes de classes ». La métaphore de la locomotive – symbole au XIXème siècle du progrès scientifique et technique – désigne plutôt la vitesse à laquelle « avance » l’histoire, des moments d’accélération. Lénine distingue les périodes dans lesquelles « l’histoire de l’humanité avance à la vitesse d’une locomotive », et l’oppose à celle où «  l’histoire se meut à la vitesse d’un char à boeufs ». (Référence ici)
C’était avant que les « grands leaders » tels Staline et Mao TseToung ne soient eux-mêmes non seulement des phares mais aussi un « machiniste expérimenté » chauffeur de locomotive pour l’un, ou, pour l’autre  grand timonier, la locomotive elle-même.
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Le Train de Staline. L’inscription sur l’affiche dit : « Le train va de la station SOCIALISME jusqu`à la station COMMUNISME ». « Machiniste expérimenté de la locomotive de la Révolution : Staline ». Staline qui conduit la locomotive avec un drapeau rouge représentant Marx, Engels, Lénine et lui-même. (Source)
De son côté, comme le chef de gare, le vice-président Lin Piao, l’a indiqué en 1968 : « La révolution populaire sous la direction de la pensée de Mao Tsé­toung est la locomotive qui fait avancer l’Histoire. » (Source)
Mais, trêve de plaisanterie
La citation de Marx avait déjà fait l’objet d’une première critique par Walter Benjamin qui, peu avant sa mort, accroche des wagons de voyageurs formant l’humanité derrière la locomotive
« Marx avait dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale.  Mais peut-être les choses se présentent-elles tout autrement.  Il se peut que les révolutions soient l’acte par lequel l’humanité qui voyage dans ce train tire le signal d’alarme ». (Notbremse = littéralement le frein d’arrêt d’urgence] (Walter Benjamin : Band I,3 Suhrkamp, Frankfurt, 1977, p. 1232 )
La révolution est comme acte de freinage d’une humanité qui ne regarde pas passer les trains mais s’y trouve embarquée. Mais pourquoi tirerait-elle le signal d’alarme. Cette humanité prend conscience que le train la mène droit dans le mur et elle cherche à le stopper. Benjamin est plus proche d’une réflexion de Friedrich Engels qui imagine non seulement que « la société court à sa ruine, comme une locomotive » mais que le mécanicien qui la conduit « n’a pas assez de force pour ouvrir la soupape de sûreté bloquée ».
Friedrich Engels évoque en effet la perte du contrôle des forces productives par la bourgeoisie  :
« … la bourgeoisie une classe qui a le monopole de tous les instruments de production et moyens de subsistance, mais qui, dans toute période de fièvre de la production et dans toute banqueroute consécutive à cette période, prouve qu’elle est devenue incapable de continuer à régner sur les forces productives qui échappent à sa puissance; classe sous la con­duite de laquelle la société court à sa ruine, comme une locomotive dont le mécanicien n’a pas assez de force pour ouvrir la soupape de sûreté bloquée ». (Friedrich Engels : Anti-Düring page 151, en ligne )
Engels pose la question prémonitoire du risque de « voir toute la société moderne périr. »

« L’erreur de Marx »

Heiner Müller reprend différents éléments en les déplaçant et en les situant sous l’angle d’un écart de vitesse entre le progrès technique et l’humanité menacée de devenir superflue, ce que l’on peut interpréter dans deux sens : celui de devenir inutile (on peut penser ici à l’automatisation, à la robotisation) mais aussi au sens de la perte de l’humanité de l’humain et de son devenir barbare. Le « progrès technique » – on peut discuter l’usage de cette expression mais sans doute dépend-elle aussi du destinataire du texte – n’est pas assimilable au progrès de l’histoire, de l’humanité, c’est tout à fait dans l’esprit de W. Benjamin. Müller ne parle plus, face à cet écart, de révolution mais de « la place du révolutionnaire » dont le rôle se situerait du côté du frein. Il reprend une de ses thèses favorites à propos du Mur de Berlin comme « mur du temps ». Il a perçu les conséquences de sa chute. Le chamboulement a libéré un tournoiement d’ancien et de nouveau que l’on n’arrive plus à désigner comme tels car les catégories anciennes ne fonctionnent plus. Le tourbillon n’a fait depuis que prendre de l’ampleur et de la vitesse. Le poète nous dit pas où mettre le frein ni s’il est possible sans décélération de séparer l’ancien du nouveau, non, il prévient contre l’impatience. Est-ce que cela va se décanter tout seul ? Il ajoute : «  La vie punit aussi celui qui arrive trop tôt. ». Je m’étais attendu à la phrase suivante : « la vie punit aussi celui qui arrive trop tard ». Mais elle est sous-entendue dans le aussi. La vie punit aussi celui qui arrive trop tôt comme celui qui arrive trop tard. L’accent est à mettre sur la vie. Nous sommes du côté du temps du sujet dans le grand écart avec le temps de l’histoire, autre thème favori de Heiner Müller.
Heiner Müller perçoit dès 1992-93, l’apparition du chaos sémantique et conceptuel, prélude au chaos tout court. Il inscrit son origine dans la perte de réserve de temps caractéristique de l’Occident, et de son capitalisme parti, depuis, « à l’assaut du sommeil », pour reprendre le titre du livre de Jonathan Crary (Editions Zones/La Découverte).

