Bilinguisme et jeux de rôles

Wer eine fremde Sprache nach ihrem Geist spricht

Wer eine fremde Sprache nach ihrem Geist spricht, steht zwar in derselben Welt wie früher, dieselben Menschen stehen um ihn und an seinem Schicksal ist nichts verändert, aber es ist, als wäre ihm ein Zauberring an den Finger geschoben, und er sieht alle Dinge um ein Etwas verändert, ja wenn er mit Freunden Reden über sein Leben austauscht, Vorsätze oder Gesinnungen ausspricht, so geht durch alles das ein Zauber hin, der das Gewicht der äußeren Dinge verringert, das Bewußtsein des eigenen Selbst aber wie mit einem Panzer von Kraft und Mut umgibt. ln der Griechischen Anthologie steht ein merkwürdiges Gedicht, das, wenn ich nicht irre, dem Paulus Silentiarius zugeschrieben wird. Es erzählt von einem Jüngling und einem jungen Mädchen, die einander sehr liebten und so viele Zeit als sie wollten miteinander sein durften ; aber doch von dem immer gleichen Leben eine Art Ermüdung empfanden und des Abends, wie mit Puppen spielende Kinder, nur mit lebendigen Puppen, ihre Kleider tauschten, daß dann er dem in Mädchenkleidern verborgenen Achill, sie der Jägerin Artemis ähnlich sah; und wie sie für einander in der Verkleidung etwas ganz Neues empfanden, als hatten sie sich gerade erst kennengelernt. Ich weiß leider die Hexameter nicht auswendig, in denen diese schöne kleine Geschichte erzählt ist : aber wenn man ihr einen zweiten Sinn unterschieben wollte, so gäbe es keine hübschere Allegorie, um auszudrücken, wie merkwürdig und reizend es ist, von Lippen, die man sehr gut kennt, eine fremde Sprache in ihrem Geiste sprechen zu hören. Dieser Zauberring, den man nur anzustecken braucht, um ein verwandeltes Bild der Welt und des Lebens zu besitzen, geht ziemlich selten von der Hand eines gelehrten Philologen an die seines fleißigen Schülers über, denn meistens besitzt ihn keiner von beiden, aber der Sprachlehrer hat ihn fast immer aus der Hand des Lebens bekommen und kann ihn wieder auf einen anderen Finger schieben, am leichtesten auf den eines Kindes. Denn eine Sprache in ihrem Geiste zu sprechen, das ist alles ! Das ist die Prinzessin, deren seidenes Kleid durch die dicke Hecke der unregelmäßigen Zeitwörter schimmert. Was ich hier meine, ist so wahr und so ernst, aber ich fürchte, ich kompromittiere die Ernsthaftigkeit meines Gegenstandes, weil ich immer von Zaubersachen, von griechischen Gedichten und von Verkleidungen spreche.
Hugo von Hofmannstahl : Französische Redensarten in Gesammelte Werke in Einzlausgaben. Prosa I. S. Fischer Verlag S ; 302-303

