Après avoir examiné la notion même de bifurcation à partir de Friedrich Hölderlin, je poursuis ma lecture de l’ouvrage Bifurquer du collectif Internation dirigé par Bernard Stiegler. Le premier chapitre est consacré à l’Anthropocène, l’exosomatisation et la néguentropie. Il forme un socle à l’ensemble du travail. Cette première partie est, pour moi, la plus ardue mais essentielle à la compréhension du reste. En cela, elle aurait mérité de plus amples développements pour les rendre mieux accessibles. D’où ces quelques jalons avant d’entrer dans le vif du chapitre.
‘Welcome to the Anthropocene’ Earth Animation from Globaïa on Vimeo.
Biosphère et technosphère
La biosphère est l’ensemble des organismes vivants dans leurs milieux de vie et regroupe la totalité des écosystèmes. Si le géochimiste russe Vladimir Vernadski (1863-1945) n’a pas été le premier à utiliser le mot qui l’a été par le géologue autrichien Eduard Suess (1831-1914), il a été le premier à le théoriser. Il distinguait cinq différentes couches en interaction : la lithosphère, noyau formé de roche et d’eau ; la biosphère domaine du vivant ; l’atmosphère, enveloppe gazeuse que l’on appelle communément air, la technosphère que nous définirons plus loin comme le système des exorganismes et la noosphère ou sphère de la pensée. Ce dernier terme a été repris par le paléontologue et théologien Pierre Theillard de Chardin.
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« Mécanisme à la fois terrestre et cosmique », la biosphère est un système dynamique de transformation de l’énergie solaire. Rapportée au rayon du globe, « la caractéristique la plus significative de la biosphère est la petitesse relative de ses dimensions et l’exiguïté des ressources qu’elle offre », commente l’historien britannique Arnold Toynbee dans son livre, « La grande aventure de l’Humanité ». Elle doit faire en tant que telle l’objet de soins. « La biodiversité assure la capacité de l’humanité à choisir des trajectoires nouvelles face à un avenir incertain », écrit l’IPBES, Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques dans un rapport de 2019.
Imbriquée et en interaction avec elle, la technosphère. L’être humain naît incomplet. On appelle cela néoténie. Pour vivre et se développer, il se crée des instruments dont il ne dispose pas à la naissance et qui sont « à l’extérieur du corps » et qui ne lui appartiennent pas génétiquement. L’homme produit des exorganismes qui eux-mêmes vont des plus simples au plus complexes, des piscines pour nager comme le poisson, les avions pour voler comme l’oiseau. Cela au terme d’une longue évolution au cours de laquelle il a d’abord appris à tailler le silex. Le milieu humain est technique. L’appareil psychique est lui aussi exosomatisé.
Arrêtons-nous sur la définition de la technosphère proposée par le paléobiologiste britannique d’origine polonaise Jan Zalasiewicz qui dirige le Groupe de travail sur l’Anthropocène à la Commission internationale de stratigraphie. Il juge crucial de considérer la technosphère comme un système en référence à celui de biosphère développé par Vernadski :
« La technosphère englobe tous les objets technologiques produits par les hommes, mais pas uniquement. Loin d’être une simple collection de plus en plus fournie d’appareils technologiques, elle est un système. Distinction cruciale, qu’on peut expliquer en la comparant au concept plus établi de biosphère. Forgé au XIXe siècle par le géologue autrichien Eduard Suess, le terme de biosphère a été érigé en concept au XXe par le scientifique russe Vladimir Vernadsky. Celui-ci a proposé d’y voir non seulement la masse des organismes vivants terrestres, mais aussi ses interactions avec l’air, l’eau et le sol qui alimentent la vie organique, et le Soleil où elle puise une bonne part de son énergie. Plus que la somme de ses parties, la biosphère est intimement liée à d’autres sphères terrestres, tout en ayant ses propres dynamiques et propriétés émergentes.
La technosphère, elle aussi, est non seulement faite de nos machines, mais aussi de nous autres, humains, et de tous les systèmes sociaux et professionnels grâce auxquels nous interagissons avec la technologie : usines, écoles, universités, syndicats, banques, partis politiques, Internet. Elle contient les animaux domestiques que nous élevons en nombre pour nous nourrir, les plantes que nous cultivons pour notre alimentation et celle de nos animaux, et les terres agricoles dont l’état naturel a été profondément modifié à cette fin.
