"L'avenir de l'Allemagne (est) entre debonnes mains ". Panneau électoral (2400 mètres carrés ) du parti d’Angela Merkel près de la Gare centrale de Berlin
On pourrait se dire que si la République démocratique allemande (RDA) n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer. Non seulement elle est une des ressources du cinéma et de la littérature, mais en plus elle fournit du personnel politique à l’Allemagne, pas moins qu’une chancelière et un président.
Puisque j’évoquais la littérature :
Dans son dernier roman – dernier en date – intitulé Last exit to El Paso, Fritz Rudolf Fries, qui nous confirme au passage qu’il n’a rien perdu de son humour, parle de la chancelière allemande en évoquant « son sourire congelé d’infirmière au chevet du capitalisme agonisant ».
On l’aura compris, à une semaine des élections au Bundestag, le 22 septembre prochain, il sera question d’Angela Merkel qui aspire à un troisième mandat de chancelière. La question n’est pas de participer même en négatif à un culte de la personnalité. Je laisse aussi complètement de côté l’histoire de son passé est-allemand. J’en parle en étant conscient que face à l’invisible révolution permanente du complexe militaro industriel et technologique dont parle Ulrich Beck (ici en allemand), l’essentiel du travail de la politique dans le contexte de l’ultralibéralisme consiste à se défaire des attributs et fonctions de la politique. C’est ainsi que l’on pourrait définir succinctement une politique néolibérale ou ultralibérale. Il s’agit d’organiser le laisser faire des forces économiques et du marché.
Jürgen Habermas parle de la « démission historique des élites politiques ».
« Depuis l’apparition de la crise grecque en mai 2010 et la défaite [des chrétiens-démocrates] aux élections régionales de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, elle [Angela Merkel] avance à pas comptés, chacun de ses gestes étant dicté par l’opportunisme du dirigeant qui veut rester au pouvoir. Depuis le début de la crise, l’habile chancelière louvoie avec sagacité, mais sans afficher de principes identifiables, et prive pour la deuxième fois les élections du Bundestag de tout sujet polémique, sans parler de la politique européenne, un thème soigneusement verrouillé.
Elle peut façonner la feuille de route à sa guise car l’opposition, si elle s’aventurait à faire pression sur la question chatouilleuse de l’Europe, risquerait de se voir opposer l’argument-massue de l’ »union de la dette ». Et ce par les gens qui ne pourraient que dire la même chose s’ils ouvraient la bouche.
L’Europe est en perdition et le pouvoir politique revient à ceux qui décident des sujets « autorisés » pour l’opinion. L’Allemagne ne festoie pas pendant la peste, elle baille aux corneilles. Faillite des élites ? Tout pays démocratique a les dirigeants politiques qu’il mérite. Et il y a quelque chose de curieux à attendre des élus un comportement autre qu’ordinaire ». (Source)
«Depuis huit années de gouvernement Merkel, écrit Jacob Augstein, l’Allemagne est immobilisée par l’auto-illusion ». La « femme la plus puissante du monde » n’agit pas. Mais n’est-ce pas là la clé de son succès ? Depuis 1997 jamais les allemands n’ont été aussi satisfaits de leur gouvernement, dit un sondage. Paradoxalement, note encore Augstein, « de plus en plus de journalistes, de scientifiques s’indignent d’un gouvernement qui use de sa fonction pour se détourner des défis auxquels il devrait faire face». Mais ce qu’écrivent les journalistes, la population s’en fiche, « car en vérité les Allemands partagent avec Angela Merkel la peur de l’avenir ». La première à en souffrir est la jeunesse.
Peer Steinbrück, tête de liste du SPD
Les élections allemandes se situent dans le contexte que l’on pourrait qualifier avec Colin Crounch de postdémocratique si ce n’était qu’il faudrait interroger ce mot qui laisse entendre que nous ayons déjà connu des situations réellement démocratiques ou satisfaisantes du point de vue démocratique. Mais l’expression désigne un fonctionnement apparent de la démocratie derrière le paravent duquel d’autres puissances non démocratiques gouvernent. Le tout est accentué en Allemagne par le fait que la sociale-démocratie est morte et bien morte. Son dernier fossoyeur se nomme Gerhard Schröder. C’est tellement vrai que le candidat à la succession de ce dernier s’efforce désespérément de dire d’un geste qu’elle peut encore.
