La Médée de Christa Wolf,
serpents, pharmakon et boucs-émissaires

Photographie d’un détail de la fresque « Médecine » peinte par Gustav Klimt pour le plafond de l’Université de Vienne et détruite par les nazis

Jason :
« Le serpent. Je rêve encore de lui. Le monstre de Colchide dont la longueur monstrueuse s’enroule autour du chêne, dans mon rêve je le vois tel que mes hommes le décrivent: à trois têtes, aussi gros que le tronc de l’arbre, crachant du feu bien entendu. Je ne pourrais pas le jurer, il se peut que dans la fièvre du combat je n’aie pas tout remarqué et les Corinthiens aiment qu’on leur raconte que dans l’Est sauvage les animaux aussi sont effrayants et indomptables et ils frissonnent de peur quand on leur dit que les Colchidiens ont des serpents près de leur âtre en guise de dieux domestiques et qu’ils les nourrissent de lait et de miel. S’ils savaient, ces braves Corinthiens, que même ici ces étrangers n’ont pas renoncé à leur coutume et continuent en cachette à garder des serpents chez eux et à les nourrir. Mais il est vrai qu’ils ne pénètrent jamais dans les misérables logis des étrangers au bord de la ville ou dans la demeure de Médée, comme je le fais quand de nouveau l’envie me prend d’y retourner et qu’une petite tête de serpent me fixe de ses yeux d’or sombre, sortant des cendres de l’âtre de Lyssa, jusqu’à ce que cette dernière la fasse disparaître d’un léger claquement de mains. Ils savent apprivoiser les serpents, c’est la vérité, je l’ai vu de mes propres yeux. J’ai vu Médée s’accroupir contre le tronc de ce chêne imposant, j’ai vu le serpent se pencher vers elle en sifflant, mais quand Médée a commencé à fredonner à voix basse, puis à chanter une mélodie qui a apaisé le monstre, elle a pu lui verser sur les yeux quelques gouttes de sève d’une branche de genévrier fraîchement coupée qu’elle portait dans un petit flacon, ce qui endormit le dragon ou devrais-je dire la dragonne. Le nombre de fois qu’il m’a fallu raconter comment j’ai grimpé à l’arbre, pu saisir la toison et redescendre sans encombre et chaque fois l’histoire s’est un peu modifiée, en fonction des attentes de ceux qui m’écoutaient pour qu’ils aient vraiment peur et qu’ils puissent à la fin être vraiment soulagés. Au point que je ne sais plus exactement moi-même ce qui m’est arrivé dans ce bosquet, près de ce chêne avec le serpent, mais de toute façon plus personne ne veut en entendre parler. Le soir ils sont assis près des feux de camp, reprenant des chansons sur Jason le tueur de dragons, je passe parfois à côté d’eux, cela leur est égal,je crois qu’ils ne savent même pas que c’est moi qu’ils célèbrent par leurs chants ».
Christa Wolf Médée Voix
Traduction Alain Lance er Renate Lance-Otterbein
Stock pages 68-69
C’est Jason qui nous parle de ses rêves de serpents dans l’extrait ci-dessus du roman de Christa Wolf : Médée. Voix. Jason n’est pas la seule voix. Elles sont au nombre de six qui alternent la construction du récit. Traversant « les cloisons du temps », trois femmes et trois hommes, échos contemporains de mythologies lointaines, tissent le roman. Il y a bien sûr Médée elle même, son ex-mari Jason, l’argonaute, capitaine de l’Argo, Agameda, une ancienne élève de Médée qui a réussi son ascension sociale comme guérisseuse. Elle soigne en particuliers les crises d’épilepsie de Glaucé, la fille du Roi Créon, A côté de cette dernière voix, on trouve encore celles de Akamas, premier astronome et conseiller -en communication- du roi et de Leukos, deuxième astronome du roi.
Nous voilà revenus à notre histoire de serpents déjà évoquée sur ce blog par le biais d’Abi Warburg qui, à partir de son étude sur les serpents chez les Hopi, en a montré l’ambivalence qui
« se retrouve dans l’image du serpent dans la culture grecque : si un serpent monstrueux étouffe Laocoon et ses fils lors de la guerre de Troie, c’est un serpent salvateur qui s’enroule autour du bâton d’Asclépios, le dieu de la guérison, l’Esculape des Romains. La même ambivalence se retrouve dans la religion chrétienne avec le serpent tentateur et le serpent de Moïse. Il existerait ainsi un « paganisme éternel », indestructible, mais ambivalent, dont les images permettent à l’homme de faire face aux angoisses et aux interrogations qui viennent le hanter… »
Jean Lacoste  Le rituel du serpent : Art et anthropologie d’Aby Warburg
Le serpent est à la fois un danger et un remède, un démon et messager, un intercesseur… Il est double c’est à dire pharmacologique. Le serpent d’Eve hante la religion catholique qui le refoule.

