Après de véritables appels au meurtre, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht furent assassinés, le 15 janvier 1919. Leur fin tragique aura des conséquences importantes sur l’histoire de l’Europe. A l’occasion de cet anniversaire, je mets en ligne un travail commencé de longue date et encore en progression. Il inaugure une nouvelle série de chroniques sur Berlin.
Les récits de mon père avaient quelque chose d’étrange. Ses hésitations montraient qu’il sentait combien il était difficile pour moi aussi d’approcher cet ensemble de réflexions, ce matériau d’idée où s’enracinait pourtant la compréhension des évènements d’aujourd’hui.
Peter Weiss (Die Ästhetik des Widerstandes Suhrkamp pg 115. Traduction française légèrement modifié Klincksiek pg 122)
D’où vient la difficulté ? De la distance ? Ici, une génération de différence et donc à fortiori la difficulté s’accroît avec le temps qui passe. Mais ce n’est sans doute pas le seul facteur. Il y a toute la dimension de la restitution du vécu qui n’est jamais facile, la chose se complique sans doute quand ce vécu s’est « étrangéifié », distancié (entfremdet). La troisième dimension concerne le destinataire du récit, son âge, ses questions, son intérêt, ses connaissances, sa culture. Même si la difficulté s’est accrue, ce n’est pas une raison pour ne pas se lancer.
Tout a commencé Potsdamer Platz à Berlin, la première fois que j’y suis retourné après la chute du Mur. Nous resterons à cet endroit singulier entre hier et aujourd’hui tout au long de ce récit à nous demander si, peut-être, il n’y a pas dans un coin de cette place un fantôme en liberté.
Je dois absolument rendre hommage à ce musicien inconnu qui faisait la manche à cet endroit ce jour-là car je reste persuadé que sans les sonorités de sa lyre crétoise, mon regard n’aurait jamais été attiré vers ce bloc mystérieux situé dans un angle mort du Potsdamer Platz.
L’ancien centre de Berlin, un des endroits les plus animés d’Europe entre 1920 et 1930, qui fut totalement ravagé par les bombardements en raison de la proximité du bunker de Hitler, est resté un no man’s land tout au long de la guerre froide avant d’être racheté après la chute du mur en partie par Sony et Daimler Benz.
Dans un coin de la place, un socle de pierre qui ne résiste plus qu’à la vitesse du piéton en promenade. Et encore, pas forcément. Sans la musique ; il n’est pas certain du tout que je l’aurais vu. J’ai plus tard essayé d’en obtenir la confirmation. La plupart des gens passent à coté sans s’arrêter. Les visiteurs de la place que j’ai pu interroger ne l’ont pas remarqué, ce bloc de pierres, ce socle d’un monument d’une statue sans statue. Non loin de là passait autrefois le Mur. Il traversait la place de part en part. Il en reste à peine une trace au sol à l’ombre de publicités géantes et quelques pans placés là pour les touristes sur lesquels on remarque une effigie de Rosa Luxemburg , « je suis une terroriste ». Il faut traverser le carrefour, s’approcher du socle pour lire une inscription qui précise :
Socle d’un monument pour Karl Liebknecht.
Sur l’autre face, une plaque :
Posé le 13 août 1951,
Démontage 23 mars 1995.
Remise en place commentée (sic) en 2003.
En quel honneur une statue et qui était ce monsieur, pourrait se demander un des nombreux jeunes lycéens en visite à Berlin si tant est qu’on les emmène par là. Rien de moins, selon Sébastien Haffner, que «l’un des hommes les plus courageux que l’Allemagne ait jamais produit» (Sébastien Haffner : Allemagne 1918. Une révolution trahie. Editions Complexe page 141)
Karl Liebknecht était avocat, député du Reichstag, membre du parti social démocrate d’Allemagne (SPD) dont son père fut un des fondateurs. Il s’était rendu célèbre pour avoir eu, en décembre 1914, l’audace inouïe de refuser de voter les crédits militaires pour la poursuite de la guerre, s’opposant, seul, dans un climat de délire nationaliste, au vote majoritaire des députés socialistes qu’il avait tout d’abord suivi quelques mois auparavant, par discipline de parti. Physiquement dépeint par Léon Trotsky comme un «indigène» avec «ses lèvres pleines et ses cheveux noirs frisés», il est souvent associé à Rosa Luxemburg, formant avec elle, une sorte de couple de révolutionnaires allemands qu’ils n’étaient pas en réalité. Leur aura rayonnera très au-delà des rangs de la gauche allemande jusqu’à des personnalités comme Albert Schweitzer, par exemple. Liebknecht s’est un peu effacé depuis derrière Rosa Luxemburg. C’est son absence sur le socle qui fera que cet article sera centré sur lui. Rosa Luxemburg le décrivait comme un homme pressé.