La petite de l’autre côté (du mur)
Commençons peut-être par ce que peut nous dire la psychologie, nous terminerons par la linguistique en passant par la sociologie. Relevons d’abord avec le psychothérapeute Tilman Moser que dans un pays dirigé pendant des siècles par des hommes, gouverne une « jeune fille qui vient de l’autre côté » (du mur). On peut même ajouter que l’on trouve dans son gouvernement un homosexuel aux Affaires étrangères et un ministre des finances en fauteuil roulant. Cela interdit a priori de dire qu’il s’agit d’une Allemagne frileuse et provinciale.
Et pourtant …
Il sera question d’une « Sur-mère protectrice ».
Angela Merkel n’a pas la dureté assassine d’une Margaret Thatcher : « Elle a les traits bons et durs d’une mère qui élève seule ses enfants, qui pose son homme même quand les enfants font des problèmes », affirme Tilman Moser. Elle est Mutti, maman. Pour le psychothérapeute, «même en campagne électorale, elle reste la dirigeante féminine du ménage qui n’hésite pas, pour le bien de sa propre famille, à piquer à ses voisins verts ou rouges les bonnes idées comme si elles avaient toujours été les siennes ». Il s’opère envers elle un transfert régressif et infantile, une délégation de responsabilité à « celle qui sait ». Rien à voir avec un choix programmatique. Nous ne sommes pas au-delà mais en-deçà de la politique.
« Qu’un candidat à la chancellerie soit peut-être plus intelligent, que le nombre de mots informatifs qu’il utilise par unité de temps soit plus important, qu’il soit ironiquement méchant, ne fait que renforcer l’attachement à la Dame d’apparence tranquille, qui a accumulé tant d’expérience et de renommée internationales et qui offre à la fierté infantile l’image de la femme la plus puissante du monde »
Cf Mädchen, Mutti, Machtfigur (Jeune fille, maman et figure de pouvoir)
Cette vision d’une figure maternelle primitive intériorisée qui bien entendu sert des intérêts bien plus cyniques, les lobbies règnent, n’est peut-être pas loin de l’approche du caricaturiste Klaus Stuttman qui note qu’elle apparaît comme « l’une d’entre nous » :
« … elle n’est pas vaniteuse, ce qui saute particulièrement aux yeux après les égocentriques forcenés qu’étaient Schröder et Fischer. Je pense que c’est un gros avantage pour elle à l’heure où l’écart entre riches et pauvres, entre haut et bas recommence à se creuser. On ne la considère pas comme à l’origine de cette évolution (alors que c’est sa politique qui l’a provoquée) ni comme faisant partie des riches et de ceux d’en haut, mais, à cause de sa modestie, plutôt comme quelqu’un de normal, « l’une d’entre nous ». (Source)
L’anti bling bling en quelque sorte. Dotée en plus d’une aura scientifique.
« Avec son aura de scientifique, elle souligne qu’elle n’a que faire de châteaux en Espagne, de construction imaginaire, de projets littéraires. Pour elle n’existe que le réel que chacun peut voir, un modèle tout à fait classique du conservatisme pragmatique. Les conservateurs ne s’imaginent pas comme les architectes d’un nouvel ordre humain. Merkel ne se présente pas (plus) comme démiurge d’une nouvelle liberté mais comme une monteuse qui éliminent les dommages, un serrurier qui répare, un jardinier qui coupe, éclaircit, arrose, soigne ce qui promet de bien pousser et fleurir ». Franz Walter : Wie die Gesellschaft so die Politik (La politique à l’image de la société)
Mais c’est aussi une femme de pouvoir, le sien propre, « merkiavélique ».