Qui parle une langue étrangère dans l’esprit de celle-ci

« Qui parle une langue étrangère dans l’esprit de celle-ci reste dans le même monde qu’auparavant, en compagnie des mêmes personnes et rien dans son destin ne se trouve modifié mais tout se passe comme si un anneau magique lui avait été glissé au doigt et il voit toutes choses un rien modifiées ; oui, quand il échange avec des amis des propos sur sa vie, quand il exprime des intentions ou des opinions, tout est traversé par une magie qui réduit le poids des contingences extérieures mais enveloppe son propre moi d’une armure de force et de courage. Dans l’Anthologie grecque se trouve un étrange poème attribué si je ne me trompe pas à Paul le Silentiaire. Il parle d’un jeune homme et d’une jeune fille qui s’aimaient beaucoup et pouvaient passer ensemble autant de temps qu’ils le souhaitaient ; cependant, avec toujours la même vie, ils finirent par éprouver une sorte de fatigue et, les soirs, comme des enfants jouant aux poupées mais avec des poupées vivantes, ils échangeaient leurs habits de sorte que lui voyait en habits de jeune fille un Achille caché et qu’elle voyait en lui Artémis la chasseresse ; dans leurs déguisements, ils éprouvaient alors l’un pour l’autre quelque chose de tout à fait nouveau comme s’ils venaient de faire connaissance. Je ne sais malheureusement pas les hexamètres par cœur dans lesquels cette belle petite histoire est racontée : mais si on voulait y introduire un second degré, il fournirait la plus belle allégorie qui soit pour exprimer combien il est étrange et charmant d’entendre des lèvres que l’on connaît bien parler une langue étrangère dans l’esprit de celle-ci. Cet anneau magique qu’il suffit d’enfiler pour obtenir une image transformée du monde et de la vie quitte très rarement la main d’un philologue lettré pour celle de son élève studieux car la plupart du temps aucun des deux ne le possède, mais le professeur de langue l’a presque toujours reçu des mains de la vie et peut le glisser sur un autre doigt, le plus facilement au doigt d’un enfant. Car parler une langue dans l’esprit de celle-ci est tout. C’est elle la princesse dont l’habit de soie brille au travers de l’épaisse haie des mots irréguliers de l’époque. Ce que je veux dire est très vrai et sérieux mais je crains de compromettre le sérieux de mon objet en parlant tout le temps de magie, de poèmes grecs et de déguisements. »
Hugo von Hofmannstahl : Französische Redensarten in Gesammelte Werke in Einzlausgaben Prosa I. S. Fischer Verlag S ; 302-303. Traduction : Bernard Umbrecht
Il s’en passe des choses sous, dans et avec la langue… Hugo von Hofmannstahl rend ici hommage aux langues étrangères, en l’occurrence pour lui, l’autrichien, la langue française. Son texte s’applique cependant aussi bien à toute forme de bilinguisme .
Deux langues, n’est-ce pas déjà le début d’une relation érotique ? Bilinguisme et jeux de rôle. Le texte est intéressant me semble-t-il en ce qu’il permet d’introduire dans la question de la langue celle du désir. C’est ce qui manque et explique la difficulté à articuler langue et culture régionales, les deux étant réduits à leur seule dimension économique. On ne peut justifier comme je l’entends trop souvent le bilinguisme par la seule perspective de trouver un emploi chez le voisin. Cela revient à rater l’essentiel qui se trouve dans sa dimension symbolique, magique, écrit Hoffmanstahl. Son utilité viendra ensuite d’elle-même.
L’extrait ci-dessus est tiré d’un essai publié en 1897 dans une revue viennoise (Die Zeit). Il rend hommage à la langue française en évoquant une publication de celui qui fut son précepteur de français, Marie Gabriel Dubray, qui avait écrit à destination d’un public germanophone Gentillesses de la langue française dont l’objectif était de donner « au langage des étrangers un air bien français ».
Pour Hugo von Hofmannstahl les langues sont parmi « les plus belles choses au monde ». Elles sont  de « merveilleux instruments de musique » invisibles mais à notre disposition pour que nous nous en servions. Et que nous les travaillions comme on doit travailler son instrument de musique. Elles contiennent « la promesse de poèmes immortels » mais nous nous en servons de manière la plus grossière. Une langue se maltraite aussi c’est à dire se traite mal. Et même si nous sommes devenus sourds à notre propre langue, la moindre langue étrangère témoigne d’une « indescriptible magie »
« Hauch der Heimat » /« Heimat des Hauches »
L’essai contient encore un autre beau passage sur ce que la langue contient de souffle de la heimat et sur  d’autres jeux de rôles, ceux des mots :
« La langue est tout ce qui reste à celui qui est privé de heimat. En même temps, elle contient tout de celle-ci. De même que l’air merveilleusement chargé des odeurs d’eau douce, des senteurs et des prairies souffle dans les nuits calmes de le terre vers le bateau, la langue exhale un souffle de heimat [ein Hauch der Heimat] qui va par delà les mots. Tant de visages s’y fondent en ombres sombres, elle contient une telle part du paysage, tellement de jeunesse, d’indicible. Mais le plus fort de cette magie n’est pas dans les mots eux-mêmes mais dans les tournures, dans la manière impossible à traduire dont les mots sont placés les uns à côté des autres, dans la façon dont ils se répondent, se renforcent ou s’atténuent, jouent ensemble, se déguisent, prenant l’un le masque de l’autre, s’échangeant en les distanciant leurs significations premières »
« Hauch der Heimat » écrit Hofmannstahl. Le poète Claude Vigée a lui aussi joué avec ces mots en les permutant et transformé Hauch der Heimat en Heimat des Hauches, expression qui figure en allemand dans son poème Soufflenheim, du nom d’un village de potiers en Alsace qui lui sert de transposition : 
«Heimat des Hauches, endlos –
sans rives ni frontières
la rivière du souffle coule
taciturne, sous la chape d’argile crue,
la demeure du sang.
Le corps muet me tourne sur sa roue.
J’habite la maison d’un potier du silence.»
(Claude Vigée : Soufflenheim in Pâque de la Parole , Flammarion, Paris, 1983)
Dans son éloge à la langue française, Hofmannstahl cite en français un passage de Montaigne sur l’éducation des enfants dans lequel il est question de « frotter et limer notre cervelle contre celle d’aultruy ».
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