En pleine Première guerre mondiale, le Reich allemand reçoit la visite de trois martiens : tel est en une phrase le thème d’un film de science-fiction sorti sur les écrans à la fin de l’année 1916. Il est intitulé : « La découverte de l’Allemagne par les habitants de Mars ». C’est aussi le premier film officiellement fabriqué pour la propagande tant pour le front de l’arrière qu’à destination des pays neutres. C’est encore le premier film – un long métrage – de science-fiction même s’il n’est pas reconnu comme tel dans l’histoire du cinéma.
Britta Lange professeure d’histoire culturelle des 19ème et 20ème à l’Université Humboldt de Berlin est partie en quête de ce film dont il ne reste que des fragments. Son enquête est parue dans un petit livre La découverte de l’Allemagne par les martiens / La science-fiction comme film de propagande paru au Verbrecher Verlag (J’aime beaucoup l’intitulé de cette maison d’édition : Verbrecher= gangster, tout un programme).
La science-fiction comme propagande
Tout commence sur la Planète Mars où des journalistes reçoivent les informations en provenance de la Planète Terre et en particulier celles produites par les belligérants de 14-18. Voici que tombent des dépêches de l’agence britannique Reuter et de l’agence de presse française Havas annonçant qu’en Allemagne les usines d’armement avaient cessé de tourner, que les habitants mourraient de faim et que le Reich allemand était au bord de la capitulation.
Mavortin, journaliste à « La mer de soleil », décide de partir pour l’Allemagne afin de vérifier la véracité des informations. Il est accompagné par l’érudit Marsilius, inventeur d’une potion qui libère de la pesanteur de Mars. Ils grimpent dans une capsule spatiale, traversent l’Espace et atterrissent à Munich sur le toit d’une maison près de la Frauenkirche où règne une atmosphère de Fête de la bière : bretzels, bière et boulettes de viande. Ils sont rejoint par Marsilietta, la fille de l’inventeur qui les as rejoints secrètement pour les besoins d’une romance dans le film. Bien entendu les martiens comprennent et parlent allemand. Tous les trois rejoignent Berlin en train puis l’hôtel Adlon en voiture. Dans la capitale, ils visitent des entreprises de l’industrie alimentaire et des loisirs, la laiterie Bolle (actuellement siège du Ministère de l’intérieur), un champ de courses. Ensuite, au cours de leur voyage à travers l’Allemagne, ils visitent des usines, les centres d’approvisionnement, le Port de Kiel, quelques monuments symboliques. Partout, ils rencontrent une économie qui tourne à plein régime, une population bien nourrie et sûre de la victoire. Armements, nourriture, produits de luxe alcool et cigarettes, tout en abondance. CQFD. C’est bien entendu ce que le film devait démontrer.
« La découverte de l’Allemagne par les martiens est un film sur l’état d’approvisionnement, un film pour encourager l’arrière à tenir bon, un film sur le front de l’arrière pour le front de l’arrière »
Mais s’il ne s’agissait que d’un vulgaire film de propagande, cela vaudrait-il la peine de s’y arrêter ?
Il y a autre chose, bien sûr.
L’auteure se demande :
« comment en est-on arrivé à donner aux contenus de propagande le cadre d’un des premiers films de science-fiction ? Avec une agence de presse sur la Planète Mars, un voyage intergalactique, des scènes de conte, des potions magiques et des pas de sept lieues ? Et comment répondre à ces questions s’il ne reste qu’un fragment de film et des sources rares ? »
C’est à cette quête-ci, cette enquête que se livre notre Sherlock Holmes de l’Institut d’histoire culturelle de Berlin. Britta Lange reconstruit l’histoire de ce film et en démonte les fonctions à partir des fragments disponibles (notamment un fragment de 15 minutes découvert au Musée du cinéma des Pays-Bas), mais aussi des témoignages de l’époque et des articles de presse, le film étant muet, il y a une liste de cartons. Elle se servira aussi, on le verra, de la biographie du scénariste qui joue un rôle non négligeable.
Elle révèle sa méthode :
« Découvrir ce film dans les archives, revient à le déterrer comme artefact mais le considérer ensuite comme document historique ne veut pas dire le découvrir intégralement et le dévoiler en autant de couches de signification pour qu’à la fin tout soit intégralement expliqué. Il ne s’agit pas de le dévoiler tant et plus. Ce serait plutôt l’inverse : recouvrir le film de différents filtres ; ces filtres ou histoires (Schichten oder Geschichten) resteront des coupes transversales qui se commentent l’une l’autre. Le film touche des motifs et discours de l’époque à la fois politiques, juridiques, artistiques et littéraires »
Une annonce dans la presse (BZ am Mittag 22.2.1917) reproduite dans le livre liste les thèmes revendiqués par le film :
Le livre décline ces différents points, d’autres encore. Je ne les résumerai pas tous.
