Document : René Schickele et les „Weißen Blätter“

La revue littéraire les Weißen Blätter ont été pendant la Première guerre mondiale le point de ralliement des écrivains pacifistes. Elle comptait parmi ses collaborateurs entre autres Henri Barbusse, Gottfried Benn, Max Brod, Georges Grosz, Hermann Hesse, Annette Kold, Else Lasker-Schüler, Heinrich Mann, Robert Musil, Ernst Stadler Robert Walser, bien d‘autres. La Métamorphose de Kafka y a été publiée en 1915 (illustration). Créée en 1913, la revue mensuelle  durera jusqu‘en 1920 et connaîtra plusieurs éditeurs successifs, paraissant d‘abord encore en Allemagne puis en Suisse. L‘écrivain gallo-germanique alsacien, René Schickele, qui y avait collaboré depuis le début en prend la direction à partir de 1915. Il dira qu‘ils se sont efforcés au milieu des tourmentes de la guerre de maintenir vivant l‘idéal. Je mets en ligne, en document, ce qu‘en écrivait en 1958, le germaniste français René Cheval dans la revue Allemagne d‘aujourd’hui. Il souligne « le grand mérite de Schickele […] d’avoir sauvé, à un moment où il fallait du courage, les droits de la conscience devant le déchaînement de la violence ».

 

Fac-similé d‘une lettre de Kafka à René Schickele de février 1915.
La lettre parle de la publication de la Métamorphose  qui paraîtra dans le n°10 (octobre 1915) des Weiβen Blätter dirigés par René Schickele.
Reproduit d‘après René Schickele Leben und Werk in Dokumenten Hrg Dr. Friedrich Bentmann. Verlag Hans Carl Nürnberg 1974 p 115

« Il n’est pas sans intérêt de relire les manifestes, proclamations ou publications des intellectuels allemands pendant la guerre de 1914-1918. On a rarement autant écrit qu’à cette époque, chacun tenant, sur le plan de l’esprit, à apporter sa contribution à l’effort de guerre et à se libérer, par la véhémence de la plume, du complexe de l’arrière. Le phénomène n’est pas isolé, puisqu‘on pourrait aussi bien l’étudier en France à la même époque. Quand l’intelligence se casque et ne cherche qu‘à pourfendre, c’est qu’elle doute d’elle-même. Elle a mauvaise conscience, elle craint de paraître inactuelle où inutile dans un moment où d’autres versent leur sang. C’est pourquoi elle s’instrumentalise, devient servante et servile.

Il y en a pourtant qui n’admettent pas de se laisser enrôler, ou de payer leur tribut. Ce sont ceux qui se refusent à se laisser absorber par le totalitarisme de la guerre et qui prennent leurs distances : ne coïncidant pas, ils peuvent et osent juger. Cette attitude, il faut bien le dire, n‘est pas commode ni confortable ; elle est celle d’une petite minorité, qui n’a pour se défendre des accusations de trahison que le frêle rempart de sa conscience. Que pèse la conscience devant le déchaînement des passions collectives, la sagesse individuelle auprès d’hommes englués dans la réalité de la guerre, de la faim, de la boue et du sang ? Ce devait être en France le drame de R. Rolland. Et, toutes proportions gardées, ce fut celui de R. Schickele en Allemagne.

À vrai dire, Schickele n’était pas seul. Il avait à sa disposition un organe, les Weißen Blätter, et une équipe, dont la cohésion ne fera que croître au cours des années de guerre. La revue avait pris un premier départ en 1913, mais, dès août 1914, elle cesse de paraître. Lorsque la publication reprend en janvier 1915, Schickele donne les raisons de ce silence d’autant plus remarquable à une époque où la rhétorique et le faux lyrisme envahissent les revues allemandes : Pendant quatre mois la revue et ses amis se sont quittés pour laisser déferler sur eux la violence des événements de la guerre. Ils veulent maintenant reprendre la route interrompue qui, malgré les affres de la guerre, doit cependant et sans doute plus clairement qu’autrefois, conduire à une nouvelle Allemagne. Ils pensent que c’est une belle tâche que d’amorcer en pleine guerre la reconstruction et d’aider à préparer la victoire de l’esprit. La communauté européenne semble aujourd’hui totalement détruite — mais ne devrait-ce pas être le devoir de tous ceux qui ne sont pas sous les armes, de vivre consciemment dès aujourd’hui en conformité avec ce qui, après la guerre, sera le devoir de tous les Allemands ? Nous sommes pour un impérialisme de l’esprit… Proclamation insolite, on en conviendra, en ce début de 1915, où triomphent tous les impérialismes, sauf celui de l’esprit…