La technosphère englobe aussi les routes, voies de chemin de fer, aéroports, mines et carrières, champs pétroliers et gaziers, villes, ouvrages fluviaux et bassins de retenue. Elle a généré des quantités phénoménales de déchets ‒ des centres d’enfouissement à la pollution de l’air, des sols et de l’eau. Il a certes existé une forme de proto-technosphère au cours de l’histoire humaine, mais pendant longtemps, il ne s’est agi que de bribes isolées, éparses, sans grande importance planétaire. Aujourd’hui, elle s’est muée en un système mondialement interconnecté, évolution nouvelle et décisive pour notre planète. »
Son poids se mesure en dizaines de milliers de milliards de tonnes, déchets et production de dioxyde de carbone inclus.
« Les éléments physiques de la technosphère sont aussi très variés. Des outils simples comme les haches en pierre ont été confectionnés par nos ancêtres il y a des millions d’années. Mais depuis la révolution industrielle, et en particulier la grande accélération de la croissance démographique, de l’industrialisation et de la mondialisation au milieu du XXe siècle, on assiste à une incroyable prolifération de machines et d’objets manufacturés de toute sorte. La technologie évolue elle aussi toujours plus vite. Nos ancêtres pré-industriels ont vu peu de changement technologique d’une génération sur l’autre. Aujourd’hui, en l’espace d’à peine plus d’une génération humaine, l’usage du téléphone portable – pour ne prendre qu’un exemple – s’est généralisé au point de coloniser tous les âges. »
Jan Zalasiewicz : L’insoutenable poids de la technosphère in Courrier de l’Unesco
L’être humain se situe à la confluence des sphères précitées, sphères biologique, technique et noétique, tributaire également de la répartition inégales des ressources géologiques. Mais, comment ces sphères qui ont chacune leur dynamique propre s’articulent-elles ? L’exosomatisation différencie l’homme de l’animal. Elle est une production à l’extérieur – exo- du corps – sauma- qui se dote ainsi d’organes techniques (outils, prothèses). La mise en commun forme des exorganismes qui vont du simple que sont les mortels aux complexes, inférieurs – mettons une entreprise – et supérieurs, une institution, par exemple, l’État, l’ONU. Si les transformations techniques ont pu paraître aux humains relativement stables, ne modifiant pas leur rapport au monde, avec l’industrialisation s’installe une instabilité permanent de « destruction créatrice » comme l’exprimait Joseph Schumpeter
Au demeurant, l’exosomatisation est néanmoins dès avant source de mélancolie
Reprenons à la question des savoirs et de leur devenirs dans le capitalisme industriel, en passant par Karl Marx :
Au 19ème siècle avec l’industrialisation, les sciences devenues technosciences entrent directement dans les processus de valorisation du capital. Par ailleurs, l’outil de l’oeuvrier disparaît dans la machine.
« Étant ainsi accueilli dans le procès de production du capital, l’instrument de travail subit encore de nombreuses métamorphoses, dont l’ultime est la machine, ou mieux, le système automatique de machines, mû par un automate qui est la force motrice se mettant elle-même en mouvement (Le système de la machinerie : ce n’est qu’en devenant automatique que la machinerie trouve sa forme la plus achevée et la plus adéquate, et qu’elle se transforme en un système). Cet automate se compose de nombreux organes mécaniques et intellectuels, ce qui détermine les ouvriers à n’en être plus que des accessoires conscients. […] La machine n’a plus rien de commun avec l’instrument du travailleur individuel. Elle se distingue tout à fait de l’outil qui transmet l’activité du travailleur à l’objet. En effet, l’activité se manifeste bien plutôt comme le seul fait de la machine, l’ouvrier surveillant l’action transmise par la machine aux matières premières et la protégeant contre les dérèglements. Avec l’outil, c’était tout le contraire : le travailleur l’animait de son art et de son habileté propre, car le maniement de l’instrument dépendait de sa virtuosité. En revanche, la machine, qui possède habileté et force à la place de l’ouvrier, est elle-même désormais le virtuose, car les lois de la mécanique agissant en elle l’ont dotée d’une âme. Pour rester constamment en mouvement, elle doit consommer par exemple du charbon et de l’huile (matières instrumentales), comme il faut à l’ouvrier des denrées alimentaires ».
