A l’occasion de l’exposition du tableau de Caspar David Friedrich à l’Académie des Beaux Arts de Berlin, en 1810, Heinrich von Kleist qui avait vu le tableau Moine au bord de la mer dans l’atelier du peintre publie dans son journal Berliner Abendblätter un article sur le tableau sous le titre Impressions devant un paysage marin dont voici le texte :
Impressions devant un paysage marin de Friedrich
« Il est magnifique, dans l’infinie solitude d’un bord de mer, sous un ciel voilé, de porter ses regards sur une immense étendue d’eau déserte. Mais il faut pour cela s’y être rendu, devoir en repartir, désirer passer de l’autre côté, ne pas pouvoir, regretter l’absence de tout ce qui fait la vie et percevoir pourtant la voix de cette vie dans la rumeur des flots, le souffle du vent, la fuite des nuages, le cri solitaire des oiseaux. Il faut pour cela une attente adressée par le cœur et une déception , si je peux m’exprimer ainsi, imposée par la nature. Mais devant le tableau, ceci est impossible, et ce que j’étais censé trouver dans le tableau lui-même, je l’ai d’abord trouvé entre le tableau et moi, tout à la fois une prétention attente que mon cœur adressait au tableau et une déception que ce tableau m’imposait; et c’est ainsi que je devins moi-même le moine, le tableau devint la dune, mais ce vers quoi devait tendre mon regard porté par un ardent désir, la mer, était totalement absent. Il n’est rien de plus triste et de plus pénible qu’une pareille situation dans le monde: être la seule étincelle de vie dans l’immense empire de la mort, le centre solitaire d’un cercle solitaire. Le tableau est là, avec ses deux ou trois objets pleins de mystère, pareil à l’Apocalypse; on le dirait pris par les pensées nocturnes de Young; et comme dans sa monotonie et son infinitude il n’a d’autre premier plan que le cadre, on a l’impression, en le contemplant, d’avoir les paupières coupées. Pourtant il ne fait aucun doute que l’artiste s’est engagé sur une voie nouvelle dans le domaine de son art, et je suis convaincu qu’on pourrait, avec l’esprit qui est le sien, représenter un mille carré de sable du Brandebourg avec un buisson de ronces où, solitaire, une corneille gonfle ses plumes, et qu’un tableau de ce genre ne pourrait manquer de faire une impression digne d’Ossian ou de Kosegarten. Oui, si l’on peignait ce paysage avec sa propre craie, avec sa propre eau, je crois vraiment que l’on pourrait faire hurler les renards et les loups : le plus puissant éloge, sans aucun doute, que l’on puisse adresser à ce genre de peinture de paysage. – Mais mes impressions personnelles sur ce merveilleux tableau sont trop confuses; c’est pourquoi, avant d’oser les formuler pleinement, j’ai décidé de m’instruire en écoutant les commentaires de ceux qui, deux par deux et du soir au matin, passent devant.
cb.
Heinrich von Kleist Petits écrits Œuvres complètes T1 Gallimard / Le promeneur Traduction Pierre Deshusses
J’ai repris la traduction sauf pour deux mots Anspruch et Abbruch.
Dazu gehört ein Anspruch, den das Herz macht, und ein Abbruch, um mich so auszudrücken, den Einem die Natur thut
Il faut pour cela une prétention attente [Anspruch = attente ? désir ? ce que l’on voudrait trouver] adressée par le cœur et une privation déception [ Abbruch = rupture – démolition], si je peux m’exprimer ainsi, imposée par la nature.
Le texte de Kleist est célèbre surtout en raison de la métaphore beaucoup commentée des « paupières coupées » qui nous rappelle la première image de notre série.
Mais il présente d’autres intérêts aussi. Le texte lui-même est une retouche, la réécriture d’un texte commandé par Kleist à Clemens Brentano qui l’a coécrit avec Achim von Arnim. Il porte d’ailleurs les initiales cb ; Clemens Brentano au grand dam de son auteur. Dans une mise au point, Kleist déclarera que malgré son caractère de collage, l’esprit d’ensemble du texte est bien le sien. Le texte a d’abord été raccourci de quelque trois feuillets. Il a aussi été corrigé. Nous avons affaire à un palimpseste. Il permet de saisir comment Kleist a radicalisé la conversion du regard déjà opérée par Arnim et Brentano.
La partie du texte en bleu est celle d’Achim von Arnim et de C. Brentano que Kleist a conservé, la suite est la correction de Kleist.
Nous assistons à un moment de transformation dans l’histoire de la perception.
Le tableau n’est pas décrit comme si on l’avait sous les yeux. Les lecteurs du journal non plus ne l’avaient pas puisqu’on ne publiait pas encore à l’époque de reproductions.
