Darm mit Charme ou
Le charme discret de l’intestin par P-M. Théveniaud

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 „Die junge Wissenschaftlerin Giulia Enders erklärt spannend und unterhaltsam, was wir mit dem Darm für ein hochkomplexes und wunderbares, nur leider extrem vernachlässigtes Organ haben. Der Darm ist der Schlüssel zu Körper und Geist. Er ist ein fabelhaftes Wesen voller Sensibilität, Verantwortung und Leistungsbereitschaft – und er ist der wichtigste Berater unseres Gehirns !“.

« La jeune scientifique Giulia Enders explique de manière passionnante et amusante que nous avons avec l’intestin un organe extrêmement complexe et merveilleux, mais malheureusement extrêmement négligé. L’intestin est la clé du corps et de l’esprit. C’est un être fabuleux, plein de sensibilité, de responsabilité et de motivation – et c’est le conseiller le plus important pour notre cerveau !»

C’est là la présentation allemande de ce livre sur le site qui lui est consacré.

Si le style très leste peut prêter à une discussion d’ordre plus général, la lecture de cet ouvrage de vulgarisation sur le rôle de l’intestin dans l’organisme présente un intérêt certain. D’une part en mettant sur la place publique l’ensemble des récentes découvertes sur l’influence considérable de la flore intestinale, notamment sur le cerveau et les comportements et, d’autre part, le questionnement fondamental, existentiel, de « qui sommes-nous ? ».

Apprendre en s’amusant et en transgressant,
vraie question du savoir ou question du vrai savoir.

Le texte d’introduction met l’eau à la bouche : à la fin de la lecture nous serons d’autant plus intelligents que nous laisserons agir l’intelligence de notre intestin. Nous ne mourrons pas idiots. Et il est vrai que ce livre pose d’autant plus de vraies questions qu’on peut rapprocher les réflexions qu’il impose de celles d’autres ouvrages du même type (Jamais seul de Marc André Selosse également chez Actes Sud) ou de ceux d’un domaine apparemment très différent, également très à la mode, mais dont les questionnements se rejoignent (La vie secrète des arbres de Peter Wolleben, très anthropomorphique, vendu à plus d’un million d’exemplaire ou Les arbres, entre visible et invisible d’Ernst Zürcher, ou encore l’excellent, mais encore plus technique, Plaidoyer pour l’arbre de Francis Hallé, paru en 2005 chez Actes Sud également). Sur un site de vente en ligne extrêmement connu on trouve, information intéressante, que sont fréquemment achetés ensemble le livre d’Ernst Zürcher et celui d’André Selosse. En dehors de toute interprétation abusive, il n’est pas illégitime de penser se trouver devant deux approches différentes de l’acquisition des savoirs, l’une plus ludique, anthropomorphique ou transgressive juste ce qu’il faut pour en légèrement frémir, l’autre plus technique. Faut-il s’amuser pour apprendre ? Qu’apprend-on en s’amusant ? Le succès semblerait faire pencher la balance vers l’amusement.

„Der Darm aber, so glauben die meisten, geht währenddessen höchstens mal aufs Klo. Sonst hängt er wahrscheinlich lässig im Bauch rum oder pupst ab und zu. Besondere Fähigkeiten kennt man von ihm eigentlich keine. Man könnte sagen, wir unterschätzen das ein wenig – ehrlich gesagt, unterschätzen wir es nicht nur, wir schämen uns sogar oft für unser Darmrohr. Darm mit Scham!
Daran soll dieses Buch etwas ändern. Wir versuchen mal, was man mit Büchern so wunderbar kann – der sichtbaren Welt wahrhaft Konkurrenz zu machen: Bäume sind keine Löffel! Und der Darm hat eine Menge Charme! “

(Giulia Enders : Darm mit Charme Ullstein pg 12)

« Pour ce qui est de l’intestin, en revanche, la plupart d’entre nous pensent qu’il n’est bon qu’à se vider. Le reste du temps, il feignante sans doute, pendouille inutilement dans le ventre et lâche un pet de temps à autre. Compétences particulières ? Aucune à ce qu’on croit savoir. Il faut le dire : nous le sous-estimons et, pour être franc, il nous fait même honte. L’intestin, ça craint.
Avec ce livre les choses vont changer. Nous voulons faire ce que les livres font de mieux : concurrencer le visible. Les arbres ne sont pas des cuillères !  Et l’intestin, c’est le fin du fin ! »