Jason, Médée, le serpent et la pomme. Sarcophage de Rome Musée National _Inv8647

Il faut se souvenir de l’origine même de ce nom de Méd-ée contenant la racine med, la même que l’on trouve dans le mot médecine. Son nom Μήδεια Mḗdeia, signifie celle « qui est de bon conseil ». La racine « med » signifiant capable de soigner, de s’occuper de… . Médée médecine
(Cf Dictionnaire Bailly en ligne  page 1275 colonne 1)
Pascal Quignard ajoute pour compléter : « En grec les medea, ce sont les testicules que les hommes se tranchent avec le couteau de pierre et qu’ils déposent sur l’autel de cette même Grande Mère, de Cybèle ». Pascal Quignard : L’origine de la danse (Galilée).

Colchique

Voici pour les origines. Mais ce qui a été transmis par la tradition est une histoire d’empoisonneuse. Le nom de son pays d’origine a servi à désigner une plante vénéneuse, le colchique :
Étymol. et Hist. 1545 colchicum, colchicon (G. Guéroult, Hist. plantes, 249 et 310 ds Quem.) − 1616 (Dalechamps ds Fr. mod., t. 14, p. 283); 1628 colchique (d’apr. Bl.-W.5, sans réf.); 1680 (Rich. qui donne le mot fém.). Empr. au m. fr. colchicum empr. au gr. κ ο λ χ ι κ ο ́ ν proprement « herbe de Colchide », pays de l’empoisonneuse Médée, le colchique étant vénéneux. [La date 1611 (Cotgr.) pour la 1reattest. de la forme colchique fournie par Lar. Lang. fr. n’a pu être vérifiée, le mot n’y figure pas comme vedette autonome].
La dimension soignante est refoulée au profit de l’empoisonneuse.
La colchicine est effectivement un alcaloïde très toxique mais elle sert aussi comme médicament. Pour soigner la goutte. Nous avons à faire à un pharmakon, à la fois un poison et un remède. Médée devient chez Christa Wolf un pharmakos, celle qu’on charge de tous les péchés, le bouc émissaire. Plus exactement comme on le verra plus loin, les véritables boucs-émissaires seront ses enfants. Les enfants ! C’est là où la romancière nous propose une vision prémonitoire. Le roman a été édité en Allemagne en 1997.
Dans une lettre à Christa Wolf (Christas Wolfs Medea / Vorausetzung zu einem Text DTV page 45), la philosophe et chercheuse sur les sociétés matriarcales et le matriarcat moderne, Heide Göttner-Abendroth écrit à propos de l’ambivalence  de Médée :
« Ses attributs de divinité terrestre sont : le char tiré par les serpents, le dragon qu’elle peut apprivoiser par son chant, le « pouvoir magique » c’est à dire pouvoir de guérir et de ranimer. Elle est en même temps la déesse de la destruction et de la régénération (comme la déesse indienne Kali) car ses symboles ont toujours une double signification : avec le venin du serpent elle peut tuer et guérir (comme la préhellénique Athéna, sa marmite est à la fois la corne d’abondance inépuisable (Terre, croissance) aussi bien que la marmite de la mort et de la renaissance. Il est un synonyme pour le giron de la femme / déesse / terre. En ce sens symbolique il est répandu dans toute l’Europe, de l’extrême Orient (Médée) à l’extrême Ouest (Ceridwen et Brigit avec le chaudron de l’inspiration et de la renaissance) »
Toutes les deux dernières ont également comme attributs des serpents.
« Jason, le tueur de dragon », dit Jason. En fait un serpent. Christa Wolf lui fait pratiquer le storytelling, non sans un zeste de post-truth (post-vérité) avant l’heure. Ce n’est pas lui, le lecteur le sait, qui a tué le dragon mais les pouvoirs magiques de Médée qui lui ont permis de conquérir la Toison d’or. Le monstre occupe ses rêves. Il a oublié sa médecine au profit des enjeux de pouvoir :
« C’était curieux. Ce que Chiron m’avait enseigné, la bonne médecine que Médée pratique, j’ai commencé à l’oublier. Cela ne m’est d’aucune utilité ici. Ici [à Corinthe] je dois être parfaitement au courant de ce qui se passe au palais, c’est d’une importance vitale pour nous et c’est ce qu’elle se refuse à comprendre » (pg 84)
Si tous les ingrédients du mythe de Médée tels que les rapporte la tradition sont présents, Christa Wolf réorganise radicalement le matériau (Heiner Müller parle de Médée-matériau, comme nous le verrons ultérieurement) et surtout en propose une interprétation complètement transformée mais pas infondée. Pour le dire d’emblée en raccourci : Médée n’a tué ni son frère, ni ses enfants. On lui fait porter le chapeau de leurs meurtres. Pour d’obscures raisons politiques et surtout, selon la romancière, pour installer la domination masculine.