(Karl Marx Fondements de la critique de l’économie politique Traduction Roger Dangeville. Anthropos)
Marx ne décrit pas l‘automatisation en tant que telle mais ses conséquences sur le rapport du travailleur à son outil. L‘ouvrier devient un simple appendice de la machinerie. Marx parle de machinerie c‘est à dire d‘un système de machines qui s‘automatisent et qui est lui-même mû par un automate. Nous sommes non seulement en plein dedans mais en plus dans une phase de formidable accélération. Le texte est extrait des réflexions sur le Capital fixe et le développement des forces productives de la société (Fixes Kapital und Entwicklung der Produktivkräfte der Gesellschaft). Il s’appuie sur une citation d’Andrew Ure, auteur de La philosophie des manufactures. Ce dernier imaginait dans l’avenir un automate géant composé de multiples mécanismes combinés à des organes dotés de fonctions d’entendement qui agissent ensemble et sans interruption et sont soumis à une force qui les met d’elle même en mouvement.
La machine n‘a plus rien à voir avec l‘outil dit Marx. L‘outil permettait à l‘ouvrier d’œuvrer, de fabriquer un objet à commencer par l‘outil lui-même. L‘ouvrier n’œuvre plus, il est devenu un simple auxiliaire de la machine. Au terme de ce processus il n’y a plus rien de produit dont le travailleur puisse dire que c’est son œuvre. C‘est une totale Entfremdung, le produit fabriqué cesse d‘être le sien, lui devient de plus en plus étranger, fremd. On traduit en général Entfremdung par aliénation. C’est cela la prolétarisation. Le savoir-faire de l‘ouvrier passe dans la machine. Le prolétaire est celui qui a vu son outil et ce qu’il a appris à en faire englouti dans la machine. Qui devient son concurrent.
Tous prolétaires
A la place des ouvriers œuvrant car disposant d’un savoir faire, il n’y a plus que des instruments de travail. Leurs savoir faire ont été extériorisés dans la machine. Mais la prolétarisation est, dans le capitalisme, le destin de tous les producteurs. C’est ce qu’écrivent Marx et Engels dans le Manifeste du Parti communiste (1848). Ce ne sont pas seulement les savoir-faire mais tout autant les savoir-vivre qui sont prolétarisés avec le développement des industries de services digitalisés. Nous ne produisons plus nos propres savoir-vivre qui sont délégués au marketing des industries de service qui impose à tous des modèles de comportement médians à partir de profils calculables. Qui décident en fonction d‘une moyenne comment nous devons vivre. Nous sommes aussi des servants, des contributeurs non rémunérés de l‘optimisation commerciale. Cela tue toute forme de désir et nous dés-individue.
Aujourd’hui, l’on n’attend même plus qu’une technologie soit déployée (4G = quatrième génération) pour mettre en place la suivante. Cette pratique du marché interdit à la société de s’approprier ces technologies, de les critiquer pour les faire bifurquer vers d’autres finalités que le profit. Dans le même temps, les promoteurs de ces innovations sont les mêmes rapaces que ceux détruisent tout ce que le web avait de positif.
Le mathématicien et économiste Nicholas Georgescu-Roegen, en publiant en 1971 The Entropy Law and the Economic Process, en appelait à une réforme profonde de la science économique qu’il jugeait trop mécaniste parce que n’intégrant pas les enseignements de la thermodynamique et de la biologie évolutionniste.