La Découverte de l’Allemagne n’est pas le premier acte de propagande mais le premier de cette dimension.
« La propagande a été pour la première fois dans cette guerre reconnue comme étant une arme et la guerre en analogie avec celle menée avec des moyens militaires désignée comme guerre avec des moyens intellectuels, comme guerre des esprits »
Les concepts théoriques de propagande datent des années 1920. Le film contribue à façonner quelque chose qui n’existait pas encore. D’une part, on pensait n’avoir pas à recourir à un tel media tant on était persuadé que le guerre serait courte, d’autre part le cinéma ne faisait pas partie de la culture des militaires.
« Le changement de paradigme date de 1916. La situation militaire avait changé. La guerre stagnait dans les bains de sang des tranchées et il fallait de la propagande pour inciter à tenir bon »
Les alliés de l’Entente ne sont pas en reste de manipulation des esprits. On peut lire par exemple dans la correspondance entre Romain Rolland et Stéphane Zweig la grande difficulté à y résister et à ne pas succomber aux pulsions haineuses qu’elles produisent.
A l’incitation à tenir bon s’ajoute la découverte par les dirigeants allemands de l’efficacité de la propagande anglaise, française et américaine dans les pays neutres, Suisse, Pays Bas, Pays scandinaves. Cette dimension n’est malheureusement pas développée. A partir de 1916, l’intérêt pour le médium cinéma commence « à cheminer dans les cercles militaires et de l’industrie lourde »( C’est moi qui souligne)
La BUFA (Bild und Film Amt = Agence du film et de l’image) sera créée en janvier 1917 et placée directement sous les ordres du Commandement suprême des armées, de Luddendorff et Hindenburg. L’UFA sera créée à la fin de cette même année. La société Marsfilm Gmbh fut créée en septembre 1916. « Ce nom de Marsfilm était tout un programme : la société ne devait pas produire de films sur la Planète Mars mais sur le Dieu de la guerre »
Le film évoqué jouera sur les deux tableaux et sera le premier produit par cette société. Sa sortie a eu lieu en décembre 1916 à Berlin. Suivront un film sur la flotte de sous-marin et un autre sur les usines d’armement.
Le metteur en scène du film est Georg Jacoby qui participera à la réalisation de plus de 200 films. Il sera membre du parti nazi. Le scénariste Richard Otto Frankfurter était avocat, écrivain et journaliste politique. Il sera en 1928 député du Reichstag. Interdit de profession parce que juif en 1934, il émigre en Suisse puis en Uruguay. Avocat de A l’ouest rien de nouveau, il plaida pour Universal contre l’interdiction du film en 1930
« La découverte de l’Allemagne par les martiens constitue dans le panorama des films de propagande de la Première guerre mondiale une exception »
C’est l’un des rares films de fiction et qui plus est l’un des rares long-métrages. La dimension industrielle pouvait faire sensation. Voir tourner des usines était nouveau.
« Les scènes du film issus de l’industrie correspondent à l’influence prise par les militaires et l’industrie lourde sur l’industrie du cinéma ».
C’est aussi un film de propagande industrielle. A cela s’ajoute une composante de voyage dans un style ethnographique sans narration comme on le faisait alors pour montrer la découverte des colonies. Les genres se mélangent. Entre les images d’usine, de voyage ( la maison natale de Beethoven à Bonn, le monument Goethe Schiller à Weimar, la cathédrale de Munich et de Cologne), s’insèrent des figures et des actions fictionnelles et une romance.
L’une des attractions du film est constitué par l’univers et la mythologie sous-marins, la visite d’un submersible guidée par le Capitaine Paul Koenig, célèbre pour avoir réussi à rompre le blocus britannique et avoir depuis Kiel traversé l’Atlantique pour rejoindre Baltimore à bord d’un sous-marin civil, non armé. Outre la dimension de démenti aux informations sur la faim et l’absence de vie en Allemagne, il s’agissait de convaincre les pays neutres de leur intérêt à participer à la lutte contre le blocus maritime anglais et à plaider pour la neutralité des espaces maritimes et accessoirement intergalactiques. Le scénariste Richard Otto Frankfurter avait comme avocat et journaliste écrit sur la question de la liberté du commerce maritime en droit international.
Si l’on connaissait le fantastique par la littérature (ETA Hoffmann), l’expression science-fiction n’existait pas encore. Le film fut qualifié de sorte de Verniade (= à la façon de Jules Verne). Il se situe avant La femme dans la lune de Fritz Lang (1929) et après Le voyage dans la lune de Melies (1902).
Ethnographie imaginaire