Le récit débute par Médée à Corinthe. Tout se passe après la conquête de la Toison d’or. Les Dieux sont morts mais ils gouvernent encore. Médée a été chassée du palais de Créon. Elle est restée la sauvage (= celle qui n’en fait qu’à sa tête) alors que les femmes des Corinthiens ont été domestiquées. Elles lui font l’effet d’ « animaux domestiques bien apprivoisés ». Médée découvre que « cette cité [Corinthe] est fondée sur un forfait » et elle sait que « qui révèle ce secret est perdu ». Elle avait suivi la reine dans la caverne où se trouve le squelette d’un enfant. Le forfait est un infanticide et ce crime est fondateur de la cité.
Dans ce récit, Médée est, en fait, une réfugiée. Elle n’a pas quitté la Colchide pour suivre son Jason mais pour fuir un pays qui lui était devenu insupportable, invivable. A Corinthe, les réfugiés colchidiens sont des exclus. Ils entretiennent en les déformant les légendes de leur traversée, leur situation les y pousse :
«  leurs légendes s’amplifieront encore si notre situation continue d’empirer et il ne servira à rien de leur opposer des faits. Pour peu qu’il existe encore quelque chose comme des faits, après toutes ces années »
L’intuition de Christa Wolf, selon laquelle Médée n’a pas tué ses enfants, est une possibilité attestée par les spécialistes. Ainsi Margot Schmidt, archéologue classique et conservatrice du Musée des antiquités de Bâle de 1962 à 1997 explique-t-elle :
« Le motif de l’infanticide sous la forme que l’on rencontre chez Euripide ne se trouve très vraisemblablement que dans la tragédie de 431 [av JC] avec Médée en vengeresse meurtrière. [Dans une scholie] (…) Pindare au contraire rapporte la tentative de Médée de garantir à ses enfants la promesse d’immortalité faite par Héra. Elle échoue en raison de l’intervention intempestive de Jason. Selon une autre version, Médée ne tue certes pas ses enfants mais empoisonne, pour des raisons non transmises, Créon ; dans la fuite de Corinthe qui s’ensuit, elle place ses enfants dans le sanctuaire de Héra où elle les croit en sûreté. Ce sont les Corinthiens qui les tuent ».
(Margot Schmidt : Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae / Medeia in Christas Wolfs Medea / Vorausetzung zu einem Text DTV page 51-52)
La mythologie est un terreau fertile d’histoires les plus diverses voire parfaitement contradictoires.
A propos de l’animal qui protège la toison d’or, Margot Schmidt précise qu’il est plus proche du serpent que du « dragon » de Saint Georges. Quant à la toison d’or elle-même, une peau de bélier, certains esprits faussement « matérialistes » considéreront bien sûr qu’elle symbolise les richesses à conquérir, ce serait oublier que le bélier est aussi symbole de pouvoir et de fertilité masculine.
Aussi bien Cassandre,  à qui  Christa Wolf a consacré un précédent roman que Médée « sont des figures de femmes datant d’une période qui ne connaissait pas encore l’écriture ». Les récits ont subi de nombreuses variations et transformations avant d’être fixées par écrit. La version la plus connue nous a été pour l’essentiel transmise par Euripide. C’est lui qui a fait de Médée une infanticide, ce qu’elle n’était pas dans les versions antérieures. Christa Wolf est partie d’une intuition, d’un refus de croire que Médée ait pu assassiner son frère puis ses propres enfants, fut-ce par jalousie. Dans le roman, elle lui associe – invention littéraire – un amant, artiste, le sculpteur Oistros.
Dans un délire machiste, Euripide fait dire à Jason :
« s’il existait une autre naissance, en se passant de la femme/ Comme la vie serait heureuse»
Dans la traduction moins ramassée et un tantinet plus vulgaire de Henri Berguin (Garnier), cela donne :
« Ah! il faudrait que les mortels pussent avoir des enfants par quelque autre moyen, sans qu’existât la gent féminine; alors il n’y aurait plus de maux chez les hommes »
Pour Christa Wolf, Médée se situait d’emblée à la frontière entre deux systèmes de valeurs personnifiés par la Cholchide son pays d’origine et Corinthe, son pays de refuge. Elle se situe aussi par ce fait dans le passage de la société matriarcale à la société patriarcale. Je pense, écrit-elle que la saga de Médée « témoigne de la domestication et du désenchantement de la femme après la conquête de contrée autrefois structurées par le matriarcat » : « C’est un personnage sur une frontière du temps », celui de la colonisation des femmes par les hommes. (Christa Wolf : Von Kassadra zu Medea in Christas Wolfs Medea / Vorausetzung zu einem Text DTV pages 15-24)