« La thermodynamique et la biologie sont les flambeaux indispensables pour éclairer le processus économique (…) la thermodynamique parce qu’elle nous démontre que les ressources naturelles s’épuisent irrévocablement, la biologie parce qu’elle nous révèle la vraie nature du processus économique »
Nicholas Georgescu-Roegen, The Entropy law and the Economic Process
L’économiste, qui fut assistant de Joseph Schumpeter, reprend la question de l’exosomatisation :
« seule l’espèce humaine a commencé à utiliser et, plus tard, à produire des organes exosomatiques, c’est-à-dire des membres détachables tels les massues, les marteaux, les couteaux, les bateaux et, plus récemment, les canons, les automobiles, les avions à réaction, les cerveaux électroniques, etc. […] Bien sûr, ce phénomène unique n’aurait guère porté à grande conséquence s’il n’avait pas été soutenu par une évolution biologique : le progrès du cerveau humain et le développement parallèle des instincts vebleniens de l’habileté manuelle et de la curiosité désintéressée. Mais, une fois que l’espèce humaine a eu atteint le point crucial à partir duquel elle devint capable de produire des organes exosomatiques, les progrès ultérieurs dans cette direction furent spectaculaires – exponentiels comme on préfère dire de nos jours. Pensons au fait qu’avec des organes détachables nous pouvons aujourd’hui voler jusqu’à la lune et courir plus vite qu’un guépard. »
(Nicholas Georgescu-Roegen : De la science économique à la bioéconomie)
Il annonce ce qui, plus tard, sera nommé Anthropocène :
« Mais pour produire des organes exosomatiques, l’homme doit employer les ressources en énergie et en minerais qui se trouvent dans les entrailles de la terre. C’est pour cela que l’homme est devenu un véritable agent géologique qui fouille et disloque maintenant le sous-sol du matin au soir. N’en doutons pas, nous ne vivons pas seulement de pain ; il nous faut aussi des ressources minérales qui, malheureusement, sont à la fois limitées et, comme nous l’apprend la thermodynamique, irrévocablement épuisables. » (Ibid)
Pour N.Geogescu-Roegen, cette exorganogenèse n’est au départ ni uniforme ni universelle. On ne répare pas la patte cassée d’un âne avec une roue de secours. Mais elle tend à s’uniformiser. Avec la disparition de l’âne comme moyen de locomotion. Le développement de la production d’instruments exosomatiques va se socialiser et conduire à une division sociale du travail. Les sciences économiques ignorent ces phénomènes. L’auteur met en cause en premier lieu « l’épistémologie mécaniste » qui les aveuglent : « Aucun analogue mécanique ne peut donc rendre compte de l’épuisement irrévocable des ressources ».
« Les remarques précédentes suffisent déjà à nous faire entrevoir, premièrement, qu’une science économique construite sur un échafaudage mécaniste est incapable de traiter des problèmes écologiques indissolublement associés au processus économique, et deuxièmement, que l’on ne peut même pas percevoir ces problèmes si l’on n’écarte pas le voile monétaire et si l’on ne va pas bien au-delà des affaires du marché. »
[…]
« L’un après l’autre, des économistes réputés ont soutenu que le mécanisme du marché, huilé ici et là afin que les prix soient « corrects », peut éliminer toute pénurie et par conséquent empêcher toute catastrophe écologique. Dans l’histoire de la pensée économique, il n’y a pas de plus grande accumulation d’erreurs dans une bévue commise volontairement ». (Ibid)
« Le processus économique est entropique et non mécanique »
« Le processus économique est donc entropique et non mécanique. Et parce que la loi de l’entropie domine toutes les transformations matérielles et vitales qui lui sont associées, ce processus se développe d’une manière irrévocable. L’épuisement des ressources ne peut pas être inversé et une bonne partie des déchets reste toujours déchet. Cette simple proposition contient la racine de la rareté vue dans une perspective écologique globale ».
Malgré les découvertes scientifiques de la thermodynamique et de la radioactivité, les conceptions de l’économie restent encore fondamentalement mécanistes comme si elle ne dépendait que des transports et reposent sur l’idée que le système s’équilibrerait de lui-même pour peu que les prix soient ajustés. Cela empêche de penser les questions de l’Anthropocène. Nous sommes ainsi au cœur du travail que propose le livre « Bifurquer » : repenser l’économie politique en changeant ses bases et en rendant les processus économiques néguentropiques.