 

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3 réponses à Heiner Müller : « L’erreur de Marx »

  1. Pierre M. Boriliens dit :

    Bonjour,

    Je trouve un peu curieux de mêler Marx a un chaos sémantique et conceptuel, dont l’origine (si ça a un sens) est à chercher plutôt chez Heidegger et ses épigones, en particuliers français. Ou de façon plus lointaine chez les anti-Lumières, comme les nomme Zeev Sternhell…

  2. Cédric dit :

    Il me semble qu’il faille voir cette métaphore plus comme un prétexte à l’élaboration de la thèse de Müller que comme une véritable « diatribe » contre « l’erreur » de Marx – Marx et Engels ont fait un certain nombre d’erreurs (telles que de prédire la première révolution prolétarienne en Angleterre, ce que les révisionnistes vont répéteront à loisir), mais comme pour tout bon système hypothético-déductif, tel que se revendique être le matérialisme historique, l’erreur est inhérente à la méthode et son analyse sert à l’amélioration du modèle.

    Dans le contexte de cette métaphore, on peut certainement dire, comme suggéré dans le commentaire ci-dessus, que les phénoménologistes et post-structuralistes Heidegger, Derrida ou autres Lévinas qui sont venus se blottir dans les bras de la métaphysique et de la surconceptualisation participent plus du frein et de la marche arrière de la pensée critique que de son accélération, au regard de l’effort qu’a fait Marx dans la tradition de Hegel mais surtout de Kant pour faire de sa philosophie une réflexion légitime sur le réel.

    Je proposerais d’exposer le problème de façon plus dialectique compte tenu des faits actuels, vingt-sept ans après la chute du mur. D’une part, il ne fait aucun doute qu’un décalage en expansion s’étire comme une cicatrice entre le progrès technique et l’expertise de la très grande majorité des individus, et que cette domination par les machines (sur le lieu du travail comme dans le milieu récréatif) est une réalisation caractéristique de l’aliénation. Cette déchirure entre forces productrices et rapports sociaux s’inscrit me semble-t-il intégralement dans la pensée marxiste, et la phase révolutionnaire en serait à la fois une poussée « historique » du point de vue social et un frein, non pas au progrès technique en tant que tel, mais à la manière dont il se substitue à l’extériorisation de l’homme dans son travail. Plus catégoriquement, il faut peut-être entendre la thèse de Müller comme une volonté que la rupture révolutionnaire intervienne en contre-pied de la fuite en avant de la libéralisation économique, du capitalisme et de ses avatars impérialistes, compte tenu de la vitesse du recul social que rien ne semble arrêter aujourd’hui pas plus qu’au moment où son texte fut écrit (on me corrigera peut-être sur ce point).

    D’autre part, je défendrais que la révolution doit impérativement conserver son caractère de locomotive, de locomotive matérialiste, car cela est essentiel dans le contexte de la « fin de l’histoire » vers laquelle la locomotive idéaliste anglo-saxonne des Hobbes, Smith et Mills promet de nous conduire comme dans une grosse crevasse douillette. La complexification croissante de certains champs de la technique (ceux qui servent la guerre, le profit et l’aliénation sont généralement prioritaires vis-à-vis de ceux qui servent l’amélioration non superflue de nos vies) ne doit pas nous cacher sa conséquence effective, qui est de faire accroire que le progrès se situe dans la négation du réel, la réalisation d’existences prédéterminées, l’infantilisation de l’existence par la permanence de sa réduction à un jeu, et la décharge générale de toute responsabilité politique – un processus assuré par une société du mensonge qui est aussi une société du spectacle. Tous ces objectifs participent de l’idée d’une quasi-stagnation du système politico-social actuel, présenté comme le meilleur possible (nous savons pourtant que sa stabilité est un mensonge, ce que les crises économiques nous rappellent constamment, mais sa force de persuasion l’efface des esprits en pointant du doigt des causes séculaires plutôt que fondamentales). Il paraît clair que les volontés géopolitiques de l’OTAN s’alignent avec cette conception, puisque l’ultime objectif est d’aligner de gré ou de force tous les pays selon l’ordre pseudo-démocratique bourgeois. Dans ce contexte, la lutte marxiste doit plus que jamais être une locomotive tirant vers l’avant des peuples endormis et résignés à perpétuer un cycle de soumission et de vie par procuration de petites satisfactions éphémères.

  3. Pierre M. Boriliens dit :

    Bonjour,

    Je viens de songer, histoire d’étoffer quelque peu mon post précédent, à une analyse qu’a faite Georges Arthur Goldschmidt (traducteur de Nietzsche et de Kafka, entre autres) de la langue de Heidegger. C’est un peu long, mais ça change un peu de ce qu’on sait par ailleurs sur Heidegger. Mais c’est passionnant et ça en dit beaucoup sur le monde dans lequel nous vivons toujours : http://classiques.uqac.ca/contemporains/Goldschmidt_GA/Goldschmidt_GA.html
    C’est bien sûr à rapprocher de Viktor Klemperer, mais aussi de George Orwell, et même de ce que Guy Debord nomme la société du spectacle.

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