(Giulia Enders : Le charme discret de l’intestin. Actes Sud. Traduction : Isabelle Liber pp 21-22)

Est-ce un hasard si les arbres sont pris comme exemple, même sans rapport apparent ? Ou faut-il voir là une association inconsciente sur fond de « mot d’esprit » ? En tout état de cause, ces ouvrages nous amènent à nous interroger profondément sur ce qu’est un individu. En effet, arbre ou homme, l’un et l’autre ont toujours été considérés comme des êtres bien individualisés. La grande découverte décrite chez les arbres, et très mise en avant, est leur capacité à communiquer entre eux et avec leur environnement. La grande découverte concernant notre intestin est le lien établi entre les bactéries qui nous colonisent, nos états physiologiques et nos comportements. Nous sommes donc constitués de cellules aux gènes très différents. Quid de ce qui ressort de ce qui serait nos propres cellules et de celles qui nous seraient étrangères ? Comme l’arbre porte sur lui-même des branches aux génomes différents, nous serions ainsi également porteurs de cellules aux génomes différents ? Colonies plutôt qu’individus ? Notre anthropocentrisme en prendrait un large coup ! Mais ne faudrait-il pas, justement, changer notre vision des choses, ne serait-ce que pour aborder les questions de santé ?
Mais pourquoi la nécessité d’une approche transgressive et ludique ?
Si l’introduction nous met l’eau à la bouche, l’intitulé du premier chapitre nous met tout de suite dans le ton :

„ Wie geht kacken? – … und warum das eine Frage wert ist“
« L’art du bien chier en quelques leçons – et pourquoi le sujet a son importance. »

La suite du texte nous plonge tout de suite dans un bain qui se veut libéré de tout tabou. L’utilisation systématique, répétitive, d’un style gentiment transgressif, transgression cependant socialement acceptable, peut faire ressentir, sans que ce soit tout à fait illégitime, un arrière-goût d’infantilisation. Là où on pourrait aimer se confronter à des informations plus scientifiquement exprimées plutôt qu’à une série d’histoires destinées à bien faire joyeusement frémir dans le dépassement des tabous. Une telle systématique produit donc ses propres longueurs.

„ In dem Raum zwischen innerem und äußerem Schließmuskel sitzen viele Sensorzellen. Diese analysieren das angelieferte Produkt darauf, ob es fest oder gasförmig ist, und schicken ihre Information hoch an das Gehirn. In diesem Moment merkt das Gehirn: Ich muss aufs Klo!, … oder vielleicht auch nur pupsen. Es macht dann, was es mit seinem »bewussten Bewusstsein« so gut kann: Es stellt uns auf unsere Umwelt ein. Dazu nimmt es Informationen von Augen und Ohren und zieht seinen Erfahrungsschatz hinzu. In Sekundenschnelle entsteht so eine erste Einschätzung, die das Gehirn zurück an den äußeren Schließmuskel funkt: »Ich habe geguckt, wir sind gerade bei Tante Berta im Wohnzimmer – Pupse gehen vielleicht noch, wenn du sie ganz leise raustwitschen lässt. Fest eher ungut.“

« Dans la zone qui sépare le sphincter interne du sphincter externe, un grand nombre de cellules sensorielles s’activent. Elles analysent le produit livré, vérifient sa consistance – solide ou gazéiforme – et envoient les informations à l’étage supérieur : le cerveau. Le cerveau se dit alors : Oh, il faut que j’aille au petit coin, ou peut-être seulement : Tiens, je lâcherais bien une perle. Et fort de son conscient consciencieux, il s’adapte à notre environnement. Pour cela il collecte des informations à partir des yeux et des oreilles et fait appel à ce qu’il sait de la vie. Une première estimation réalisée illico presto est ainsi renvoyée au sphincter externe ; Bon alors, j’ai inspecté le terrain, on est dans le salon de tante Hélène – un petit pet passe encore, si tu le laisse sortir discrètement. Pour ce qui est du solide, il va falloir attendre ».

