Incipit : « August se souvient …. »
Le récit se déroule en 2011, August, veuf, est conducteur d’un car de tourisme. « C’est l’un de ses derniers voyages, il a atteint l’âge de la retraite et a l’impression d’être de plus en plus accompagné d’images de son village qu’il n’a jamais revu ».
August n’a pas besoin pour cela de retourner sur les lieux.
« Il feuillette dans ses vieilles histoires comme dans un livre d’images, rien n’est oublié, aucune image n’a pâli. Il peut quand il le veut tout revoir ».
Les images sont présentes et précises, le temps ne les as pas estompées en particulier l’image de Lilo qu’il a rencontré soixante ans plutôt alors qu’il avait huit ans. Elle était réfugiée comme lui, tous deux arrivés à Mecklembourg de Prusse orientale en traversant l’Oder fuyant l’arrivée des troupes soviétiques. Tous les deux seuls au monde dans ce pavillon des tuberculeux appelé le « château des mites ».
Le lecteur prend le car en cours de route. Le récit dure le temps du voyage de Dresde à Berlin en provenance de Prague. Il se termine au moment où, après avoir amené son bus au garage, il rentre chez lui dans son HLM de banlieue.
« Il pousse sa porte et entre ».
Cela ne sonne pas comme une fin.
En contrepoint aux images vives dans la mémoire du conducteur, Christa Wolf place le comportement des passagers, de « joyeux retraités » qui « préfèrent se montrer les souvenirs qu’ils ont acheté pour pas cher à Prague »
Mémoire et souvenirs, ce n’est pas la même chose. Ils s’entremêlent cependant. Les souvenirs se transforment en objets ou en mots (ou en photographie). Ce qui est frappant, ce sont ces émotions d’enfances laissées intactes par le temps passé (60 ans) alors même que, pas plus hier qu’aujourd’hui, il n’arrive à mettre de mots dessus et qu’il déroule en même temps les souvenirs de sa vie, l’apprentissage, l’embauche, la vie commune avec sa femme, leur visite dans le Spreewald, à Dresde. Rien ne fait pâlir la mémoire de l’enfance. Cette mémoire est celle des émotions d’alors, ses sentiments pour Lilo, le contact voire le jeu avec la mort.
« August se souvient que le soir où la petite Hannelore est morte Lilo n’avait pas chanté pour souhaiter bonne nuit aux enfants. Elle était assise comme d’habitude sur son lit et se taisait, et il lui a demandé, tout bas, pour que les autres n’entendent pas : Tu es triste ? Et Lilo lui a répondu tout bas : Oui. Et August a senti, comme aujourd’hui encore, que jamais il ne serait plus proche de Lilo que dans cette minute, découvrant que tristesse et bonheur peuvent être confondus. Il se demande, tout en se dirigeant vers l’Alexanderplatz, si la vie ultérieure lui a fait découvrir cette vérité. Aucun exemple ne lui vient. Ce qui compte le plus, et pour la vie entière, peut-être l’a-t-il appris ainsi, et pour toujours, grâce à une personne pour laquelle il éprouvait quelque chose qu’il ne savait nommer. De même qu’aujourd’hui, tant d’années plus tard il ne prononcerait pas ce mot, ne fut-ce qu’en pensée. Il n’irait même pas dire qu’il est « timide », il ne lui est jamais venu à l’esprit de réfléchir sur lui-même »
Christa Wolf et l’Art de glisser du passé au présent et du présent au passé.
J’ai hésité entre l’extrait ci-dessus et un autre tout aussi fort, qui raconte la tentative de suicide d’un jeune garçon, Ede, après une mauvaise note, – il sera apaisé par Lilo – mais cette partie est uniquement au passé et plus longue. Ede est décrit comme un garçon pour qui le trop plein de ce qu’il a vécu lui fait « tout oublier ».
Avec « August », la romancière dans ce récit bref d’un peu plus d’une trentaine de page mais dense, à (re)lire lentement, se demande ce qu’est devenu un des personnages – masculin – de son roman Trame d’enfance.
Je laisse volontairement de côté les éléments biographiques. On peut les retrouver dans la postface de Gerhard Wolf, son mari, à qui le récit est dédié. La dédicace figure également dans le livre. Je préfère à propos de Trame d’enfance rappeler le poème de Pablo Neruda qui figure en exergue du roman et dont elle reprend la question :
Où est-il l’enfant que je fus ?
Est-il encore en moi ? Est-il parti ?
(Pablo Neruda Le livre des questions)
Dans ce récit achevé peu avant sa mort, en décembre 2001, Christa Wolf semble répondre qu’il est toujours là ou, du moins, que les émotions vécues enfant et les questions auxquels il n’avait pas de réponse restent vives, tout en écrivant cette phrase : « August ne sait pas s’il a changé depuis qu’il était enfant » et en citant le dernier vers de son poème préféré, le Roi des Aulnes de Goethe : « Dans ses bras l’enfant était mort ».
Après plusieurs lecture, je ne peux me défaire du sentiment d’un certain fatalisme qui m’étonne. Peut-être faut-il lire August comme un négatif. La réflexion prend alors un autre tour. Je ne sais plus qui a dit que pour que le passé passe, il faut le transformer. Ce qu’August ne sait pas faire.
Si vous êtes d’un autre avis n’hésitez pas à me l’écrire.
L’ auteur de Trames d’enfance et de Cassandre écrivit cette brève histoire au début de l’été 2011, quelques mois avant sa mort. Elle la dédia à son mari, l’écrivain Gerhard Wolf. Elle s’attache au personnage d’August, orphelin de huit ans, rencontré peu après la fin de la seconde guerre dans un château transformé en sanatorium de fortune. Christa Wolf, alors âgée de dix-sept ans, réfugiée des territoires de l’est, y fut soignée. August éprouva pour la jeune fille, Lilo dans ce récit, un vif amour d’enfant.
Pour la première fois dans son oeuvre, la romancière a placé au centre de son ultime texte un personnage masculin. Évoquant la période de l’après-guerre et imaginant ce qu’a pu être ensuite la vie d’August en RDA puis dans l’Allemagne unifiée, Christa Wolf, en une écriture limpide et d’une émotion retenue, pose la question du bonheur. Ce livre reçut lors de sa parution en Allemagne en 2012 un accueil enthousiaste de la presse littéraire et du public.
Traduit de l’Allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein
Parution le 6 février
Puisqu’il est question de souvenir, une petite trace retrouvée dans ma bibliothèque. Les pages ont un peu jauni, l’encre a un peu pali. J’avais oublié la dédicace.
Kindheitsmuster. Trames d’enfance. Sa parution en RDA à l’époque avait fait sensation. Il avait été vite épuisé. Je me suis noté qu’il faudrait que je le relise. Je ne l’ai d’ailleurs lu qu’en allemand, pas (encore) en français.
A lire aussi sur le SauteRhin Le pardessus doudou du Dr Freud à propos du roman de Christa Wolf, Ville des anges ou The Overcoat of Dr. Freud.
Bonjour Bernard,
D’abord, merci pour cet article, fort éclairant.
Je ne suis loin d’être une spécialiste de Christa Wolf (comme vous…), mais la lecture d’August ne m’a pas semblé « fataliste »… J’y ai trouvé plutôt quelque chose d’assez lumineux, dans cette manière de voir le bonheur dans l’épanouissement dans la conjugalité. Cela m’a beaucoup touché en tout cas… c’est presque rassérénant.
Un très beau texte en tout cas.
A très bientôt,
Marie Anna.