«Il vivait toujours ventre à terre, au galop, constamment pressé, courant à des rendez-vous avec le monde entier, tout le temps entouré de paquets, de journaux, toutes les poches remplies de blocs-notes, de petits bouts de papiers, sautant de l’auto dans le tram, du tram dans le métro, le corps et l’âme chargés de poussière de rue». (Lettre à Luise Kautsky, mars 1917)
Elle lui reconnaîtra aussi un comportement non dépourvu de vanité.
Il définissait la politique comme un « art de l’impossible ».
A l’endroit où se trouve ce socle, Karl Liebknecht appela les ouvriers de Berlin à manifester contre la guerre, le 1er mai 1916. A cet endroit, il fut arrêté et condamné à 4 ans et 1 mois de prison. Un monument devait lui être dédié.
Le socle fut installé à cette place, située alors à Berlin-Est, et inauguré, le 13 août 1951 pour son 80ème anniversaire par Friedrich Ebert, Friedrich Ebert junior, maire de Berlin-Est, fils de l’ancien chancelier Ebert), lors des 3èmes Jeux mondiaux de la Jeunesse organisés par la RDA. Puis le projet fut abandonné. Le Mur allait être construit le 13 août 1961 (pour la 90ème anniversaire de Liebknecht) et passer à cet endroit. Pendant toute la période de la division de l’Allemagne, le socle est resté là, encadré par le Mur, au point de jonction des secteurs américain, anglais et soviétique.. Il sera démonté en 1995 lors de la construction de l’actuelle place de Potsdam. Puis réinstallé en 2003.
On se croirait dans Hamlet et la succession de didascalies relevées par Derrida dans Spectres de Marx : « Enter the Ghost, Exit the Ghost, Re-enter the Ghost » (le spectre entre, le spectre sort, le spectre reparaît).
Potsdamer Platz, une non-place ?
«De toutes les images de destruction et de ruines si fréquentes à Berlin, celles de la Potsdamerplatz sont les plus impressionnantes que je connaisse», écrivait Jean-Michel Palmier, en 1976, dans Berlin Requiem. « Je ne peux m’empêcher de regarder la photographie de 1929, en songeant à la vie qui animait cette place de Berlin et son état présent : une étendue grise et morne battue par les rafales de pluie»
Mais est-ce vraiment une place ?
Pas vraiment, écrivait Franz Hessel, le flâneur de Berlin, en 1929 :
«Il faut dire tout d’abord que ce n’est pas une place, mais ce qu’on appelle à Paris, un carrefour, c’est-à-dire un croisement, une croisée de rue. Nous n’avons pas de mot juste pour cela. Autrefois, il y avait à cet endroit une porte de la ville, où Berlin se terminait, et d’où partaient les grandes routes ; il faudrait un oeil particulièrement exercé, sur le plan topographique, pour retrouver cela d’après la forme du carrefour, le trafic est ici, officiellement si dense, sur un espace relativement étriqué, qu’on s’étonne souvent de la voir aussi fluide et tranquille ».
(Franz Hessel : Promenades dans Berlin Presses Universitaires de Grenoble 1989 page 75. Franz Hessel fut qualifié de Paysan de Berlin par Walter Benjamin en référence au Paysan de Paris d’Aragon).
Potsdamer Platz,
1er mai 1916 à 8 heures du soir,
se déroule une importante manifestation, à l’appel du groupe Spartacus, nom qu’avait pris la minorité de la minorité du Parti socialiste.
Compte-rendu publié dans les Spartakus-Briefe 20, 15 mai 1916.
Dès sept heures, la Potsdamer Platz et les rues qui y mènent étaient remplies de policiers à pied et à cheval. A huit heures précises se rassembla sur la place une foule si compacte de manifestants ouvriers (parmi lesquels les jeunes et les femmes étaient massivement représentés) que les escarmouches habituelles avec la police ne tardèrent pas. Les « bleus » et surtout leurs officiers furent bientôt saisis d’une extrême nervosité, et ils commencèrent à pousser la foule avec leurs poings.