Les dieux sont morts

Christa Wolf n’oublie aucun élément du matériau Médée. Ainsi la mort de son frère, Absyrtos qui, dans la version de la romancière, est tué par des femmes obscurantistes de la Colchide qui, réactivant des lois anciennes, en font un bouc émissaire de la crise qui secoue le pays corrompu. Cette mort de son frère fait perdre à Médée sa foi dans les dieux.
« Lorsque je traversai le champ où elles avaient dispersé tes membres déchiquetés, ces vieilles folles, lorsque à la nuit tombante, j’errai en larmes sur ce champ et rassemblai, pauvre frère écorché, tes restes, morceau par morceau, os après os, j’ai soudain cessé de croire. Comment pouvions-nous revenir sur cette terre sous une forme nouvelle. Pourquoi les membres d’un mort, dispersés sur ce champ, devraient-ils le rendre fertile. Pourquoi fallait-il que les Dieux qui ne cessent de réclamer de nous des preuves de reconnaissance et de soumission, nous fassent mourir pour nous renvoyer ensuite sur la terre. Ta mort m’a ouvert les yeux, Absyrtos. Pour le première fois, l’idée qu’il me faudrait un jour cesser de vivre me fut une consolation. Je pouvais abandonner cette foi née de la peur ; ou plus exactement, ce fut elle qui me rejeta » (pages 125-126)
Cela permet à la romancière de conserver la scène de la dispersion des ossements dans la Mer noire ce qui selon la légende connue allait retarder les poursuivants conduits par le père Aietes qui avait pris en chasse l’Argo. A Corinthe, Médée découvre qu’un autre crime a eu lieu, le pendant de celui de son frère, le sacrifice de la fille du roi Créon et de la reine Méroque, Iphinoé. Il fallait mettre fin à la transmission du pouvoir par lignée maternelle, refouler le féminin pour transformer les hommes en guerriers. Allons z’enfants….
« Il est ridicule de croire qu’on va rendre les gens meilleurs en leur disant la vérité sur eux. C’est alors qu’ils perdent courage et deviennent récalcitrants, dissolus, ingouvernables ; C’est pourquoi je suis convaincu qu’il était juste, que c’était la seule décision juste, de procéder en secret au sacrifice d’Iphinoé et qu’il convient de féliciter ceux qui l’ont ordonné et ceux qu l’ont exécuté pour avoir accepté de prendre sur eux, pour nous tous, ce lourd fardeau »
C’est Akamas, premier astronome du roi, qui fournit ce premier récit et les clés du sacrifice de la fille de Créon. Preuve de l’ « humanisme » du sacrifice, sa nourrice avait accompagné l’enfant se faire égorger. Devenue folle après cela, son suicide servira à forger le mensonge de sa disparition par enlèvement. Cette histoire précise Akamas lui a appris « qu’il n’est de mensonge, si grossier soit-il, que les gens ne croient pourvu qu’il réponde à leur secret désir d’y croire ».
L’infanticide fondateur de la cité est la vérité qu’il faut ensevelir. Ne pas révéler. Se taire, courber l’échine, s’adapter. S’adapter, c’est refuser de savoir et refuser le savoir, devenir bête : « Il ne faut pas que je cesse de penser » dit Médée. Mais l’attitude de soumission bloque aussi les potentialités d’individuation. C’est ce qui arrive à Jason. Plus rien ne lui fait plaisir. Christa Wolf fait se rappeler à Jason, une sentence de Médée :
« D’ailleurs tu n’auras plus beaucoup de joie. Ainsi vont les choses : non seulement ceux qui doivent supporter l’injustice mais également ceux qui commettent des injustices ne peuvent prendre plaisir à la vie. D’ailleurs je me demande si le désir de détruire d’autres vies ne provient pas de l’absence de désir et de joie éprouvée dans sa propre vie ».