« Une stratégie de démobilisation asymétrique »
Elle ne cherche rien d’autre qu’un troisième mandat, son pouvoir à elle et peu importe à la limite avec qui elle gouvernera. Même si elle a des préférences, toutes les options restent ouvertes d’où ce que Ralf Tills désigne comme une « stratégie de démobilisation asymétrique ». Il s’agit de faire en sorte que le camp adverse ne puisse pas former un gouvernement contre les partis chrétiens démocrates. L’un des éléments de démobilisation du SPD est bien entendu la référence à Gerhard Schröder. Il lui suffit d’encenser dans un débat l’ancien chancelier social-démocrate pour plomber son adversaire. Si Angela Merkel fait du Schröder, à quoi bon voter SPD d’autant qu’elle lui pique aussi quelques éléments programmatiques et mobilisateurs comme par exemple le salaire minimum. Certains pensent même qu’avec la droite au pouvoir, il y a plus de chances d’avoir une politique sociale-démocrate qu’avec les sociaux démocrates eux-mêmes tant ces derniers une fois aux commandes s’efforcent de donner des gages néo-libéraux. L’asymétrie consiste en ceci qu’elle ne nécessite pas de son côté une forte mobilisation. Sauf que c’est précisément là qu’il y a un risque. C’est qu’en cas de perte de l’allié libéral, et dans l’hypothèse d’une grande coalition mieux vaut être le plus fort possible. L’autre risque c’est que les conservateurs purs et durs y perdent leurs repères. (CF Ralf Tills : la démobilisation asymétrique en allemand)
Il ne faut donc point trop en dire. Là notre chancelière excelle.
Le merkiavélisme
Ulrich Beck a forgé le terme de merkiavélisme (issu d’une contraction de Merkel et Machiavel) pour désigner un mode d’exercice informel du pouvoir. Par ce concept de merkiavélisme, le sociologue allemand tente de définir l’étrange méthode de gouvernement de la chancelière allemande qui, l’air de rien, parvient non seulement à imposer mais à renforcer son pouvoir en Europe sans qu’il soit nécessaire pour cela de passer par des décisions formelles. Une des caractéristiques de ce merkiavélisme est « cette tendance à ne pas agir, à ne pas encore agir, à différer l’action, à hésiter ». Ulrich Beck ajoute :
« Par ce jeu de poker du oui-mais, non-mais, les pays ayant besoin de crédits et leurs gouvernements apprennent à quel point ils dépendent de l’accord de l’Allemagne et se voient régulièrement signifier leur impuissance ».
Le sociologue rappelle le concept d’Empire State développé par Max Weber :
« Un empire state peut selon Weber exercer une hégémonie pouvant aller jusqu’au despotisme sans disposer de tous les pouvoirs formels de commandement. Comme exemple, il nomme le rôle de la Prusse dans le Zollverein [Union douanière allemande] ou la place de New York comme siège des puissances financières. On peut utiliser ce concept pour caractériser la place de l’Allemagne en Europe : les structures de décision formelles ne bougent pas mais, sous la pression de la crise, l’Allemagne y a accru son pouvoir sans qu’il soit nécessaire pour cela de le formaliser. » (Source de l’entretien en allemand )
Homo économicus : Alors qu’on lui demandait , « Mme la chancelière vous paraissez toujours si fraîche », Mme Merkel a répondu « oui, l’industrie cosmétique allemande sait y faire ». Nous avons là une autre caractéristique d’une politique néo-libérale : la politique se définit elle-même désormais comme prestataire de service aux industries. « Wir verstehen uns ausdrücklich als Dienstleister der deutschen Unternehmen. » Nous concevons expressément notre rôle comme celui de prestataire de service pour les entreprises allemandes“ a déclaré Guido Westerwelle, ministre des Affaires étrangères. (ici en allemand)
Dans la première note en marge des élections allemandes, j’avais écrit que le comportement de mère la rigueur d’Angela Merkel en faisait un sujet fuyant dépourvu d’affect au point qu’il lui fallait de temps en temps montrer que le pouvoir est incarné, qu’il a un corps. Il se fait alors photographier en maillot de bain ou bien on montre que mais si, mais si, j’ai un cou et il porte un collier.
On peut ajouter en référence à l’affiche électorale qui illustre cet article : voyez mes mains. Elles expriment quelque chose. Quoi ? Chacun y mettra ce qu’il veut : un cœur, une posture religieuse, un signe cabalistique, un message aux extraterrestres ou autre chose. (Le doigt d’honneur de Peer Steinbrück se situe sur le même registre de langage corporel. Il s’agissait en plus d’une interview muette).
