Aslı Erdoğan : on n’enfermera pas sa voix, lire pour sa liberté

asli_erdogan3Le SauteRhin s’associe au mouvement de solidarité envers Aslı Erdoğan qui vaut aussi pour Necmiye Alpay, traductrice arrêtée en même temps qu’elle, les journalistes et l’ensemble des démocrates turcs. Je participe plus particulièrement à deux initiatives concrètes.
La première répond à l’appel lancé par Tieri Briet et Ricardo Montserrat Galindo sur Diacritik pour diffuser le plus largement, le plus fort possible, la voix de celle qu’un régime autoritaire croit pouvoir étouffer. J’ai choisi dans le recueil Les oiseaux de bois un extrait de la nouvelle intitulée Une visite surgie du passé :
Asli Erdogan Les oiseaux de bois« Au seul endroit de Genève qui rappelle Istanbul, là où le lac Léman, en se jetant dans le Rhône, s’insinue dans la ville comme la fine langue d’un serpent. Je suis sur le pont dit du Mont-Blanc, parce que d’ici – seulement par beau temps -, on découvre le massif du Mont-Blanc dans toute sa splendeur. Par un jour ensoleillé on peut compter, alignés comme à la parade, les fameux sommets des Alpes et presque toutes les montagnes de ce petit pays. Derrière moi, le Jura aligne parallèlement au lac ses petits sommets arrondis, accueillants et boisés. Ici, la Suisse et la France s’interpénètrent à chaque pas, comme les bourgades qui bordent le Léman. Tel sommet du Jura appartient à la France, tel autre à la Suisse. S’il n’y avait pas les postes-frontière, je ne saurais jamais dans quel pays je suis.
Les Alpes, aux sommets toujours enneigés et enfouis dans les nuages, vous écrasent de leur masse effrayante ; plongées dans un silence énigmatique, elles semblent les gardiennes d’un secret impénétrable. Le Jura est plus accueillant, plus proche, plus amical. La neige couvre les sommets à partir de la fin septembre et, à mesure que sa blancheur descend, les forêts changent de couleur ; elles passent du vert au rouge, puis par toutes les nuances du jaune et du brun, et enfin, après la chute des feuilles, conifères et feuillus prennent une morne teinte violacée. Les nuages qui coiffent les sommets, prenant les formes les plus inattendues, celle d’un entonnoir, par exemple, ou d’un plateau, descendent à la fin novembre et viennent se blottir entre les deux chaînes de montagnes en faisant à la ville le plus indésirable des présents : le BROUILLARD. Il reste là, obstinément, de novembre à la mi-février. Tel un amant insatiable, jour après jour, il serre Genève dans ses bras et l’étouffe sous ses baisers humides. L’hiver, cette ville n’a pas de ciel. Même l’âme d’acier des Suisses a du mal à supporter le froid, le brouillard, l’humidité qui vous pénètre jusqu’à la moelle. Le week-end venu, les gens, avides de sentir sur leur dos, ne serait-ce qu’un jour, la faible chaleur du soleil hivernal, sautent dans leur voiture et vont dans le Jura. S’ils ont la chance que les nuages soient descendus assez bas, les grimpeurs ont l’impression d’arriver dans un univers oublié, plus proche du soleil et plus hospitalier. L’air se réchauffe aussitôt, le ciel s’illumine, les Alpes resurgissent. Genève et le lac Léman sont enfouis dans la brume. Ce nuage gigantesque est si dense qu’on a l’impression qu’on pourrait sauter dessus sans s’y enfoncer et qu’on va périr étouffé dans ce lait jaunâtre.
Cette nuit, la neige qui tombait depuis deux jours s’est arrêtée, ce matin un soleil miraculeux est apparu dans le ciel et un vent soudain s’est mis à disperser le brouillard. Le temps s’est suffisamment dégagé pour me permettre, en m’arrêtant à l’entrée du jardin Anglais, de voir les petits sommets qui me rappellent les bords du Bosphore et le phare qui ressemble à Kiz Kulesi. Maintenant je vais pouvoir m’imaginer que je suis à Istanbul. Je voudrais oublier les larges rues bien propres de Genève, dont presque tous les bâtiments historiques ont été transformés en banques, en commerces ou en hôtels, les ponts blancs, la modeste cathédrale qui regarde la ville du haut de son perchoir, la petite île où Rousseau se promenait parmi les cygnes. Cette ville internationale très riche, bien ordonnée, qui m’est tout à fait étrangère, s’apprête à célébrer Noël, une fête qui ne me concerne pas. Les rues décorées, ornées d’arbres illuminés, sont pleines de chœurs chantant des cantiques, de montreurs de marionnettes, de danseurs et de clowns ; les magasins sont bondés ; partout règnent la musique et l’odeur de l’alcool et de l’argent. Dans cette ville d’Europe centrale où il n’y a ni chiens errants, ni mendiants, ni appels à la prière, ni Transports maritimes municipaux, où personne ne crache sur les trottoirs, où les autobus arrivent toujours à l’heure, où la criminalité et la misère, si elles existent, se font magistralement oublier, je suis en quête de mon passé. Je m’efforce de faire revivre ce jour vécu à Istanbul et qui n’est que le cadre de la catastrophe qui m’a frappé. Car le « 21 décembre 1990 » est un labyrinthe, un tunnel, un puits au beau milieu de ma vie. Je veux jeter un pont par-dessus l’abîme qui est le seul chemin qui mène à mon passé ».
Aslı Erdoğan : Les oiseaux de bois
Traduit du turc par Jean Descat
Actes Sud pages 42-45

