Un pasteur germanophone invente une méthode d’apprentissage du français pour des paroissiens parlant un patois welche, et conçoit la première bibliothèque publique de prêt. Cela se passe au Ban de la Roche, un territoire isolé en Alsace, au milieu du 18ème siècle. Le pasteur se nomme Jean Georges Stuber.
L’ armoire bibliothèque photographiée ci-dessus au Musée Oberlin se trouvait dans le presbytère du pasteur Jean Frédéic Oberlin (1740- 1823) à Waldersbach dans le département du Bas-Rhin. Pour éviter toute confusion, l’ayant moi-même frôlée, je précise d’emblée qu’elle ne correspond pas tout à fait à l’histoire que je souhaite raconter et qui est celle l’invention de la (ou de l’une des) première(s) bibliothèque(s) publique(s) de prêt en France et en Europe, au monde. Mais elle symbolise une innovation à la fois pastorale, pédagogique et culturelle. Cette invention est due au prédécesseur du pasteur Oberlin, un autre pasteur du nom de Jean Georges Stuber (1722-1797). Oberlin a reçu cela en héritage et a poursuivi son œuvre. Ce dernier, nous le connaissons déjà parce qu’il fut celui qui accueillit, à Waldersbach en 1777, l’auteur dramatique allemand Jakob Michael Reinhold Lenz, séjour dont l’échec servit de matériau à Georg Büchner pour composer sa nouvelle Lenz.
Jean George Stuber
Commençons par la fin en signalant d’emblée la réussite de son travail avant de voir comment il est parvenu à faire qu’«une contrée qui ne lisait pas, il y a cinquante ans [soit] aujourd’hui en état de lire les décrets de la Convention que le citoyen ministre s’applique à leur expliquer». Le ministre en question est bien sûr celui du culte. Le philologue Jérémie Jacques Oberlin (1735-1806) écrit en 1793, dans une lettre à son ami l’abbé Henri Grégoire (1750-1831), alors député à la Convention Nationale :
«Le digne Cit. Stouber, que tu connais, avait commencé à humaniser cette paroisse […]. Les maisons d’école bâties, les places de régents [instituteurs] rendues stables […] ont produit une nouvelle génération instruite, sachant bien lire, bien écrire et chiffrer, ayant quelques connaissances en herbes utiles et salutaires du sol qu’elle habite. Une petite bibliothèque formée dans la maison ci-devant curiale de livres instructifs et amusants occupe depuis le loisir de ces montagnards dans les jours consacrés au repos, et a beaucoup contribué à épurer les mœurs dans ces villages»
(Cité par Loïc Chalmel dans sa biographie Loïc Chalmel : Jean Georges Stuber (1722-1797) Pédagogie pastorale Éditions Peter Lang page 118)
Rien n’était évident au départ. Nous sommes au Ban de la Roche, un territoire assez singulier en Alsace, situé à 50 km au Sud-Ouest de Strasbourg, dans la direction de Saint-Dié dans les Vosges. Il a d’abord fait partie du Saint Empire romain germanique avant d’être annexé par Louis XV. On y parlait le welche, c’est à dire un patois roman, une forme de langue d’oïl dans un environnement germanophone. Le territoire était peuplé de paroissiens de confession réformée, parce que leur seigneur l’était, dans l’ensemble très pauvres et relativement isolés du monde. On y faisait venir des pasteurs luthériens francophones de Montbéliard qui appartenait au Würtemberg. Mais une ordonnance de Louis XIV, après l’annexion de l’Alsace (rattachée à la France par le Traité de Westphalie en 1648), avait interdit cette pratique. Il fallut donc trouver à Strasbourg des volontaires parmi les pasteurs bilingues. Jean Georges Stuber né à Strasbourg en 1722, germanophone donc, mais qui avait appris le français à Montbéliard, en fut. Il effectuera un premier séjour au Ban de la Roche de 1750 à 1754 puis un second de 1760 à 1767. Le traité de Westphalie avait préservé en Alsace une certaine liberté confessionnelle. Juridiquement la Révocation de l’Édit de Nantes était antérieure au Traité de Westphalie. Le Ban de la Roche était ainsi aussi une terre de refuge et d’immigration.
La tradition luthérienne place la lecture de la Bible en langage vernaculaire au centre de la liturgie. C’est par la lecture de la Bible, la discussion des sermons dominicaux que se développe une vie spirituelle. Mais encore faut-il savoir lire c’est à dire déchiffrer les signes écrits d’une langue, les lettres et leur assemblage et savoir comment est organisé un livre. Non seulement les habitants du Ban de la Roche ne le savent pas mais à l’oral ils parlent un patois qui n’est ni du français ni de l’allemand. Stuber choisit de leur apprendre à lire et parler le français. Dernière précision enfin : notre pasteur n’est pas de tradition luthérienne orthodoxe, il s’inscrit dans le courant morave piétiste de la première génération, celle des pia desideria, des «pieux désirs» de Philippe Jacob Spener dont je retiendrai surtout ici, étant incompétent dans les subtilités théologiques, la sensibilité sociale et l’engagement militant. J’aime bien aussi l’idée de Spener que si la perfection n’est pas de ce monde, nous sommes tout de même tenu d’en atteindre un certain degré.