Je corrige un peu en le précisant ce que j’ai écrit sur Angela Merkel. Cela concerne ce que l’on désigne par son habitus. Son vocabulaire cependant compense ou corrige son allure générale, son comportement. A la remarque de l’hebdomadaire die Zeit faisant observer que « la chancelière apparaît plutôt distante et dotée d’un contrôle de soi », le linguiste Joachim Scharloth rétorque :
« C’est exact pour ce qui concerne son habitus. Mais le choix de ses mots en est le contraire. Elle parle très fortement aux sentiments des gens. Parmi ses mots les plus utilisés, il y a aimable, aimant (lieb), chaleureux, cordial (herzlich), passionnant, captivant (spannend), des adverbes d’intensité äusserst (exceptionnellement, extraordinairement) ou bestmöglich (le mieux possible) qui connoteny des sentiments, des convictions. Angela Merkel en use deux fois plus que Peer Steinbrück »
( Cf Merkels Rhetorik ist nicht elegant – « La rhétorique Merkel n’est pas élégante »)
Elle a aussi un art consommé d’étouffer les controverses. Elle se transforme en édredon comme le souligne Thorsten Denkler dans la Süddeutsche Zeitung, Tout ce qui lui tombe dessus, elle l’absorbe, le ramollit, l’enveloppe.
Pour l’essayiste et romancier Fritz J. Raddatz, Angela Merkel s’est forgée « une grammaire tout à fait personnelle dépourvue de concret ». Elle est sans doute un bon pilote mais les passagers ne savent pas trop où ils atterrissent. « Sa rhétorique est celle de l’annonciation et les détails des annonces sont des produits finis, des éléments préfabriqués à l’image d’une construction de lego ». Pour Raddatz, c’est le contraire d’une parole qu’il définit comme la recherche d’un contact, d’une relation ». Certes elle est aimée, ajoute-t-il mais être aimé n’est pas une catégorie politique. Il poursuit – retenons l’avertissement – : « quand les allemands aiment leurs hommes politiques, il y a tout lieu d’être méfiant ».
Il repère la négligence de son langage et son côté automate :
« ce qu’elle dit de la crise financière sonne comme des stéréotypes préfabriqués nichés dans les synapses de son cerveau et se déverse en appuyant sur un bouton ou grâce à un mot code comme la poupée Ophélia dans les Contes d’Hoffman, peu importe qu’ils conviennent ou non ». (Source en allemand :
Bernard Stiegler évoque certains de ces aspects dans son dernier livre en parlant de « court-circuit de la parole » et de « gouvernement de la bêtise »
« Depuis la révolution conservatrice, la domination de l’idéologie qui n’aura rencontré presque aucune résistance, et qui a conduit à la destruction des formes attentionnelles et des systèmes sociaux en général, a affecté directement la langue – et cette affection directement pathologique a infecté et infesté les gouvernants un peu partout dans le monde. Cette domination aura fait passer du règne factuel de la bêtise au gouvernement délibéré par la bêtise aussi bien que de la bêtise » ( in Pharmacologie du Front National – Flammarion. Page 114)
Gouverner pas la bêtise, n’est pas l’apanage du gouvernement allemand. C’est, par exemple, fêter l’anniversaire de son chat dans une émission sur le budget de la nation comme récemment, le ministre français de l’économie – si, si il l’est – Pierre Moscovici.
En résumé, l’idée n’était pas présente au départ mais s’est révélée au fil de l’écriture : l’ultralibéralisme tue la politique, la dessaisit de ses attributs, la transforme en prestations de service au marché et ramène la campagne électorale à des gestes plus ou moins obscènes et surtout sans parole, qui semblent crier : nous avons l’air d’automates mais nous avons un corps vivant :
Et die Linke me direz-vous ?
J’hésite.
Mais pour rester dans la même tonalité, voici la Vice présidente du Parti, Sarah Wagenknecht, qui, dans Gala, se prend pour Frida Kahlo.
C’est sans doute ce qu’on appelle faire de la politique autrement.
Avec tout le respect dû à Frida Kahlo, bien sûr qui, elle, peignait.