Ce qu’il s’agit de mettre en lumière, c’est la trahison des intellectuels qui se laissent emporter par les « duels de gueule », comme dit Romain Rolland, la „Krieg mit dem Maul“, comme il écrit lui-même. C’est ainsi qu’il ouvre largement ses colonnes à Annette Kolb, comme lui demi-Française, à qui ses efforts de rapprochement venaient de rapporter, à Dresde, un affront public. Il groupe autour de lui une pléiade de jeunes poètes, dont au début du moins, la commune préoccupation n’est pas une formule esthétique, mais la protestation contre la guerre : Rudolf Leonhard, Albert Ehrenstein, Wolfenstein, et bien entendu Werfel. Il s’efforce de conserver à sa revue, en pleine guerre, un caractère international, en publiant des textes de Whitman, de Claudel, de Francis Jammes, de Verhaeren, de Suarès. D’une façon générale, la revue de Schickele est orientée vers la France (même dans les écrits pourtant nationalistes de Max Scheler), et la publication de l’essai sur Zola de Heinrich Mann donne les raisons profondes de cette attirance. Le problème fondamental, pour Schickele et ses collaborateurs, est en effet celui de la position des intellectuels dans l’État, de leur attitude devant l’histoire, et en l’occurrence la guerre. Doivent-ils s’incliner devant une nécessité supérieure ou au contraire affirmer leur droit à agir sur leur temps et leurs concitoyens ? L’intelligence française n’a jamais été passive devant les entreprises de l’État, elle a toujours protesté contre une raison d’État qui violerait la dignité de l’esprit. C’est cet activisme, ce sursaut de l’esprit contre la soumission aux décrets de l’État qui amène Schickele et ses amis à regarder du côté de la France. C’est aussi le fond de la violente querelle qui oppose les frères Heinrich et Thomas Mann, le Zola aux Considérations d’un apolitique...

Hermann Hesse … a été l’un des premiers à reconnaître dans les Weißen Blätter la voix d’une Jeune Allemagne courageuse et digne. En eux existe et vit quelque chose du meilleur esprit allemand, conclut Hesse. Et il n’est pas étonnant que R. Rolland ait lui aussi rendu hommage aux Weißen Blätter dans Au-dessus de la mêlée..…

Ce qui restera l’apport original des Weißen Blätter est moins leur opposition à la guerre que leur analyse des devoirs de l’intelligence. Un des drames de la récente histoire de l’Allemagne demeure la répugnance à l’engagement, la passivité de ses intellectuels. Les J’accuse n’y ont pas été fréquents. Mais ce sera le grand mérite de Schickele que d’avoir sauvé, à un moment où il fallait du courage, les droits de la conscience devant le déchaînement de la violence. Quel que soit le poids de son œuvre littéraire, Schickele reste pour nous essentiellement, dans la perspective de l’histoire de la culture, un de ces analystes lucides, comme Heine et bien d’autres, que l’Allemagne n’a pas voulu entendre. Et ce serait singulièrement restreindre le rôle des Weißen Blätter que de ne vouloir voir en elles que l’organe du mouvement expressionniste : il se trouve tout simplement que les jeunes expressionnistes se sont groupés autour de Schickele, non pour des raisons de doctrine littéraire (car Schickele n’appartenait pas véritablement à leur groupe), mais parce que sa revue est la seule, ou presque, où les consciences peuvent s’exprimer, avec une intensité tragique qu’on ne saurait réduire à je ne sais quel exercice d’école ».

René Cheval Allemagne d‘Aujourd‘hui janvier 1958 cité dans René Schickele Leben und Werk in Dokumenten Hrg Dr. Friedrich Bentmann. Verlag Hans Carl Nürnberg 1974 pp 112-114
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