Les illustrations sont à la hauteur :


Dernier exemple du style, quelques lignes plus loin, mais qui montre bien le ton « humoristique » du livre :

„ Der eine verkneift sich auf Teufel komm raus den unangenehmsten Pups, bis er sich mit Bauchweh nach Hause quält, der andere lässt sich bei der Familienfeier von Oma am kleinen Finger ziehen und initiiert den eigenen Pups lautstark als unterhaltsame Zaubershow. “

« Certains retiendront à tout prix le petit pet disgracieux jusqu’à rentrer chez eux avec des maux de ventre, tandis que d’autres, pendant l’anniversaire de mémé Jeanne, demanderont qu’on leur tire le petit doigt et feront du pet ainsi déclenché un spectacle pour amuser la galerie.». (Ed. française p. 26)

On retrouve encore d’ailleurs, 300 pages plus loin, ce goût pour une telle approche :

« Le grand festival du prout n’est pas une manifestation des plus agréables : une trop grande quantité de gaz ballonne notre intestin, et c’est plutôt inconfortable. En revanche, un petit pet par-ci par-là, c’est très bon pour la santé. … Si la mélodie est laissée à l’appréciation de chacun, l’odeur nauséabonde, elle, ne devrait pas être à l’ordre du jour». (Ed. française p. 328)

A l‘origine du succès de cet ouvrage, dont il semble que la traduction francise l’humour dans une certaine dimension, on retrouve souvent les recettes utilisées actuellement sur les scènes occupées par les humoristes. La question se pose donc de l’utilisation de ces mêmes modes dans la transmission des savoirs. A quels dépens. Aux dépens de quel type d’intelligence des choses ? Pour quelle vision d’une approche scientifique ? De ce que doit être un effort de vulgarisation ? Pourquoi, dans notre type de société, une telle approche garantit-elle le succès ?

De l’approche livresque à l’approche muséale

Du 4 décembre 2018 au 4 août 2019, la Cité des Sciences et de l’Industrie met en scène le livre de Giulia et Jill Enders. Une expérience immersive au cœur de notre deuxième cerveau, pour petits et grands.
Effectivement l’exposition est tout à fait dans l’esprit du livre, mode muséologique du ludique à l’appui, parfois contestée dans milieu lui-même. Exposition qui, dans ce cadre, est bien pour petits et grands !

A tel point que les écrans fascinent les tout petits, hors de tout autre intérêt qu’eux-mêmes. L’animation sur le rôle des micro-organismes en est bel un exemple, cette enfant de 3 ans cherchant à atteindre vainement de sa main les icônes mouvantes sur l’écran géant proposé, bloquant ainsi toute approche pour quiconque essaierait d’acquérir des notions qui portent pourtant, elles, intérêt sur le fond. Prévaut ainsi la fascination des tout petits pour les écrans.

Au-delà de la forme, livresque ou muséale,
de vraies questions sont posées par les savoirs mis à disposition

Intestin deuxième cerveau, intestin gestionnaire de nos émotions, les deux formules ont fait florès et récemment envahis l’espace public. A juste titre.

«Les neuroscientifiques vont se récrier, mais tant pis – grosso modo, on peut résumer le rôle des régions comme suit : perception du « moi », gestion des sentiments, moralité, peur, mémoire et motivation », affirme Giulia Enders (Edition française p.164). Suit cette affirmation (ch. 2 – Le cerveau d’en bas – § La tête et le ventre) la description de nombreuses expériences scientifiques, confirmant tous ces aspects, assez bien connus maintenant par toutes les formes de vulgarisation, non sans rapport avec la mode actuelle, voire la marchandisation, du bien-être.