Notes précédentes :
1. Une politique d’ingénieur
2. Si Angela Merkel était caissière de supermarché
3. Un risque de rupture entre les générations.
4. Hypomnemata d’un état de choc numérique
Comment devient-on Merkel III ? Ou quand la politique ultralibérale tue la politique
"L'avenir de l'Allemagne (est) entre debonnes mains ". Panneau électoral (2400 mètres carrés ) du parti d’Angela Merkel près de la Gare centrale de Berlin
On pourrait se dire que si la République démocratique allemande (RDA) n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer. Non seulement elle est une des ressources du cinéma et de la littérature, mais en plus elle fournit du personnel politique à l’Allemagne, pas moins qu’une chancelière et un président.
Puisque j’évoquais la littérature :
Dans son dernier roman – dernier en date – intitulé Last exit to El Paso, Fritz Rudolf Fries, qui nous confirme au passage qu’il n’a rien perdu de son humour, parle de la chancelière allemande en évoquant « son sourire congelé d’infirmière au chevet du capitalisme agonisant ».
On l’aura compris, à une semaine des élections au Bundestag, le 22 septembre prochain, il sera question d’Angela Merkel qui aspire à un troisième mandat de chancelière. La question n’est pas de participer même en négatif à un culte de la personnalité. Je laisse aussi complètement de côté l’histoire de son passé est-allemand. J’en parle en étant conscient que face à l’invisible révolution permanente du complexe militaro industriel et technologique dont parle Ulrich Beck (ici en allemand), l’essentiel du travail de la politique dans le contexte de l’ultralibéralisme consiste à se défaire des attributs et fonctions de la politique. C’est ainsi que l’on pourrait définir succinctement une politique néolibérale ou ultralibérale. Il s’agit d’organiser le laisser faire des forces économiques et du marché.
Jürgen Habermas parle de la « démission historique des élites politiques ».
« Depuis l’apparition de la crise grecque en mai 2010 et la défaite [des chrétiens-démocrates] aux élections régionales de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, elle [Angela Merkel] avance à pas comptés, chacun de ses gestes étant dicté par l’opportunisme du dirigeant qui veut rester au pouvoir. Depuis le début de la crise, l’habile chancelière louvoie avec sagacité, mais sans afficher de principes identifiables, et prive pour la deuxième fois les élections du Bundestag de tout sujet polémique, sans parler de la politique européenne, un thème soigneusement verrouillé.
Elle peut façonner la feuille de route à sa guise car l’opposition, si elle s’aventurait à faire pression sur la question chatouilleuse de l’Europe, risquerait de se voir opposer l’argument-massue de l’ »union de la dette ». Et ce par les gens qui ne pourraient que dire la même chose s’ils ouvraient la bouche.
L’Europe est en perdition et le pouvoir politique revient à ceux qui décident des sujets « autorisés » pour l’opinion. L’Allemagne ne festoie pas pendant la peste, elle baille aux corneilles. Faillite des élites ? Tout pays démocratique a les dirigeants politiques qu’il mérite. Et il y a quelque chose de curieux à attendre des élus un comportement autre qu’ordinaire ». (Source)
«Depuis huit années de gouvernement Merkel, écrit Jacob Augstein, l’Allemagne est immobilisée par l’auto-illusion ». La « femme la plus puissante du monde » n’agit pas. Mais n’est-ce pas là la clé de son succès ? Depuis 1997 jamais les allemands n’ont été aussi satisfaits de leur gouvernement, dit un sondage. Paradoxalement, note encore Augstein, « de plus en plus de journalistes, de scientifiques s’indignent d’un gouvernement qui use de sa fonction pour se détourner des défis auxquels il devrait faire face». Mais ce qu’écrivent les journalistes, la population s’en fiche, « car en vérité les Allemands partagent avec Angela Merkel la peur de l’avenir ». La première à en souffrir est la jeunesse.
Peer Steinbrück, tête de liste du SPD
Les élections allemandes se situent dans le contexte que l’on pourrait qualifier avec Colin Crounch de postdémocratique si ce n’était qu’il faudrait interroger ce mot qui laisse entendre que nous ayons déjà connu des situations réellement démocratiques ou satisfaisantes du point de vue démocratique. Mais l’expression désigne un fonctionnement apparent de la démocratie derrière le paravent duquel d’autres puissances non démocratiques gouvernent. Le tout est accentué en Allemagne par le fait que la sociale-démocratie est morte et bien morte. Son dernier fossoyeur se nomme Gerhard Schröder. C’est tellement vrai que le candidat à la succession de ce dernier s’efforce désespérément de dire d’un geste qu’elle peut encore.