A ce moment retentit la voix forte et sonore de Karl Liebknecht, qui était à la tête de la foule, au milieu de la Potsdamer Platz : « A bas la guerre ! A bas le gouvernement ! » Aussitôt, un groupe de policiers s’empara de lui, ils firent une chaîne pour l’isoler de la foule et ils l’emmenèrent au poste de police de la gare de Potsdam. Derrière lui, on entendit retentir « Vive Liebknecht ! » Les policiers se précipitèrent alors sur la foule et procédèrent à de nouvelles arrestations. Après que Karl Liebknecht eut été emmené, la police, excitée par les officiers qui se comportèrent de la façon la plus brutale, commença à repousser les masses de gens vers les rues adjacentes. C’est ainsi que se formèrent trois grands cortèges de manifestants, dans la Köthener Straße, la Linkstraße et la Königgrätzer Straße, qui avancèrent lentement en raison de heurts constants avec la police. A un moment, du brouhaha se détachèrent des mots d’ordre « A bas la guerre ! », « Vive la paix ! », « Vive l’Internationale ! » et ils furent repris par des milliers de voix. Mais ce fut « Vive Liebknecht ! » qui fut repris sans cesse le plus fortement. La nouvelle de son arrestation se répandit rapidement parmi les gens. Des milliers l’avaient vu à la tête de la manifestation et ils avaient entendu sa voix forte et stimulante. L’amertume et la douleur de voir le dirigeant bien aimé aux mains des sbires de la police emplissaient tous les cœurs, elles étaient sur toutes les lèvres. Les femmes, en particulier, poussèrent des gémissements et se répandirent en imprécations contre la police, contre la guerre, contre le gouvernement. La manifestation dura jusqu’à dix heures, la foule essayait sans cesse de pénétrer dans les rues adjacentes à partir des trois cortèges principaux, mais elle en était sans cesse empêchée par les policiers qui allaient en tous sens, sautaient et frappaient dans le tas. En alternance avec les slogans, on chantait la Marseillaise des ouvriers, la Marche des socialistes. Ce n’est que vers dix heures et demie, à certains endroits plus tard encore, que la foule des manifestants, tous animés d’une excellente humeur, se dispersa peu à peu. Selon une estimation modérée, le nombre des manifestants s’élevait à dix mille.
On peut mesurer quelle frayeur la manifestation avait faite au gouvernement au fait que, jusqu’à minuit, tout le quartier autour de la Potsdamer Platz est resté littéralement submergé par la police montée et qu’au poste de la gare de Potsdam, où s’était établi le centre principal de commandement, les allées et venues de patrouilles nerveuses, les instructions et les rapports s’éternisèrent jusque près d’une heure du matin.
En 1916, le bilan effroyable de cette guerre est largement perceptible. La guerre s’enlise, la guerre de mouvement est terminée, les dégâts sont de plus en plus importants. La bataille de Verdun avait commencé. Les cadavres s’amoncellent au Mort-Homme et ailleurs. Sur le tract qui appelle à la manifestation du 1er mai 1916, rédigé par Liebknecht, on peut lire :
«la misère et la détresse, la disette et la famine règnent en Allemagne, en France, en Russie ; pour la Belgique, la Pologne, la Serbie dont le militarisme allemand a aspiré, comme un vampire, tout le sang et toute la moelle, ce ne sont plus que d’immenses cimetières, d’immenses tas de décombres».
Si Liebknecht était présent à Berlin, c’est que le Parlement siégeait. Car, entre deux session, il était au Front. Quoique âgé de 43 ans, et ayant déjà effectué son service militaire, il fut incorporé et doté de pelle et pioche, d’abord dans le 49ème bataillon de fortification (Armierungsbataillon) en Lorraine puis au 102ème du côté de Riga (très précisément au bord de la Dvina). De là il écrira à sa femme en septembre :
«le moral des troupes est très agité, et même prêt à la révolte.(…) On est plein à éclater de toute cette cochonnerie glorieuse»
(Karl Liebknecht : Lettres du front et de la geôle (1916-1918) traduites par Francis Tréat et Paul Vaillant-Coutourier. Libraire de l’Humanité 1924. Paru en fac-similé aux Editions du Sandre malheureusement sans note ni appareil critique).
Non seulement la guerre pèse de plus en plus lourd mais ses causes affleurent, sont palpables.