« C’est justement le mécanisme du marché qui est responsable du déboisement souvent irréparable et de la pollution qui a envahi presque tout le globe. C’est le prix du pétrole pendant des années jusqu’en 1974 qui a écarté tout souci d’économie dans le dessin des automobiles et d’amélioration de la technologie du charbon »
(Nicholas Georgescu-Roegen :De la science économique à la bioéconomie)
La vie et l’entropie
Les auteurs du chapitre Anthropocène, exosomatisation et néguentropie posent la nécessité de « spécifier l’articulation de l’entropie et du vivant, d’une part pour ce qui concerne les diverses formes du vivant, et d’autre part en ce qui concerne le cas spécifique des sociétés humaines » ( Bifurquer p 68). Il faut donc distinguer à l’intérieur du « concept crucial d’entropie », ce qui a l’intérieur du monde vivant concerne l’activité humaine. Car cette dernière n’est pas seulement biologique, elle est aussi exosomatique.
Faisons un détour vers cette question. Qu’appelle-t-on entropie ?
Entropie : « Grandeur thermodynamique exprimant le degré de désordre de la matière » dit le dictionnaire qui précise que c’est probablement un emprunt à l’allemand par analogie avec énergie à partir du grec ἐντροπία, entropia « action de se retourner » pris au sens de « action de se transformer »), terme proposé en 1850 par le physicien allemand Rudolf J. Clausius [1822-1888] pour désigner à l’origine, la quantité d’énergie qui ne peut pas se transformer en travail.
Issue de la thermodynamique, l’entropie désigne en physique un processus (principe de Carnot 1824) de dissipation de l’énergie, facteur de désordre et d’épuisement de ses capacités de renouvellement. L’entropie, fille de la machine à vapeur, mesure la perte de cette disponibilité. Le physicien et philosophe autrichien Ludwig Boltzmann (1844-1906) en a formulé la loi statistique (1873). La mort thermique de l’univers est une des possibilités de son devenir …
Le physicien et théoricien autrichien Erwin Schrödinger, dans Qu’est-ce que la vie ?, écrit que la loi fondamentale de l’entropie « exprime simplement la tendance naturelle des choses à se rapprocher du chaos à moins que nous n’y mettions obstacle ».
Plus loin, il ajoute :
« Comment pourrions-nous exprimer en fonction de la théorie statistique la merveilleuse faculté que possède un organisme vivant de sa chute vers l’équilibre thermodynamique, la mort ? Nous l’avons déjà dit : comme s’il attirait vers lui un courant d’entropie négative et se maintenir ainsi à un niveau d’entropie stationnaire et suffisamment bas ».
(Erwin Schrödinger : Qu’est-ce que la vie ? Points Poche p.131)
Pour échapper à l’entropie maximale qui signifie la mort, l’organisme se « nourrit » d’entropie négative qui lui permet de différer l’inéluctable. Schrödinger discute lui-même et trouve « peu commode » cette notion d’entropie négative. On y substituera le terme de néguentropie. Quoi qu’il en soit, il affirme avec force que la vie est ce qui lutte contre l’entropie tout en en produisant. La notion d’entropie a ensuite été introduite dans la théorie de l’information notamment par Claude Shannon. Pour Shannon, l’entropie désigne le degré d’incertitude sur la source émettant un message.
De même que l’entropie est destructrice de complexité en biologie, elle l’est dans le domaine de la pensée (noétique). L’entropie noétique sera, pour le dire le plus simplement, ce qui nous empêche de penser par nous-même, de développer une pensée singulière.
Au 19ème siècle, avec Charles Darwin, les formes de vie acquièrent une histoire, avec Karl Marx, les sciences s’industrialisent, le cadre scientifique se modifie avec la thermodynamique et l’entropie. Plus tard, à la suite de Claude Shannon dominera l’idée que l’intelligence n’est rien d’autre qu’un « traitement de l’information ». Ce qui évacue la question de la Raison. Dans le processus de ce que Karl Polanyi a qualifié de « grande transformation, l’otium (le temps de loisirs productifs) se soumet au negotium (les affaires du monde) ». Les mathématiques elles-mêmes se transforment en applications à travers les computers. L’ensemble reste dominé par la « perspective newtonienne » dans laquelle « l’équilibre et l’optimisation découlent spontanément des relations entre les parties d’un système ». Ce principe alors même qu’il est incapable de prendre en compte l’état de la planète, comme le montre Georgescu-Roegen, est appliqué aux « sciences » économiques. « Le libéralisme, c’est l’équilibre des échanges » déclarait encore très récemment le patron du Medef. Ces règles favorisent les innovations au détriment des inventions qui incluent, elles, leur socialisation.