La petite de l’autre côté (du mur)
Commençons peut-être par ce que peut nous dire la psychologie, nous terminerons par la linguistique en passant par la sociologie. Relevons d’abord avec le psychothérapeute Tilman Moser que dans un pays dirigé pendant des siècles par des hommes, gouverne une « jeune fille qui vient de l’autre côté » (du mur). On peut même ajouter que l’on trouve dans son gouvernement un homosexuel aux Affaires étrangères et un ministre des finances en fauteuil roulant. Cela interdit a priori de dire qu’il s’agit d’une Allemagne frileuse et provinciale.
Et pourtant …
Il sera question d’une « Sur-mère protectrice ».
Angela Merkel n’a pas la dureté assassine d’une Margaret Thatcher : « Elle a les traits bons et durs d’une mère qui élève seule ses enfants, qui pose son homme même quand les enfants font des problèmes », affirme Tilman Moser. Elle est Mutti, maman. Pour le psychothérapeute, «même en campagne électorale, elle reste la dirigeante féminine du ménage qui n’hésite pas, pour le bien de sa propre famille, à piquer à ses voisins verts ou rouges les bonnes idées comme si elles avaient toujours été les siennes ». Il s’opère envers elle un transfert régressif et infantile, une délégation de responsabilité à « celle qui sait ». Rien à voir avec un choix programmatique. Nous ne sommes pas au-delà mais en-deçà de la politique.
« Qu’un candidat à la chancellerie soit peut-être plus intelligent, que le nombre de mots informatifs qu’il utilise par unité de temps soit plus important, qu’il soit ironiquement méchant, ne fait que renforcer l’attachement à la Dame d’apparence tranquille, qui a accumulé tant d’expérience et de renommée internationales et qui offre à la fierté infantile l’image de la femme la plus puissante du monde »
Cf Mädchen, Mutti, Machtfigur (Jeune fille, maman et figure de pouvoir)
Cette vision d’une figure maternelle primitive intériorisée qui bien entendu sert des intérêts bien plus cyniques, les lobbies règnent, n’est peut-être pas loin de l’approche du caricaturiste Klaus Stuttman qui note qu’elle apparaît comme « l’une d’entre nous » :
« … elle n’est pas vaniteuse, ce qui saute particulièrement aux yeux après les égocentriques forcenés qu’étaient Schröder et Fischer. Je pense que c’est un gros avantage pour elle à l’heure où l’écart entre riches et pauvres, entre haut et bas recommence à se creuser. On ne la considère pas comme à l’origine de cette évolution (alors que c’est sa politique qui l’a provoquée) ni comme faisant partie des riches et de ceux d’en haut, mais, à cause de sa modestie, plutôt comme quelqu’un de normal, « l’une d’entre nous ». (Source)
L’anti bling bling en quelque sorte. Dotée en plus d’une aura scientifique.
« Avec son aura de scientifique, elle souligne qu’elle n’a que faire de châteaux en Espagne, de construction imaginaire, de projets littéraires. Pour elle n’existe que le réel que chacun peut voir, un modèle tout à fait classique du conservatisme pragmatique. Les conservateurs ne s’imaginent pas comme les architectes d’un nouvel ordre humain. Merkel ne se présente pas (plus) comme démiurge d’une nouvelle liberté mais comme une monteuse qui éliminent les dommages, un serrurier qui répare, un jardinier qui coupe, éclaircit, arrose, soigne ce qui promet de bien pousser et fleurir ». Franz Walter : Wie die Gesellschaft so die Politik (La politique à l’image de la société)
Mais c’est aussi une femme de pouvoir, le sien propre, « merkiavélique ».