Dans une lettre à son fils de 14 ans :
«L’histoire de cette guerre sera plus simple, vois-tu, mon fils, que l’histoire de beaucoup d’autres guerres plus anciennes, car les forces causales de cette guerre remontent brutalement à la surface. Pense aux Croisades, dont l’aspect religieux, culturel et légendaire, est si embrouillé : une apparence qui recouvre évidemment de simples raisons économiques, car les Croisades n’ont été que de grandes expéditions commerciales. La monstruosité de cette guerre, dans sa mesure, ses moyens, ses buts, ne dissimule rien, mais au contraire – elle découvre, révèle».
Ce sera cette année là qu’il écrira :
«l’ennemi principal de chaque peuple est dans son propre pays»
Après le compte rendu des évènements vus par les manifestants, voici celui de la police
Rapport d’enquête figurant dans l’acte d’accusation contre Karl Liebknecht
Fin avril et le 1er mai, l’accusé Karl Liebknecht diffusa dans le Grand-Berlin autant qu’il en eut l’occasion des tracts intitulés « Tous à la fête du 1er mai ! », ainsi que des papillons (Handzettel). Sur ces papillons, il appelait tous ceux qui étaient contre la guerre à se trouver Potsdamer Platz le premier mai à huit heures du soir. Sur ces papillons était aussi écrit comme slogan « Du pain ! La liberté ! La paix ! » (souligné). Il se trouva lui-même en civil sur la Potsdamer Platz avec un certain nombre de ses camarades, à l’heure indiquée, pour participer à la fête et à la manifestation contre la guerre. Quelques centaines de personnes en tout, des jeunes pour la plupart, et également des femmes, se trouvèrent au même endroit avec les mêmes intentions. Comme il y a habituellement un trafic intense après huit heures du soir sur la Potsdamer Platz, en raison de la fermeture des magasins et de la proximité de plusieurs gares, la foule y devenait très dense, raison pour laquelle les policiers qui y avaient été dépêchés firent en sorte que les gens puissent gagner les rues latérales et ils dispersèrent de temps en temps les rassemblements qui se formaient sur les trottoirs. De temps à autre, il y eut des sifflements et des slogans lancés par la foule. Mais il n’y eut pas d’incident majeur, parce qu’il y avait sur place un fort déploiement policier et que les tentatives isolées de troubler l’ordre public purent être étouffées dans l’œuf. Juste au moment où un groupe de policiers cherchait à disperser les gens qui s’étaient attroupés sur le trottoir devant l’hôtel Fürstenhof, l’accusé, qui se trouvait dans un groupe de gens, s’écria d’une voix distinctement audible : « A bas la guerre ! A bas le gouvernement ! » Les policiers qui se trouvaient à proximité, Becker et Rathke, s’emparèrent de l’individu, dont le nom leur était inconnu, pour l’emmener au poste. L’accusé y opposa de la résistance, en croisant les bras dans le dos, en penchant le buste en arrière et en appuyant les pieds contre le sol. Les deux fonctionnaires durent « littéralement soulever » le prisonnier pour le faire avancer. Pendant son transfert au poste de police, l’accusé continua de s’écrier : « A bas la guerre ! A bas le gouvernement ! » Peu de temps après l’arrestation de l’accusé, le rassemblement se dispersa. Pendant tous ces événements, plusieurs centaines de soldats traversèrent la Potsdamer Platz, la plupart en provenance ou en direction d’une gare, sans toutefois participer à la manifestation. Quelques-uns, qui voulaient apparemment s’y attarder, furent invités par les patrouilles militaires à continuer leur chemin.
S’en suivront le procès pour trahison et la condamnation à quatre années de prison. Il sera libéré en octobre 1918 après le déclenchement des insurrections. Il apparaissait plus dangereux dedans que dehors. Il arrive à Berlin le 8 novembre.
Le 9 novembre met fin à au règne des Hohenzollern par la double proclamation de la république.
« Cette république fut proclamée deux fois. De quoi se plaindrait-elle ? » écrit Döblin.
Berlin est en ébullition. A 14 heures, en vertu du célèbre adage, si nous sommes dépassés par les événements, feignons d’en être les organisateurs, c’est le socialiste Philipp Scheidemann qui proclame la République des fenêtres du Reichstag, au grand dam du chancelier F. Ebert. Deux heures plus tard, Liebknecht apparaît sur le balcon de la résidence principale des Hohenzollern et proclame la République libre et socialiste. Dans son discours, il fait défiler les fantômes des morts sur les barricades de 1848, le cortège des 50 cadavres sanguinolents devant lesquels Frédéric Guillaume 4 dut s’incliner (Le 19 mars 1848, le peuple envahit le château et oblige Frédéric Guillaume 4 à saluer les cadavres des insurgés). Il évoque aussi un autre cortège formé par les fantômes de tous ces millions qui ont laissés leur vie pour « la cause sacrée du prolétariat ». Sont du défilé, les victimes de la tyrannie couvertes de sang et le crâne fendu , suivi des millions de femmes et d’enfant qui ont succombé à la misère et au chagrin, et bien sur les millions de tués à la guerre. Liebknecht a lu Antigone. Dans ses lettres, il recommande la lecture de Sophocle à son fils.
