Après Au son d’une lyre crétoise sur le fantôme de la Potsdamer Platz, Eclats d’une ville de Laurent Margantin sur Berlin en 1990, voici un aperçu de la capitale allemande en 2005. Dans les trois cas, Berlin, ses pleins et ses vides.
« quelques hommes
marchent timidement
dans le Niemandsland
eux-mêmes surpris de leur présence
vivante en ce lieu ouvert »
Laurent Margantin : Eclats d’une ville
J’ai d’abord eu un peu de mal avec les photographies de Bernard Plossu. Je crois avoir commencé à comprendre pourquoi. En cause la transformation du regard à laquelle elles invitent et qui ne va pas de soi quand on connaît Berlin de longue date. En raison aussi de leur caractère fictionnel. Berlin 2005 paru aux éditions médiapop rassemble une cinquantaine de ses photographies introduites par Jean Christophe Bailly et suivi d’un dialogue entre le photographe et Isabelle Bourgeois qui avait initié une exposition de ces vues à L’Espace d’art Le moulin à La Valette du Var en 2010. L’édition est bilingue, français-allemand.
« C’est marrant, les gens ne comprennent pas que l’on puisse être amoureux de Berlin … » (Isabelle Bourgeois dans le livre cité)
Être amoureux de Berlin oui je le comprends bien mais peut-on le devenir encore, je ne le sais pas.
J’ai choisi la photographie ci-dessus parce qu’elle me semble un peu caractéristique de l’ensemble des visions que propose Bernard Plossu de Berlin en évitant à peu près tout ce que l’on en connaît excepté deux églises, celle du souvenir (Gedächniskirche) et CheckPoint Charlie, temple touristique, les deux images sont d’ailleurs placées en regard dans le livre. Au rayon humour, on peut-y ajouter la présence de la bijouterie Christ. Ce qui frappe donc ce sont ces agencements de volumes géométriques soulignés par de forts contrastes de lumières et d’ombres. Bernard Plossu dit avoir retrouvé à Berlin la lumière de la Californie. Ces espaces sans référence historique sont traversés par quelque chose, ici une rivière, la Spree ou, dans une autre image, un train. Berlin est une ville où l’on voit passer les trains, ceux des métros aériens autant que ceux des grandes lignes empruntant les mêmes voies. Il y a bien sûr aussi les automobiles et les passants, ni les unes ni les autres jamais très nombreux dans les photographies comme pour conforter l’impression d’une moindre densité. Berlin est en effet six fois moins dense que Paris 3855 habitants au kilomètres carré dans la capitale allemande contre 21258 dans la capitale française. D’où cette impression d’espace. J’y reviendrai plus loin. Cette façon de positiver l’effacement des traces et de regarder ailleurs donne au Berlin 2005 de Bernard Plossu ce côté Alphaville lumineux. C’est, dit-il «comme Alphaville qui deviendrait une jolie ville de jour». Ce qui m’intéresse dans cette fiction du regard c’est précisément que je ne peux pas voir Berlin comme cela. J’y ai trop longtemps vécu avant la chute du Mur et, tout en constatant que ce n’est plus là, je n’arrive pas à me défaire de ce qui était là. Mais c’est peut-être que je n’ai pas encore assez regardé pour que cela devienne visible pour reprendre la citation de Franz Hessel qu’évoque Jean-Christophe Bailly. La ville mosaïque est spacieuse. Outre les nombreux espaces verts, lacs et forêts, il y a dans la ville même des jardins potagers, sans oublier un terrain de camping.
La ville palimpseste
Sans être «sourcier», autre façon d’aller à Berlin à la recherche des traces du passé comme le dit Jean-Christophe Bailly, il arrive que de l’enfoui resurgisse comme la tête à Lénine (voir ici le point 3 ou que l’on tombe comme moi sur le socle d’un fantôme.
«On a beau savoir que tout texte urbain est un palimpseste, là la netteté de la réécriture est si clairement découpée dans l’espace que l’on en est saisi.» (Jean-Christophe Bailly)
Les photographies de Bernard Plossu évoquent cette « réécriture »qui s’est faite à une vitesse folle avec comme crayons les grues omniprésentes (on en voit sur la photo ci-dessus). Mais il y a d’autres traces que celles de l’histoire que l’on efface, ces autres traces rendues de toute force invisibles sont par exemple celles de la pauvreté. Les SDF ont été parmi les premières apparitions «nouvelles» après la Chute du mur accompagnant, si je puis dire, la colonisation de l’est par l’ouest. Mais je voudrais revenir et insister sur la question du plein et du vide.
«Pour peu que l’on soit attentif, en effet, et cela se voit sur les images de Bernard Plossu, là aussi si on les regarde bien et les juxtapose, il y a à Berlin, malgré toute cette vie et cette vitalité que l’on rencontre ( et dont, lorsqu’on s’y rend, il faut le dire, on se remplit), d’étranges vides et, plus secrètement encore peut-être, une sorte de dispersion de l’espace, ou dans l’espace qui serait comme un excès des intervalles et des distances, soit ce que Hanns Zischler a si parfaitement condensé dans le titre de son livre Berlin ist zu gross für Berlin : Berlin est trop grand pour Berlin».
Ces trous sont en partie mais en partie seulement le fait des destructions de la seconde guerre mondiale, ils semblent attester de la présence d’un «fantôme d’incomplétude».
Si je parviens lors de mon prochain séjour à Berlin – c’est pour bientôt – à voir les choses un peu autrement, moins sous l’angle d’ici il y avait ceci et ce n’est plus là, ce que j’ai la vague impression d’avoir déjà fait sans le comprendre, ce sera grâce à ce livre qui m’en en fait prendre conscience.
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