« Une stratégie de démobilisation asymétrique »
Elle ne cherche rien d’autre qu’un troisième mandat, son pouvoir à elle et peu importe à la limite avec qui elle gouvernera. Même si elle a des préférences, toutes les options restent ouvertes d’où ce que Ralf Tills désigne comme une « stratégie de démobilisation asymétrique ». Il s’agit de faire en sorte que le camp adverse ne puisse pas former un gouvernement contre les partis chrétiens démocrates. L’un des éléments de démobilisation du SPD est bien entendu la référence à Gerhard Schröder. Il lui suffit d’encenser dans un débat l’ancien chancelier social-démocrate pour plomber son adversaire. Si Angela Merkel fait du Schröder, à quoi bon voter SPD d’autant qu’elle lui pique aussi quelques éléments programmatiques et mobilisateurs comme par exemple le salaire minimum. Certains pensent même qu’avec la droite au pouvoir, il y a plus de chances d’avoir une politique sociale-démocrate qu’avec les sociaux démocrates eux-mêmes tant ces derniers une fois aux commandes s’efforcent de donner des gages néo-libéraux. L’asymétrie consiste en ceci qu’elle ne nécessite pas de son côté une forte mobilisation. Sauf que c’est précisément là qu’il y a un risque. C’est qu’en cas de perte de l’allié libéral, et dans l’hypothèse d’une grande coalition mieux vaut être le plus fort possible. L’autre risque c’est que les conservateurs purs et durs y perdent leurs repères. (CF Ralf Tills : la démobilisation asymétrique en allemand)
Il ne faut donc point trop en dire. Là notre chancelière excelle.
Le merkiavélisme
Ulrich Beck a forgé le terme de merkiavélisme (issu d’une contraction de Merkel et Machiavel) pour désigner un mode d’exercice informel du pouvoir. Par ce concept de merkiavélisme, le sociologue allemand tente de définir l’étrange méthode de gouvernement de la chancelière allemande qui, l’air de rien, parvient non seulement à imposer mais à renforcer son pouvoir en Europe sans qu’il soit nécessaire pour cela de passer par des décisions formelles. Une des caractéristiques de ce merkiavélisme est « cette tendance à ne pas agir, à ne pas encore agir, à différer l’action, à hésiter ». Ulrich Beck ajoute :
« Par ce jeu de poker du oui-mais, non-mais, les pays ayant besoin de crédits et leurs gouvernements apprennent à quel point ils dépendent de l’accord de l’Allemagne et se voient régulièrement signifier leur impuissance ».
Le sociologue rappelle le concept d’Empire State développé par Max Weber :
« Un empire state peut selon Weber exercer une hégémonie pouvant aller jusqu’au despotisme sans disposer de tous les pouvoirs formels de commandement. Comme exemple, il nomme le rôle de la Prusse dans le Zollverein [Union douanière allemande] ou la place de New York comme siège des puissances financières. On peut utiliser ce concept pour caractériser la place de l’Allemagne en Europe : les structures de décision formelles ne bougent pas mais, sous la pression de la crise, l’Allemagne y a accru son pouvoir sans qu’il soit nécessaire pour cela de le formaliser. » (Source de l’entretien en allemand )
Homo économicus : Alors qu’on lui demandait , « Mme la chancelière vous paraissez toujours si fraîche », Mme Merkel a répondu « oui, l’industrie cosmétique allemande sait y faire ». Nous avons là une autre caractéristique d’une politique néo-libérale : la politique se définit elle-même désormais comme prestataire de service aux industries. « Wir verstehen uns ausdrücklich als Dienstleister der deutschen Unternehmen. » Nous concevons expressément notre rôle comme celui de prestataire de service pour les entreprises allemandes“ a déclaré Guido Westerwelle, ministre des Affaires étrangères. (ici en allemand)
Dans la première note en marge des élections allemandes, j’avais écrit que le comportement de mère la rigueur d’Angela Merkel en faisait un sujet fuyant dépourvu d’affect au point qu’il lui fallait de temps en temps montrer que le pouvoir est incarné, qu’il a un corps. Il se fait alors photographier en maillot de bain ou bien on montre que mais si, mais si, j’ai un cou et il porte un collier.
On peut ajouter en référence à l’affiche électorale qui illustre cet article : voyez mes mains. Elles expriment quelque chose. Quoi ? Chacun y mettra ce qu’il veut : un cœur, une posture religieuse, un signe cabalistique, un message aux extraterrestres ou autre chose. (Le doigt d’honneur de Peer Steinbrück se situe sur le même registre de langage corporel. Il s’agissait en plus d’une interview muette).