Pour l’historien Enzo Traverso :«cette situation de double pouvoir – la guerre a engendré la révolution, la révolution a engendré la guerre civile, ne peut pas se pérenniser». (Enzo Traverso : A feu et à sang. Stock page 62)
Pouvoir est d’ailleurs peut-être un bien grand mot tant l’état allemand est déliquescent. Au point que Français et Britanniques qui signeront l’Armistice deux jours après – soit le 11 novembre- se demanderont s’ils ont bien fait :
«Dans l’esprit du commandant en chef des armées alliées, cette signature a au moins le mérite d’arrêter l’effroyable effusion de sang ; mais un terrible doute étreint la délégation franco-britannique : les personnalités ennemies, escortées jusqu’à Rethondes, sont-elles «réellement représentatives» d’un État que tous s’accordent à considérer à la dérive ? Est-on certain que ces plénipotentiaires prussiens parlent au nom de tous les Allemands, dans leur diversité du moment, monarchistes, républicains, bolcheviks, anarchistes, voire civils ou militaires ? Difficile de trancher en vérité, compte tenu de la guerre civile engendrée par l’éclosion d’une révolution d’inspiration bolchevique et qui, étant partie de Kiel, se répand maintenant dans toute l’Allemagne, effrayant Paris et Londres »
Le général Charles Dupont, Chef de la mission militaire française à Berlin assiste au «spectacle d’impuissance offert par la nouvelle république» :
«sous ses fenêtres, 150 000 membres du Spartakusbund défilent avec leurs drapeaux rouges, défiant ainsi l’autorité du gouvernement, contestant sa légitimité, puisque Liebknecht a proclamé la République socialiste libre d’Allemagne et appelé de ses vœux la révolution universelle».
Il note aussi que les difficultés de ravitaillement ne sont pas les seules causes de l’anéantissement moral des Berlinois :
«L’Allemagne se trouvait alors complètement démoralisée car la campagne de mensonge, menée par l’État-major allemand, avait perpétué au-delà de toute imagination les faits réels des succès du printemps 1918. Jusqu’au commencement d’août 1918, toute l’Allemagne croyait encore à la victoire totale. Le Gouvernement, l’armée, la population, tous étaient désemparés. Anarchie complète et décomposition totale de l’autorité.»
Olivier Lahaie, « Face à l’Allemagne vaincue, les services de renseignement français (novembre 1918-avril 1919) », Revue historique des armées [En ligne], 251 | 2008, mis en ligne le 20 juin 2008, consulté le 14 janvier 2015. URL : http://rha.revues.org/299
Le pouvoir avait été confié au Parti social démocrate pour gérer la défaite et l’armistice et permettre à l’armée de rentrer en bon ordre en Allemagne. Elle en profitera pour travailler à la construction idéologique de la «théorie» du «coup de poignard dans le dos» dont elle aurait été victime. L’idée est du général Ludendorff. Cela explique peut-être pourquoi il aurait été proposé à Karl Liebknecht, selon le témoignage de son fils Robert, de faire partie de la délégation allemande à Compiègne pour la signature de l’armistice, afin de l’associer à la défaite. Il refusera. (Annelies Laschitza / Die Liebknechts. AufbauVerlag page 396)
Début novembre 1918, à Kiel, les marins s’étaient soulevés contre le refus d’obéissance … de l’état-major de la Marine. En refusant d’appareiller, ils pensaient défendre le gouvernement contre le jusqu’au-boutisme des amiraux. Le mouvement se répand dans toute l’Allemagne y compris en Alsace alors annexée, dimension jusqu’à aujourd’hui totalement occultée. Le drapeau rouge flottera sur la cathédrale de Strasbourg. La guerre bascule dans la révolution qui est d’abord une révolution contre la guerre. Cette imbrication guerre révolution / révolution guerre est encore renforcée si l’on se remémore qu’en avril 1917, l’empereur Guillaume II fait traverser l’Allemagne à Lénine. Ce dernier après la prise de pouvoir des Bolchéviques en octobre 1917 signera en mars 1918 une paix séparée avec l’Allemagne. De quoi troubler les esprits. Ceux de Karl Liebknecht et plus encore de Rosa Luxemburg le seront. S’ajoute à cela qu’ils ne partageaient pas les méthodes et conceptions de Lénine. Même si Liebknecht avait parfois tendance à l’oublier.