Refoulement du féminin et sacrifice des enfants en boucs émissaires

Le rapport à l’enfance des Colchidiennes est jugé « un peu primitif » à Corinthe car «quand chez elles un enfant naît, on pourrait croire qu’il n’a d’autre mission que d’être en ce monde et que cela suffit pour attirer sur lui tout l’amour et toute l’attention ». La perte d’attention l’égard des enfants considérée comme primitive – le continent noir de l’enfance, disait Baudrillard – est un thème d’une brûlante actualité pour nous.
Christa Wolf fait dire à l’astonome Akamas que Médée « était trop femme et cette qualité imprégnait aussi sa pensée ». Il juge « archaïque sa croyance « que les pensées se sont formées à partir des sentiments et qu’elles ne devraient pas perdre ce contact avec eux ».
Médée est petit à petit accusée de pratiquer la magie noire et, à la faveur de l’épidémie de peste qui sévit à Corinthe, transformée en bouc émissaire. Christa Wolf, cite La violence et le sacré de René Girard en exergue du chapitre 7 :
« les hommes veulent se convaincre que leurs maux relèvent d’un responsable unique dont il sera facile de se débarrasser ».
Après un tremblement de terre, la peste s’étend à Corinthe. Médée qui soigne les malades est bientôt accusée d’avoir introduit la peste dans la ville : « le besoin qu’ont les gens de déplacer vers autrui leur propre fardeau » (p 220) ; « seule la rage contre autrui leur permet d’atténuer leur peur » . Le sacrifice des taureaux ne satisfait pas la foule qui par la voix d’un vieillard réclame la régression, le retour des anciennes coutumes et donc des sacrifices humains.
Leukos, deuxième astronome du roi fait le récit du bannissement de Médée sous les huées de la foule déchaînée :
« Elle fut expulsée de la ville par la porte du Sud après qu’on lui eut fait subir le sort habituellement réservé au bouc émissaire, en la traînant par les rues de ma ville de Corinthe, bordées d’une foule écumant de haine, hurlant, crachant, brandissant le poing. Et moi, le croira-t-on, j’étais presque jaloux de cette femme salie, souillée, épuisée et que l’on bannissait de la cité, bousculée par les gardes et maudite par le grand prêtre. Jaloux parce qu’elle, l’innocente victime, était libérée d’un tiraillement intérieur. Parce que la fracture ne passait pas par elle mais qu’elle était béante entre elle et ceux qui l’avaient calomniée et condamnée, qui la traînaient par la ville, l’injuriaient et lui crachaient dessus. Si bien qu’elle pouvait se relever de la fange où on l’avait poussée, brandir ses poings contre Corinthe et, de tout ce qui lui restait de force dans la voix, annoncer la ruine de la cité. Nous autres, qui nous trouvions à la porte de la cité, entendîmes la menace et retournâmes sans mot dire dans la ville où régnait un silence de mort et qui me parut vide sans cette femme. Mais j’éprouvais en même temps le fardeau du destin de Médée et de la pitié pour les Corinthiens, ces malheureux égarés qui n’avaient su se débarrasser de leur peur de la peste, des présages célestes menaçants, de la famine et des abus du palais qu’en les rejetant sur cette femme. Tout est si transparent, cela crève les yeux, il y a de quoi devenir fou ».
La logique du bouc émissaire n’est pas de désigner un ou une personne comme coupable mais de trouver quelqu’un à sacrifier. Médée est condamnée au bannissement. Sans ses enfants. Mais la punition infligée ne suffit pas aux Corinthiens. Ils lui font porter le chapeau de la mort – le suicide –  de Glaucé, la fille de Créon promise à Jason à qui elle avait offert sa robe et pour finir ils lapident ses enfants en attribuant l’infanticide à leur mère.
Et Médée de conclure le roman  :
« Où vais-je aller. Y a-t-il un monde, une époque où j’aurais ma place ? Personne ici à qui le demander. Voilà la réponse ».
PS : Ce texte peut être inscrit dans le cadre de la dissémination des écritures d’avril 2017, portant sur la fabrique des personnages
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