Heiner Müller :
NEUJAHRSBRIEF 1963 / LETTRE DE NOUVEL AN 1963

 

 

Claude Monet : Les peupliers

NEUJAHRSBRIEF 1963

Ein Jahr ist zu Ende gegangen mit Lärm
Von Glocken und Feuerwerkskörpern Die Zeitung
Die gebracht werden wird in einer Stunde
In deiner Stadt dir mir in meiner Stadt
Von einer alten Frau mit älteren Füßen
Drei Söhne verloren aber noch keine Zeitung
DAS REICH NEUES DEUTSCHLAND RHEINISCHER MERKUR
Wird ein besseres Jahr anzeigen wie üblich
Und das Schwarze in deiner Zeitung du weißt es
Ist das Weiße in meiner Zeitung wir wissen es
Immer neu wächst Gras über die Grenze
Und das Gras muß ausgerissen werden
Immer neu das über die Grenze wächst
Und der Stacheldraht muß gepflanzt werden
Immer neu mit dem genagelten Stiefel
ICH BIN DER STIEFEL DER DEN STACHELDRAHT PFLANZT
Vor meinem Fenster auf einem Parkbaum
Allein wie ein Betrunkener gegen Morgen
Lärmt flügelschlagend eine ältere Krähe
Die Straßenreiniger ALL OUR YESTERDAYS
Haben ihre Arbeit aufgenommen
Manche Dinge kommen wieder und manche nicht
Das Herz ist ein geräumiger Friedhof
IM PARK DIE PAPPELN SCHWIRRN
WER HAUST IN MEINER STIRN

Heiner Müller :  Neujahrsbrief 1963 in Warten auf der Gegenschräge /Gesammelte Gedichte. Suhrkamp.P.57

LETTRE DE NOUVEL AN 1963

Une année s‘est achevée dans le bruit
Des cloches et des feux d‘artifice Le journal
Qui sera apporté dans une heure
A toi dans ta ville à moi dans ma ville
Par une vieille femme sur ses vieilles jambes
Trois fils morts à la guerre mais aucun journal
LE REICH LE NEUES DEUTSCHLAND LE RHEINISCHER MERKUR
N’annoncera une meilleure année comme d‘habitude
Et ce qui est noir dans ton journal tu le sais
Est blanc dans le mien nous le savons
Sans cesse l’herbe pousse sur la frontière
Et l’herbe doit être arrachée
Sans cesse qui pousse sur la frontière
Et les barbelés doivent être plantés
Sans cesse par la botte cloutée
JE SUIS LA BOTTE QUI PLANTE LES BARBELÉS
Devant ma fenêtre sur un arbre du parc
Seule comme un ivrogne au petit matin
Une vieille corneille bat bruyamment des ailes
Les balayeurs municipaux ALL YOUR YESTERDAYS
Ont commencé leur travail
Bien des choses reviennent bien d’autres non
Le cœur est un grand cimetière
DANS LE PARC LES PEUPLIERS BRUISSENT
QUI LOGE DANS MA TÊTE

Heiner Müller : Lettre de Nouvel an  1963 in Heiner Müller Poèmes 1949-1945. Christian Bourgois. P 61. Trad. Jean Jourdheuil et Jean-François Peyret

Les lettres s’écrivent à quelqu’un.e d’éloigné.e, situé.e à distance. Il y a, séparés l’un de l’autre, un moi ici dans ma ville et un toi là-bas dans ta ville. Entre les deux qui partagent un même moment de festivités du nouvel an, une ligne de démarcation masquée par des rituels analogues. Qu’est-ce qui sépare un lieu d’un autre, une année d’une autre ? Quel sens a encore cette calendarité délocalisée ? Rien ne s’annonce de différent entre l’année qui s’achève et celle qui s’annonce.

Le mot frontière est répété en deux vers qui l’un en efface la réalité, l’autre la rétablit par un geste brutal d’arrachement de l’herbe qui tend sans cesse à la recouvrir.

« Sans cesse l’herbe pousse sur la frontière
Et l’herbe doit être arrachée
Sans cesse qui pousse sur la frontière »

Le mot frontière coupe également le poème en deux parties entre un lointain et une proximité, une envie de partage et son absence souhaitée, la réalité d’une solitude. Les journaux quels qu’ils soient écrivent en noir et blanc. C’est de plus en plus vrai aujourd’hui.

Je laisse ouvert cet énigmatique point d’effroi si caractéristique de l’auteur : « JE SUIS LA BOTTE QUI PLANTE LES BARBELÉS ». Le vers marque la fin du dialogue. Le je y est réduit à un accessoire industriel utilitaire qui n’est pas celui d’un jardinier. Clouté, il serait plutôt policier ou militaire. Cela peut se lire comme une affirmation martiale de co-responsabilité et/ou un sentiment de culpabilité. La botte qui « plante » des barbelés est en forte opposition avec le temps long et plus doux, plus discret, de l’herbe qui, elle, « pousse » et d’une nature toujours renaissante. Et semble se substituer au geste brutal de l’arrachage qu’il faut sans cesse réitérer, soit parce que la séparation n’est finalement pas assez nette ou qu’il faut démasquer l’illusion de son absence.

Qu’importe finalement que l’on se prive ou que l’on soit privé de passage, géographique et/ou temporel, s’il n’y a pas de lieu et/ou un temps qui soient autres.

Au petit matin, reste ce qu’il se passe sous la fenêtre de celui qui écrit à son destinataire. Et le travail des éboueurs en charge de tous nos hiers. « ALL YOUR YESTERDAYS ». La citation de Shakespeare est en anglais dans le texte.

« And all our yesterdays have lighted fools
The way to dusty death. »

« Et tous nos hiers n’ont fait qu’éclairer pour des fous le chemin de la mort poudreuse »
(Shakespeare : Macbeth V,5)

Les balayeurs de rue ont entrepris leur travail de déblaiement. Mais tout le passé ne passe pas. Il y a ce qui part et ce qui revient formant une volumineuse nécromasse.

« Das Herz ist ein geräumiger Friedhof » / « Le cœur est un grand cimetière »

Geräumig = vaste, spacieux, d’une grande contenance.

Le poème se termine par deux vers puissamment ar-rimés :

« IM PARK DIE PAPPELN SCHWIRRN
WER HAUST IN MEINER STIRN»

où le verbe schwirren semble faire le lien non seulement entre ce qui agite les peupliers et ce qui habite – hante ? – la tête mais également entre le cœur-cimetière et ce qui tourne dans la tête. En allemand on dit : mir schwirrt der Kopf, la tête me tourne. Ce n‘est plus la question de Büchner : « Qu‘est-ce qui en nous ment, vole et tue » mais qui ai-je dans ma tête ? Qui l‘habite ? Dans haust je n‘entends pas seulement hausen loger habiter dans un sens souvent péjoratif – qui crèche là ? – mais aussi hauen, cogner voire hanter. Qui ravage ma tête ?

Je n’ignore pas les éléments biographiques présents dans le poème et sa date, 1963. Qui peut en faire une lettre non écrite au père et faire partie d’une thématique récurrente chez Heiner Müller. Enfant, il avait rendu visite à son père interné par les nazis. Celui-ci a quitté sa famille et délaissé la RDA pour l’Allemagne de l’Ouest. 1961 : la construction du mur de Berlin. J’ai délibérément ignoré cette dimension pour tenter d’en esquisser une lecture recontextualisée. Assimiler un texte à la biographie de son auteur est une lecture bien pauvre pour ne pas dire une mauvaise lecture en ce qu’elle ignore ce qu’il se passe entre le texte et son lecteur.

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