La révolution allemande de 1918 est bien singulière, une révolution d’abord contre la dictature militaire qui dominait le Reich allemand, une révolution sociale-démocrate, écrasée par des dirigeants sociaux-démocrates selon l’interprétation de Sébastien Haffner. Une «révolution gâchée» pour Alfred Döblin (Voyage et destin. Editions du Rocher, page 344). Mais une révolution quand même. Bien que l’on s’en soit souvent moquée. Pour les révolutionnaires russes,«il suffit une pancarte indique ‘pelouse interdite’, pour que les insurgés allemands marchent naturellement sur les chemins». Variante :«pour prendre d’assaut une gare les insurgés allemands achètent d’abord un ticket de quai». Il y a aussi la remarque de Kurt Tucholsky : «en raison des circonstances atmosphériques défavorables, la révolution allemande s’est produite dans la musique» Un signe révélateur de son manque de souffle se trouve cependant dans le fait que ni Rosa Luxemburg ni Karl Liebknecht ne seront admis au congrès des conseils ouvriers en décembre 1918.
«Les soldats las de la guerre, les travailleurs usés par la faim, la hausse des prix, le pillage, s’étaient soulevés, sans formation politique, sans chef révolutionnaire ; un mouvement de mécontentement, d’impatience s’était propagé, pour bon nombre d’entre eux l’exemple russe qu’ils avaient encore à peine compris représentait un espoir, dans les mouvements de grève, dans la constitution improvisée de conseils tout se passait comme si débutait là aussi la domination du prolétariat. Une analyse de la situation ne leur paraissait plus nécessaire, c’était l’histoire elle-même qui les avait, eux, la majorité, appelés au commandement. Il semblait que la seule révolte du peuple avait provoqué la chute de la monarchie en place et que l’Etat attendait simplement que les travailleurs s’emparent de lui. Or, ce n’étaient pas les rebelles mais l’état-major général de l’armée, les hobereaux, la haute finance qui, au moment de l’effondrement militaire, avaient aboli la monarchie pour sauver leurs propres positions. Plus rapides que les ouvriers, les marins et les soldats insurgés, les représentants de l’armée, de la diplomatie, de l’industrie lourde et de la banque agirent les premiers, reconnaissent la situation et grâce à leur association avec la direction du plus grand parti ouvrier, ils laissèrent se dérouler un semblant de révolution».(Peter Weiss Esthétique de la Résistance Kliencksieck page 114)
Un «remake» de novembre aura lieu en janvier 1919. Le prétexte en sera, le 4 janvier, la destitution du préfet de police Emil Eichhorn, proche des Spartakistes. Son refus de démissionner déclenchera l’insurrection qui s’achèvera dans la «semaine sanglante». Le socialiste Gustav Noske après avoir maté les marins de Kiel est appelé à Berlin par le Chancelier social démocrate Ebert pour ramener l’ordre. Il sera surnommé «Bluthund» (chien sanguinaire). De véritables appels au meurtre seront lancés contre les spartakistes qui entre-temps avaient fondé le Parti communiste d’Allemagne dénommé ainsi contre l’avis de Rosa Luxemburg, qui tenait à Spartakus car ce nom symbolisait pour elle celui qui reste avec les gens même quand ils se trompent. L’intitulé complet évoque un compromis : Parti communiste d’Allemagne – Ligue spartakiste.
Potsdamer Platz, janvier 1919 :
la revanche de l’armée sur l’ennemi de l’intérieur
Une revanche « musicale »
Döblin raconte dans son roman Novembre 1918 que c’est avec le cri de Liebknecht (A bas la guerre ») qu’avait commencé ce qui devait se terminer par chute de l’empire.
«De puissants coups de timbales, le sifflement strident des fifres devaient chasser le souvenir de ce cri, et effacer la honte, du moins sur le plan musical»
Döblin évoque ainsi la parade de la troupe (quelque 3000 hommes) traversant le Potsdamer Platz avec à sa tête le «civil Noske», après l’assassinat de Liebknecht et Rosa Luxemburg, le 15 janvier 1919.