« De telles analyses négligent par construction le contexte d’une situation même lorsque ce contexte est la condition de possibilité de cette situation : cette formalisation ignore les localités. De plus, suivant la même logique, tant dans les sciences que dans l’industrie, et sur la base des axiomes de la philosophie moderne, des situations compliquées (co-impliquant une diversité primordiale de facteurs singuliers) sont réduites à une combinaison d’éléments simples qui peuvent être connus et contrôlés » (Bifurquer p.59)
Exit le hasard sans lequel il n’y a pas de liberté et vive la division du travail ! Combien d’ opérations distinctes pour fabriquer une épingle ? Non seulement la fabrication d’épingles est devenu un métier particulier mais il est encore « divisé en dix-huit opérations distinctes ou environ, lesquelles, dans certaines fabriques, sont remplies par autant de mains différentes », écrit Adam Smith dans son étude sur La richesse des nations. La parcellisation des tâches n’épargne plus aujourd’hui aucun secteur, activités dites intellectuelles et sciences comprises.
L’innovation technologique ne s’est pas arrêtée, pas même à l’économie de l’attention alors encore largement analogique. Le capitalisme est devenu consumériste, la consommation et les médias deviennent des productions de masse. La télévision vend du temps de cerveau disponible à Coca Cola, comme le déclarait Patrick Lelay alors PdG de TF1.
La révolution numérique franchit un pas supplémentaire dans un laps de temps très court.
« Avec les technologies digitales réticulaires, les services fournis aux utilisateurs dépendent des données qu’ils produisent, cependant que les fournisseurs de service utilisent ces données pour capter l’attention d’autres utilisateurs – le tout exploitant les effets de réseau. Ces transformations conduisent à une nouvelle vague d’automatisation : des algorithmes comme ceux utilisés dans les réseaux sociaux formalisent et automatisent des activités qui étaient jusqu’alors structurellement étrangères à l’économie formelle » (Bifurquer p 64)
Cela va jusqu’à atteindre la capacité même de penser, dénoétisation encouragée par la confusion qui voudrait que le traitement de l’information serait une intelligence artificielle. Certains vont jusqu’à y voir la fin de la théorie pourtant condition d’une activité scientifique. Les connaissances se balkanisent, les sciences se réduisent aux technologies, « les définitions opérationnelles remplacent les définitions théoriques » (Bifurquer p. 65)
C’est d’autant plus grave que l’Anthropocène requière au contraire une recrudescence de l’activité noétique et l’élaboration de nouveaux savoirs :
« L’Anthropocène se caractérise par des activités humaines tendant à détruire leurs conditions de possibilité – tant au niveau des organisations biologiques (organismes, écosystèmes) qu’à celui de la capacité de penser (noèse). Dans ce contexte, la capacité a générer des connaissances et des savoirs pour atténuer la toxicité des innovations technologiques, et transformer ces dernières, est profondément affaiblie, a tel point que le problème de cette toxicité est la plupart du temps refoulé comme tel par les gouvernements et les sociétés – au risque de n’être reconnu que trop tard » (Bifurquer p. 67)
A force de croire les villes intelligentes, il n’y a évidemment plus besoin d’en prendre soin, les algorithmes se charge de gérer la bêtise. La dés-automatisation et la dé-prolétarisation sont deux enjeux de la bifurcation.
« L’entropie est une propriété des configurations [i.e. la manière dont les éléments sont répartis, agencés], et plus précisément de l’évolution de ces configurations, ce qui la distingue de la question des quantités de matière et d’énergie. Elle est directement liée à notre (in)capacité principielle à utiliser ces ressources. […] Ce que l’on appelle généralement “consommer de l’énergie“ » (Bifurquer p.67)
Le principe de la thermodynamique qui stipule que l’entropie ne diminue pas dans un système isolé semble contredite par la biologie mais les situations biologiques ne sont pas des systèmes isolés, « elles sont ouvertes et fonctionnalisent des flux d’énergie, de matière et d’entropie afférente ».