Je corrige un peu en le précisant ce que j’ai écrit sur Angela Merkel. Cela concerne ce que l’on désigne par son habitus. Son vocabulaire cependant compense ou corrige son allure générale, son comportement. A la remarque de l’hebdomadaire die Zeit faisant observer que « la chancelière apparaît plutôt distante et dotée d’un contrôle de soi », le linguiste Joachim Scharloth rétorque :
« C’est exact pour ce qui concerne son habitus. Mais le choix de ses mots en est le contraire. Elle parle très fortement aux sentiments des gens. Parmi ses mots les plus utilisés, il y a aimable, aimant (lieb), chaleureux, cordial (herzlich), passionnant, captivant (spannend), des adverbes d’intensité äusserst (exceptionnellement, extraordinairement) ou bestmöglich (le mieux possible) qui connoteny des sentiments, des convictions. Angela Merkel en use deux fois plus que Peer Steinbrück »
( Cf Merkels Rhetorik ist nicht elegant – « La rhétorique Merkel n’est pas élégante »)
Elle a aussi un art consommé d’étouffer les controverses. Elle se transforme en édredon comme le souligne Thorsten Denkler dans la Süddeutsche Zeitung, Tout ce qui lui tombe dessus, elle l’absorbe, le ramollit, l’enveloppe.
Pour l’essayiste et romancier Fritz J. Raddatz, Angela Merkel s’est forgée « une grammaire tout à fait personnelle dépourvue de concret ». Elle est sans doute un bon pilote mais les passagers ne savent pas trop où ils atterrissent. « Sa rhétorique est celle de l’annonciation et les détails des annonces sont des produits finis, des éléments préfabriqués à l’image d’une construction de lego ». Pour Raddatz, c’est le contraire d’une parole qu’il définit comme la recherche d’un contact, d’une relation ». Certes elle est aimée, ajoute-t-il mais être aimé n’est pas une catégorie politique. Il poursuit – retenons l’avertissement – : « quand les allemands aiment leurs hommes politiques, il y a tout lieu d’être méfiant ».
Il repère la négligence de son langage et son côté automate :
« ce qu’elle dit de la crise financière sonne comme des stéréotypes préfabriqués nichés dans les synapses de son cerveau et se déverse en appuyant sur un bouton ou grâce à un mot code comme la poupée Ophélia dans les Contes d’Hoffman, peu importe qu’ils conviennent ou non ». (Source en allemand :
Bernard Stiegler évoque certains de ces aspects dans son dernier livre en parlant de « court-circuit de la parole » et de « gouvernement de la bêtise »
« Depuis la révolution conservatrice, la domination de l’idéologie qui n’aura rencontré presque aucune résistance, et qui a conduit à la destruction des formes attentionnelles et des systèmes sociaux en général, a affecté directement la langue – et cette affection directement pathologique a infecté et infesté les gouvernants un peu partout dans le monde. Cette domination aura fait passer du règne factuel de la bêtise au gouvernement délibéré par la bêtise aussi bien que de la bêtise » ( in Pharmacologie du Front National – Flammarion. Page 114)
Gouverner pas la bêtise, n’est pas l’apanage du gouvernement allemand. C’est, par exemple, fêter l’anniversaire de son chat dans une émission sur le budget de la nation comme récemment, le ministre français de l’économie – si, si il l’est – Pierre Moscovici.
En résumé, l’idée n’était pas présente au départ mais s’est révélée au fil de l’écriture : l’ultralibéralisme tue la politique, la dessaisit de ses attributs, la transforme en prestations de service au marché et ramène la campagne électorale à des gestes plus ou moins obscènes et surtout sans parole, qui semblent crier : nous avons l’air d’automates mais nous avons un corps vivant :
Et die Linke me direz-vous ?
J’hésite.
Mais pour rester dans la même tonalité, voici la Vice présidente du Parti, Sarah Wagenknecht, qui, dans Gala, se prend pour Frida Kahlo.
C’est sans doute ce qu’on appelle faire de la politique autrement.
Avec tout le respect dû à Frida Kahlo, bien sûr qui, elle, peignait.
Notes précédentes :
1. Une politique d’ingénieur
2. Si Angela Merkel était caissière de supermarché
3. Un risque de rupture entre les générations.
4. Hypomnemata d’un état de choc numérique