Il lui faudra tout inventer, créer les outils dont il aura besoin. Bien sûr, il commence d’abord par faire construire une église avant même son propre logement puis se soucie de mettre comme il le dira lui-même « les écoles sur un meilleur pied » en s’efforçant de trouver aux maîtres d’écoles une situation plus stable et des bâtiments. Cela passe par une contractualisation. Il développe la pratique du chant choral qui a pour fonction d’ouvrir l’esprit au message évangélique et à ce propos, il s’emploie à simplifier le solfège et élabore un recueil de cantiques.
«Solfège linguistique»
L’intuition géniale du Pasteur Stuber est d’appliquer le principe du solfège à l’apprentissage de la langue fabricant une sorte de «solfège linguistique» qu’il appellera «l’alphabet méthodique». Grâce à cela, il résout la difficulté provenant de l’écart entre la prononciation et l’orthographe dans la langue française. Écoutons ce qu’en dit un spécialiste des sciences de l’éducation qui a beaucoup fait pour faire connaître aussi bien le pasteur Stuber que le pasteur Oberlin, les pédagogues révolutionnaires., Loïc Calmel :
«À l’image de l’apprenti musicien explorateur de l’univers inconnu des notes, système arbitraire qui ne renvoie dans un premier temps à aucun son particulier, l’enfant dialectophone est placé au contact d’un code graphique qui ne représente rien pour lui. L’association de ces graphèmes à des phonèmes, qui eux-mêmes viennent se combiner les uns aux autres pour former une gamme, constitue la première étape de la démarche «musicale» d’apprentissage de la langue. Le terme de déchiffrage, dans son acception usuelle rapportée au lexique musical, paraît plus approprié que celui d’alphabétisation, pour définir le processus alors engagé. La combinaison des phonèmes (notes élémentaires) permet ensuite à l’enfant une initiation progressive à l’influence des altérations, des nuances, du rythme, etc. sur la locution. Il s’agit là d’un travail technique de second niveau qui contribue grandement à la construction d’un référentiel, véritable dictionnaire «graphie-phonique», nécessaire au développement simultané de l’acuité visuelle, de la sensibilité auditive, et de la conscience phonique associées à l’expression en français. Les modalités d’acquisition de ces règles morpho-syntaxiques élémentaires mises au point par le pasteur permettent aux élèves de «chanter» une langue inconnue. Elles revêtent un caractère ludique qui renforce leur motivation ; la nouvelle définition de la place du maître suggère l’émergence d’élèves acteurs de leur apprentissage. L’activité de l’élève durant cette période de propédeutique à la lecture courante ne se situe ni dans une logique réellement déductive, le but n’étant pas de construire du sens à partir d’éléments élémentaires, ni dans une logique inductive, car les progrès réalisés ne sont pas conditionnés par les acquis antérieurs aux apprentissages premiers. On ne construit pas sa pensée sans référentiel solide et Stuber refuse l’aventure sur des terres inconnues sans construction préalable de repères sûrs permettant de goûter pleinement à la découverte, à l’aventure».
Loïc Chalmel : J.G. Stuber (1722-1797) : Pédagogie pastorale in Penser l’éducation – n°5 Septembre 1998 accessible en ligne.
Le solfège permet d’accéder à la musique et l’alphabet à la langue. Une leçon à retenir pour aujourd’hui. On ne se rend sans doute pas compte de ce que l’on perd avec la disparition de l’enseignement musical en capacité à accéder à une langue. Savoir déchiffrer une langue n’est qu’un point de départ. Il faut acquérir encore d’autres compétences techniques pour pouvoir se repérer dans un livre et passer à l’étape suivante ; la lecture de la Bible
«Ils achetèrent beaucoup de Bibles de poche que je me procurais et on les leur donna, il va sans dire, au-dessous du prix [ … ] Auparavant, tout ce qu’ils savaient de la Bible c’est que c’était un gros livre dans lequel devait se trouver la parole de Dieu. (Ils mirent un certain temps à admettre que les Bibles de poche étaient aussi de vraies Bibles … ) Ils n’avaient en outre qu’une vague idée de ce qu’étaient l’Ancien et le Nouveau Testament, un livre, un chapitre, un verset (pendant de nombreuses années, ils ne surent pas quels textes je commentais dans mes sermons). Si l’on montrait à l’un d’entre eux le haut d’un chapitre en lui demandant de trouver la fin du précédent, il ne fallait pas s’étonner qu’il en soit incapable, car jusqu’à présent on ne leur avait pas enseigné à l’école ce qu’était une feuille, une page, des lignes, des syllabes ainsi de suite. Ils appelaient indifféremment toutes les lettres «les mots», «die Wörter» etc. [ … ] Au bout de vingt années de bons et loyaux services, le meilleur et le plus ancien parmi mes maîtres d’école n’a jamais possédé lui-même de Bible (Stuber, cité par Loïc Chalmel O.c. page 112)
«Trafic»