« Au niveau de la biosphère, le soleil est le principal fournisseur d’énergie libre (à basse entropie) utilisé par les organismes photo-synthétiques. Par conséquent, les situations biologiques ne contredisent pas le deuxième principe [de la thermodynamique] Mais ce n’est possible que dans la mesure où les organisations biologiques – et, par extension, les organisations sociales – sont nécessairement locales, différant localement l’augmentation de l’entropie par une différenciation locale et organique (organisée) de l’espace, et dépendent de leur couplage avec leur environnement. Dans les organismes, la relation entre l’intérieur et l’extérieur est matérialisée et organisée par des membranes semi-perméables. » (ibid. p 69)
Dans ce domaine, les fonctions mathématiques sont insuffisantes à elles seules.
« La méthode d’analyse d’analyse économique que nous défendons articule organiquement mathématiques (indicateurs notamment) et délibération dans une localité au lieu d’utiliser un cadre mathématiques posé comme universel et permanent »
Pour les auteurs du chapitre ici examiné, il faut aller au-delà « d’une simple opposition entre entropie (considérée comme désordre) et néguentropie (considérée comme ordre) ». Les organisations biologiques se maintiennent en vie en inter-réagissant entre elles et leurs milieux. Ces interactions forment une histoire qui est celle d’une incessante réorganisation. Ce processus de réorganisation est vulnérable aux activités humaines qui détruisent la biodiversité, provoquent le changement climatique ou produisent, par exemple, des perturbateurs endocriniens. Tout cela empêche le vivant de se réorganiser. L’un des résultats de cette perturbation se trouve dans les zoonoses à l’origine de pandémies, alors que les espèces dites sauvages amorcent leur exode rural et en attendant de voir ce que libère la fonte du permafrost.
« Un organisme vivant produit de l’entropie en transformant de l’énergie, il maintient son anti-entropie et créant et en renouvelant en permanence son organisation, et il produit de l’anti-entropie en générant des nouveautés organisationnelles ».
Ces nouveautés sont imprévisibles et échappent aux calculs de probabilité. Elles sont toujours et nécessairement locales.
Le cybernéticien Norbert Wiener parle tantôt d’entropie décroissante, tantôt de ce qui s’oppose ou résiste à l’entropie. Quoi qu’il en soit, le phénomène néguentropique est pour lui toujours local, soit qualifié d’ilôts ou d’enclaves. Il est à la fois limité ET temporaire et suppose une capacité à prendre des décisions,
Les êtres humains ainsi que les sociétés sont des exorganismes. Les organes artificiels -exosomatiques – qu’ils créent ne sont d’eux-même ni un poison ni un remède, ce sont des pharmaka c’est à dire à la fois l’un et l’autre mais ils ne deviennent bénéfiques qu’au terme d’un processus noétique.
« Dans le contexte contemporain, où l’exosomatisation, devenue de part en part technologique (et non seulement technique), est pilotée par le marketing, il ne suffit pas qu’une technologie ait trouvé son marché pour qu’elle puisse être considérée comme bénéfique. Il est également nécessaire de trouver les modalités positives dont cette technologie est réellement porteuse, et les pratiques et prescriptions sociales qui sauront limiter sa toxicité, ce que l’on appellera son anthropie, et intensifier sa curativité, que l’on appellera sa néguanthropie » (Bifurquer p 76)
L’Anthropocène devenu mortifère
En résumé, l’Antropocène est un entropocène en ce que l’on y distingue l’entropie thermodynamique, l’entropie biologique, l’entropie informationnelle. Dans la technosphère, il convient de prendre en compte le caractère pharmacologique des technologies. De même que le GIEC parle de forçage anthropique (gaz à effet de serre, aérosols, déforestation, etc.) pour le distinguer des forçages naturels ayant des effets sur le climat, les auteurs proposent de substituer au couple Entropie / néguentropie celui d’ Anthropie / Néguanthropie
L’économie, dès lors, se situe dans un rapport entre anthropie / néguanthropie et doit donc être conçue pour permettre de bifurquer de l’Anthropocène vers un Néganthropocène. Il y a urgence car les processus d’exosomatiosations entièrement sous la coupe du marché et en cela niés par les puissances publiques ne sont plus seulement toxiques mais sont devenues mortifères.
Le travail noétique