Relation avec le niveau de stress et l’humeur

Les premières expériences, menées chez la souris par John Cryan en 2011 (dommage de ne pas avoir les références exactes alors que l’ouvrage en cite beaucoup en annexe) montre non seulement que, plongées dans une eau glacée, les souris nourries avec un lactobacille, L.rhamnosus JB-1, nageaient plus longtemps pour essayer de s’en sortir que des souris nourries sans ces bactéries, mais que leur sang contenait moins d’hormones de stress. «En outre, dans les tests de mémoire et d’apprentissage, elles étaient plus performantes que leurs congénères » (Edition française p.165). La coupure des voies nerveuses permet de mettre en évidence qu’il s’agit bien d’un effet de l’intestin sur le cerveau. Des résultats similaires ont été trouvés sur l’homme (mise à jour 2017), malgré l’absence de coupure des voies nerveuses ! Les effets sur la mémorisation (sur l’hippocampe, partie du cerveau qui lui est dédiée) pourraient ainsi s’expliquer par la baisse du niveau de protéines de stress au niveau de cette structure. D’autres expériences sont citées qui ont eu trait soit à l’humeur, soit à la dépression. Il n’est donc plus possible, même si ces effets ne sont pas majeurs, de nier l’effet du microbiote sur nos humeurs.

Relation avec les capacités de défense immunitaires

«La majeure partie (environ 80%) de notre système immunitaire est localisée dans notre intestin. Et ce n’est pas pour rien. C’est là qu’a été montée la scène de notre Woodstock bactérien et, quand on est un système immunitaire, on ne peut pas rater ça. Les bactéries se tiennent ici dans un réservoir circonscrit … Le système immunitaire peut donc faire mumuse avec elles sans que ce soit dangereux pour nous.» (Ed française p. 195).

Chapitre où l’on apprend, au-delà de la systématique de style, que les bactéries permettent, extrêmement tôt la constitution de notre système de défense immunitaire et, même, par la suite, peuvent participer à son renforcement là où, dans l’esprit commun, bactéries levures et autres microorganismes pouvaient être surtout vécues comme pathogènes. Une telle approche est très novatrice et porteuse de nouvelles découvertes très prometteuses.

Pro et prébiotiques

Si la flore intestinale participe à ce point de certaines de nos importantes fonctions, il est donc évident que la modifier peut apparaître comme un gage de bonne santé, soit de manière préventive, ce qui rejoint là encore la mode marchande du bien-être, soit de manière thérapeutique, également par les pré ou pro biotiques, mais aussi, et c’est plus inattendu voire psychologiquement gênant, par la greffe de contenu intestinal de personnes saines sur des personnes malades. De toutes nouvelles perspectives s’ouvrent donc là encore dans ces deux voies, qui bouleversent nos conceptions actuelles.

L’homme vu comme une société (colonie) et non comme individu.

Un des grands apports du livre, non-dit mais sous-jacent, est la nouvelle vision qu’on peut avoir de la nature même de l’homme. Si, depuis quelques années, on savait qu’un arbre n’était pas génétiquement un seul individu (deux branches d’un même arbre peuvent ne pas avoir le même ADN), la conception de l’homme en tant qu’individu bien distinct, porteur d’un seul et même génome dans toutes ces cellules, n’a jamais été remise en cause. L’homme comme société, voire comme écosystème, est impensé car impensable. L’homme, fait à l’image de Dieu, ne peut être qu’unique et invariable dans sa structure, de sa naissance à sa mort. Or, qui a quelques connaissances en physiologie et, en particulier en nutrition, sait très bien que tous nos atomes sont régulièrement renouvelés et que nous ne sommes pas faits de la même matière aujourd’hui qu’hier. L’épigénétique nous apprend également que même notre ADN, du fait de notre relation avec notre environnement, se modifie régulièrement.

Et voilà qu’on apprend là que non seulement nous sommes composés de bien plus de micro-organismes que de ce qu’on pense être nos propres cellules, mais que ces micro-organismes participent clairement et de manière plus qu’importante de nos fonctions physiologiques, de nos émotions et de nos comportements et, ce faisant, participent donc clairement de nous-mêmes ! En ce qui concerne le microbiote, s’agit-il donc d’un petit peuple étranger ou d’une part de nous-mêmes ?

Serions-nous, au même titre que les arbres, voire tous les êtres vivants, société plus qu’individus ?

Pierre-Marie Théveniaud

Née en 1990, Giulia Enders est désormais médecin. Elle poursuit néanmoins ses recherches en gastro-entérologie à l’hôpital universitaire de Francfort.

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