Cette idée de revanche de l’armée allemande retournée contre l’ennemi intérieur, on la retrouve aussi dans le dernier texte écrit par Rosa Luxemburg : l’ordre règne à Berlin dans lequel elle écrit :
«Devant l’histoire mondiale, la gloire et l’honneur des armes allemandes sont saufs. Les lamentables vaincus des Flandres et de l’Argonne ont rétabli leur renommée en remportant une victoire éclatante… sur les 300 Spartakistes du Vorwärts. Les exploits datant de la glorieuse invasion de la Belgique par des troupes allemandes, les exploits du général von Emmich, le vainqueur de Liège, pâlissent devant les exploits des Reinhardt [REINHARDT, Walther (1872-1930). Officier d’État Major pendant la première guerre mondiale, dernier ministre prussien de la guerre, il fut nommé en octobre 1919, chef de la direction de l’armée. Il démissionna en même temps que Noske, après le putsch de Kapp] et Cie dans les rues de Berlin. Assassinat de parlementaires venus négocier la reddition du Vorwärts et que la soldatesque gouvernementale a frappés à coups de crosse, au point que l’identification des corps est impossible, prisonniers collés au mur, dont on a fait éclater les crânes et jaillir la cervelle : qui donc, en présence de faits aussi glorieux pourrait encore évoquer les défaites subies devant les Français, les Anglais et les Américains ? L’ennemi, c’est « Spartacus » et Berlin est le lieu où nos officiers s’entendent à remporter la victoire. Et le général qui s’entend à organiser ces victoires, là où Ludendorff a échoué, c’est Noske, l’ ouvrier Noske.»
Elle fait l’analogie avec la Commune de Paris
«Qui n’évoquerait l’ivresse de la meute des partisans de l’ordre, la bacchanale de la bourgeoisie parisienne dansant sur les cadavres des combattants de la Commune, cette bourgeoisie qui venait de capituler lâchement devant les Prussiens et de livrer la capitale à l’ennemi extérieur après avoir levé le pied ? Mais quand il s’est agi d’affronter les prolétaires parisiens affamés et mal armés, d’affronter leurs femmes sans défense et leurs enfants, ah comme le courage viril des fils de bourgeois, de cette jeunesse dorée, comme le courage des officiers a éclaté Comme la bravoure de ces fils de Mars qui avaient cané devant l’ennemi extérieur s’est donné libre cours dans ces atrocités bestiales, commises sur des hommes sans défense, des blessés et des prisonniers ! »
R. Luxemburg : « L’ordre règne à Berlin » Die Rote Fahne, n° 14. 14 janvier 1919. Traduction est extraite de Les Spartakistes, 1918 : l’Allemagne en révolution présentée par Gilbert Badia, Paris, Julliard, 1966 (Collection Archives).
C’est le 15 janvier, vers 9 heures, que Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg furent arrêtés et emmenés à l’Hôtel Eden, insultés et frappés. Rosa fut traînée sur le sol. Elle perdait beaucoup de sang par le nez et la bouche. Liebknecht fut frappé à coups de crosse. On le traîna dehors et on le fit monter en voiture. Accompagné de six officiers, ils prirent la direction du Tiergarten. Arrivés au Neuer See, ils déclarèrent que la voiture avait une panne et on le fit descendre. Le capitaine-lieutenant, Horts von Pflugk-Hartung lui tira une balle dans la tête et on traîna son corps vers d’autres cadavres, près d’une station-service. Rosa Luxemburg fut emmenée par le lieutenant Vogel. Un autre soldat, Runge, reçut l’ordre de la tuer. Il lui broya le crâne de deux coups de crosse et on la jeta inanimée dans une auto où ils la frappèrent encore. Finalement le lieutenant Vogel l’acheva d’une balle dans la tête. La cadavre fut transporté à travers le Tiergarten et jeté dans le Landwehrkanal. Il n’échoua sur la rive qu’en mai 1919, déjà putréfié. Elle fut d’abord «enterrée» avec Liebknecht dans un cercueil vide.
Seul le soldat Runge fut condamné à deux ans de prison. Le lieutenant Vogel fut finalement acquitté et amnistié. Quant au général Pabst, qui avait commandé l’exécution, il vécut jusqu’en 1970 une vieillesse paisible à Düsseldorf. Il a échappé de justesse aux honneurs militaires d’une décoration par la République fédérale d’Allemagne.