 

Arrêtée à son domicile dans la nuit du 16 au 17 août, la romancière et journaliste Aslı Erdoğan est incarcérée à la prison pour femmes de Barkirköy à Istanbul. Elle risque la perpétuité pour le chef d’accusation de «membre d’une organisation terroriste armée ». De sa prison, elle avait lancé cet appel :
ChEres amiEs, collègues, journalistes, et membres de la presse,
Je vous écris cette lettre depuis la prison de Bakırköy, au lendemain de l’opération policière à l’encontre du journal Cumhuriyet, un des journaux les plus anciens et voix des sociaux démocrates. Actuellement plus de 10 auteurs de ce journal sont en garde-à-vue. Quatre personnes dont Can Dündar (ex) rédacteur en chef, sont recherchées par la police. Même moi, je suis sous le choc.
Ceci démontre clairement que la Turquie a décidé de ne respecter aucune de ses lois, ni le droit. En ce moment, plus de 130 journalistes sont en prison. C’est un record mondial. En deux mois, 170 journaux, magazines, radios et télés ont été fermés. Notre gouvernement actuel veut monopoliser la “vérité” et la “réalité”, et toute opinion un tant soit peu différente de celle du pouvoir est réprimée avec violence : la violence policière, des jours et des nuits de garde-à-vue (jusqu’à 30 jours)…
Moi, j’ai été arrêtée seulement parce que j’étais une des conseillères d’Özgür Gündem, “journal kurde”. [ …]
Cette lettre est un appel d’urgence !
La situation est très grave, terrifiante et extrêmement inquiétante. Je suis convaincue que l’existence d’un régime totalitaire en Turquie, secouerait inévitablement, d’une façon ou d’une autre, aussi l’Europe entière. L’Europe est actuellement focalisée sur la “crise de réfugiés” et semble ne pas se rendre compte des dangers de la disparition de la démocratie en Turquie. Actuellement, nous, – auteurEs, journalistes, Kurdes, AléviEs, et bien sûr les femmes – payons le prix lourd de la “crise de démocratie”. L’Europe doit prendre ses responsabilités, en revenant vers les valeurs qu’elle avait définies, après des siècles de sang versé, et qui font que “l’Europe est l’Europe” : La démocratie, les droits humains, la liberté d’opinion et d’expression. […]
Cordialement.
Aslı Erdoğan
1.11.2016, Bakırköy Cezaevi, C-9
Traduit du turc par Kerdistan
On peut lire l’intégralité de cette lettre d’Aslı Erdoğan sur le site du magazine en ligne Kerdistan.  En France et en Europe des voix se sont élevées pour demander sa libération. Une pétition a recueilli plus de 40 000 signatures. Aslı Erdoğan est devenue le symbole de la liberté d’expression bâillonnée.
En six mois 50 000 personnes ont été arrêtées. Avec d’autres intellectuels, Aslı Erdoğan paie sa défense des droits de l’homme et son engagement aux côtés des minorités.

La seconde initiative est partie de Suisse romande

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photo: Adrian Baer / NZZ
La Maison éclose, située à Lausanne, propose une action de solidarité, parrainée par Amnesty International, en faveur de l’écrivaine turque Aslı Erdoğan et toutes les victimes de l’injustice du régime d’Ankara. Cette mobilisation s’adresse à toutes les personnes qui ne peuvent assister à la répression sans poser un acte fort.
Elle prendra la forme symbolique d’un calendrier de l’Avent solidaire :
Du 1er au 24 décembre, tous les jours, à 18h, des lecteurs et lectrices liront un chapitre ou un extrait du dernier livre d’Aslı Erdoğan, Le Bâtiment de pierre, dont la traduction a paru en 2013 chez Actes Sud.
Le samedi, la lecture aura lieu à 16h.
Voir la carte des librairies y compris françaises partenaires de l’action.
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Je répondrai à Mulhouse à l’initiative de la librairie 47°Nord, qui s’est associée à l’opération,
le jeudi 1er décembre de 18 heures à 18 heures 15.
Je lirai un extrait non pas du Bâtiment de pierre mais toujours de Les oiseaux de bois, tiré d’une nouvelle intitulée Journal d’une folle.
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