Empfindungen vor Friedrichs Seelandschaft / Impressions devant un paysage marin de Friedrich
« Il est magnifique, dans l’infinie solitude d’un bord de mer, sous un ciel voilé, de porter ses regards sur une immense étendue d’eau déserte. Mais il faut pour cela s’y être rendu, devoir en repartir, désirer passer de l’autre côté, ne pas pouvoir, regretter l’absence de tout ce qui fait la vie et percevoir pourtant la voix de cette vie dans la rumeur des flots, le souffle du vent, la fuite des nuages, le cri solitaire des oiseaux. Il faut pour cela une attente adressée par le cœur et une déception, si je peux m’exprimer ainsi, imposée par la nature »
Dans le titre Empfindungen vor Friedrichs Seelandschaft, Empfindung/ Impressions évoque des sentiments éprouvés devant le tableau, les impressions que l’on a ressenties. La description passe donc par la mémoire que l’on en a, mémoire qui intervient aussi en produisant des « attentes du cœur », attentes déçues par la nature. La première partie du texte repose en effet sur l’hypothèse que le tableau évoque une réminiscence de la nature avec son mouvement et ses sonorités qui existeraient en dehors de lui. Il faut pour cela y avoir été. L’émotion nait de la tension entre le désir et sa déception.
« Mais devant le tableau, ceci est impossible, et ce que j’étais censé trouver dans le tableau lui-même, je l’ai d’abord trouvé entre le tableau et moi, tout à la fois une attente que mon cœur adressait au tableau et une privation que ce tableau m’imposait; »
Les auteurs opèrent alors une déconnexion entre le tableau et le paysage,n éloignant la rêverie romantique, la nostalgie d’une utopie : « désirer passer de l’autre côte, / ne pas pouvoir ». Il n’y a pas d’au delà de l’horizon.
« et c’est ainsi que je devins moi-même le moine, le tableau devint la dune, mais ce vers quoi devait tendre mon regard porté par un ardent désir, la mer, était totalement absent ».
C’est entre le tableau et celui qui regarde que ça (se) passe. L’art n’a plus rien à voir avec la représentation de la nature. Le tableau est co-créé par le regard du spectateur. Il se passe un phénomène d’identification. Le spectateur est transporté au centre du tableau. L’observateur devient l’observé.
A partir de là que Kleist radicalise son point de vue. Évoquant son suicide, Friedrich Hebbel a dit de Kleist qu’il a « faussé compagnie au monde comme s’il en était l’unique moineau superflu » :
« Il n’est rien de plus triste et de plus pénible qu’une pareille situation dans le monde: être la seule étincelle de vie dans l’immense empire de la mort, le centre solitaire d’un cercle solitaire. Le tableau est là, avec ses deux ou trois objets pleins de mystère, pareil à l’Apocalypse; on le dirait pris par les pensées nocturnes de Young; et comme dans sa monotonie et son infinitude il n’a d’autre premier plan que le cadre, on a l’impression, en le contemplant, d’avoir les paupières coupées ».
D’où provient l’impression d’avoir les paupières coupées. Et d’abord que se passe-t-il quand on a les paupières coupées ou arrachées. On ne peut pas s’abstraire de voir. Impossible de se déconnecter ou même de faire une pause. C’est une souffrance, un supplice qui évoque celui de Regulus « à qui les Carthaginois firent couper les paupières, qu’ils firent lier dans une machine hérissée de pointes de fer, et mourir à force de veilles » (Cicéron).
L’histoire est racontée par Horace et Cicéron. Le consul romain avait été exposé au soleil par les Carthaginois, les paupières cousues ou coupées selon les versions afin qu’elles ne puissent être closes. Peter Bexte a examiné dans les détails l’hypothèse d’un lien entre ce supplice et la métaphore de Kleist. Le récit a inspiré un tableau à J.M.William Turner, un tableau intitulé Regulus (1828) qui figure l’aveuglement par le soleil.
Mais Kleist ne suggère-t-il pas lui-même une interprétation bien plus à portée de lecture, pourrait-on dire, qu’on ne l’imagine, par la proximité de la métaphore des paupières coupées, du mot apocalypse et de la référence à l’absence de premier plan. Commençons par ce dernier point. Le tableau n’est pas construit selon les normes auxquelles la mémoire est habituée. Il rompt avec les habitudes du regard, et provoque sa conversion. Il n’y a que le cadre du tableau qui n’a pas de premier plan, ni de second, quelque chose qui bornerait l’image comme les paupières bornent l’œil. L’œil se trouve ainsi comme l’image dans le seul cadre de son orbite. « Le tableau est là avec ses deux trois objets pleins de mystère ». L’agencement des objets ne fournit pas un sens rationnel. Il y a aussi la proximité du mot apocalypse dont il faut se souvenir du sens premier. Apokálupsis signifie absence de cache, de voile. Impossible de fermer les yeux, de se voiler la face. Mais fermer les yeux sur quoi ? Le néant ?
Pour Christain Begemann (Brentano und Kleist vor Friedrichs Mönch am Meer. /Aspekte eines Umbruchs in der Geschichte der Wahrnehmung /Aspects d’une révolution dans l’histoire de la perception ) , « le nihilisme est l’autre face de la nostalgie romantique »
Kleist voit-il poindre le nihilisme ?
PS : Pour l’anecdote, j’ai découvert au cours de ce travail que le muscle qui sert à lever la paupière s’appelle le muscle de Müller !