Et puis vint la bêtise stalinienne
Mais Karl Liebknecht, tout comme Rosa Luxemburg, après avoir été assassinés par les précurseurs des nazis, ont encore eu leur mémoire maltraitée par les «staliniens». En témoigne cette statue jamais érigée. Si tous les deux ont été convoqués pour servir de légitimité à la RDA dont l’existence pouvait ainsi se prévaloir d’une continuité révolutionnaire, alors qu’elle n’est bien entendu par née d’une révolution mais d’une occupation, c’était sans compter qu’ils n’étaient ni l’un ni l’autre en odeur de sainteté à Moscou.
Hannah Arendt qui avait pour elle de l’admiration et dont le second mari était spartakiste, raconte dans Rosa Luxembourg (Vies politiques traduction française de Men in dark times – TEL Gallimard pg 67) que Lénine pour qui Rosa Luxemburg «malgré (ses) erreurs (…) était, et est un aigle», la publication de «sa biographie et l’édition complète de ses œuvres», non expurgée des «erreurs», et reprocha aux camarades allemands leur «incroyable» négligence en face de ce devoir. C’était en 1922. Trois ans plus tard, les successeurs de Lénine avaient décidé de « bolcheviser » le Parti communiste allemand, et ordonnèrent à cet effet «une attaque spécifique sur tout ce qu’a légué Rosa Luxemburg».
Après la Seconde Guerre mondiale, une édition en deux volumes de morceaux choisis «avec des notes soigneuses pour souligner des erreurs» sortit à Berlin Est, suivie d’une «analyse complète du système des erreurs luxemburgistes » par Fred Oelssner, analyse qui bien vite «tomba dans l’oubli», car elle devint «trop stalinienne». Ce n’était pas là, rien n’est plus certain, ce que Lénine avait réclamé, et cela ne pouvait pas davantage, comme il l’avait espéré, servir «à l’éducation de nombreuses générations de communistes».
Après la mort de Staline, les choses commencèrent à changer, sauf en Allemagne de l’Est, où, et c’est caractéristique, la révision de l’histoire stalinienne prit la forme d’un «culte de Bebel». Le seul à protester contre cette nouvelle absurdité fut le vieil Hermann Duncker, le dernier survivant de marque encore capable de « [se] souvenir de la plus merveilleuse période de ma vie, quand, jeune homme, je connaissais Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht et Franz Mehring, et travaillais avec eux». Cependant, les Polonais, bien que leur propre édition d’œuvres choisies, en deux volumes, parue en 1959, «recoupe partiellement l’édition allemande», «exhumèrent presque intacte sa réputation de la cassette où elle avait été enterrée» depuis la mort de Lénine; et, après 1956, un «flot de publications polonaises» sur le sujet ont fait leur apparition sur le marché. On aimerait croire que subsiste l’espoir d’une reconnaissance tardive de ce qu’elle fut et de ce qu’elle fit, comme on aimerait espérer qu’elle trouve enfin sa place dans l’éducation portant sur les sciences politiques dans les pays de l’Ouest.»
Elle sera «la syphillis du mouvement ouvrier». Cela en dit long sur l’incommensurable bêtise des staliniens et sur la stalinisation des partis communistes occidentaux notamment allemand.
Pour que les choses soient tout à fait exactes, il faut préciser que les œuvres complètes de Rosa Luxemburg ont été publiées en ex RDA entre 1970 et 1975. Hannah Arend a écrit son texte en 1963.
Mais Liebknecht n’a pas été mieux traité. Annelies Laschitza qui participa à l’édition des œuvres de Rosa Luxemburg et qui a publié une biographie familiale des Liebknecht, si elle est une indéniable spécialiste de la question n’en finit pas de ne pas tout dire. Elle nous laisse particulièrement sur notre faim dans sa préface dans laquelle elle fait allusion aux souffrances qu’a infligé la dictature stalinienne à Sophie Liebknecht et à l’un des fils de Karl Liebknecht connu sous le sobriquet d’Holmi. Sophie ne fut autorisé à se rendre à Berlin qu’en 1954.
A Laschitza lève juste un petit coin du voile. Elle écrit : «c’est au cours d’entretiens avec Willy Kerff [Auteur d’une biographie de Liebknecht, il faut arrêté à Moscou en 1938] que j’eus pour la première fois -donc dans les années 60 – une connaissance concrète des représailles staliniennes à l’égard de ce courant d’idée dans le mouvement communiste international». Elle n’en dira pas plus.
Du carrefour révolutionnaire à la réserve pour touristes.