NOVALIS :
Wenn nicht mehr Zahlen und Figuren
Sind Schlüssel aller Kreaturen,
Wenn die so singen, oder küssen,
Mehr als die Tiefgelehrten wissen,
Wenn sich die Welt ins freie Leben
Und in die Welt wird zurückbegeben,
Wenn dann sich wieder Licht und Schatten
Zu echter Klarheit wieder gatten,
Und man in Märchen und Gedichten
Erkennt die wahren Weltgeschichten,
Dann fliegt vor einem geheimen Wort
Das ganze verkehrte Wesen fort.
Quand ce ne seront plus les nombres et les figures
Qui fourniront la clef de toutes créatures,
Quand ceux-là qui chantent ou embrassent
Seront plus savants que les grands docteurs,
Quand le monde sera revenu
Dans la vie libre et rendu dans le monde,
Et que s’épouseront, pour éclairer vraiment,
De nouveau la lumière et l’ombre,
Et que l’on connaîtra dans contes et poèmes
Les éternelles histoires du monde,
Alors il suffira d’un seul mot mystérieux
Pour que s’envole tout le faux ordre des choses.
(Traduit de l’allemand par Jean- Pierre Lefebvre . Anthologie bilingue de la poésie allemande. Éditions Gallimard .La Pléiade.1993)
Lorsque nombres et figures ne seront plus
La clef de toutes créatures,
Lorsque tous ceux qui s’embrassent et chantent
En sauront plus que les savants profonds,
Lorsque le monde reprendra sa liberté
Et reviendra au monde se donner,
Lorsqu’en une clarté pure et sereine alors
Ombre et lumière de nouveau s’épouseront,
Et lorsque dans les contes et les poésies
On apprendra l’histoire des cosmogonies,
C’est là que s’enfuira devant un mot secret
Le contresens entier de la réalité.
Novalis, Henri d’Ofterdingen (traduction Marcel Camus)
Quand les Nombres et les Figures
Ne seront plus la clef de toutes les créatures,
Quand ceux qui chantent, ceux qui s’aiment
En sauront bien plus long que les savants austères,
Quand le monde deviendra libre
Et se retrouvera dans son propre univers,
Quand enfin la lumière et l’ombre
À nouveau s’uniront vers l’unique Clarté,
Quand les contes et les poèmes
Feront voir l’éternel Cosmos
– Alors il suffira d’un Mot mystérieux
Pour que s’envole au loin tout ce qui est l’Absurde
(Trad. Y. Delétang-Tardif dans Romantiques allemand I Pléiade)
Je vous ai proposé trois traductions qui diffèrent sensiblement notamment pour les trois derniers vers. Elles soulignent quelques difficultés d’interprétation que j’évoquerai plus loin.
Friedrich von Hardenberg (1772-1801) prit le nom de Novalis à un moment précis de sa courte vie, à partir d’une localisation déterminée, « à la suite d’un déplacement géographique », comme le souligne Laurent Margantin (1). Déplacement de Thuringe en Saxe, à Freiberg, dans les monts métallifères (Herzgebirge). Il y fréquente la Bergakademie, l’une des premières écoles techniques du monde, à la pointe des savoirs géologiques de l’époque. C’est là que, tout en se formant aux techniques minières, il se met à élaborer les éléments d’une cosmopoétique du monde.
Le poème ci-dessus date de l’année 1800. Il est inclus dans le matériau du roman inachevé Heinrich von Ofterdingen. Composé d’une seule strophe et d’une seule phrase de 12 vers, l’ensemble est structuré par une expression conditionnelle. Son schéma métrique est celui du quadrimètre ïambique. Les 10 premiers vers sont en rimes féminines et reposent sur la reprise (anaphore) de la conjonction wenn (quand), les deux derniers en rimes masculines sont introduites par un dann (alors). Novalis semble poser l’hypothèse d’une bascule. L’impression est renforcée par l’expression das verkehrte Wesen qui suggère l’existence d’un monde à l’envers. Mais, nous le verrons, il n’est pas vraiment question d’un renversement. Il peut être intéressant de noter, par ailleurs, que nous ne sommes pas très loin d’une instruction conditionnelle (si… alors), élément fondamental de la programmation informatique. Mais il y manquerait toutefois le sinon : si…alors…sinon. Novalis, dans ce poème, ne pose pas la question en termes d’alternative mais en ceux d’une projection dans un à venir. Le quand n’est pas seulement conditionnel mais également temporel. Dès lors que…. . Novalis était lecteur de Leibnitz « point de départ d’une mathésis universalis dont l’aboutissement est la gouvernementalité algorithmique (2)», ainsi que le signale Bernard Stiegler.
Le poème n’a pas de titre particulier. On le désigne le plus souvent par son premier vers.
Quand ce ne seront plus les nombres et les figures
Qui fourniront la clef de toutes créatures,
Nombres et figures. L’on pense bien sûr au calcul et à la figure géométrique. Mais ce qui est remarquable, c’est qu’ils ne sont pas rejetés comme tels mais comme force dogmatique dans leur prétention à vouloir être la mesure, LA clef de « toutes créatures ». Celles-ci représentent ce que nous appelons aujourd’hui le vivant, un vivant qui, surtout pour Novalis, n’oublierait pas le minéral. A cette condition nécessaire mais non suffisante, Novalis en ajoute une autre : « Quand ceux-là qui chantent ou s’embrassent / En sauront plus plus que [au choix selon les traductions] les grands docteurs » ou « les savants profonds » ou « les savants austères ». Les Tiefgelehrten désignent le monde académique enfermé dans des savoirs éclatés spécialisés, approfondis, mais sans considération pour les relations avec d’autres savoirs spécialisés et leurs objets. Novalis introduit la question du chant et du désir comme forme de savoir être et vivre mais rien ne dit que cela suffise ou que l’on puisse faire l’économie des autres savoirs y compris académiques. La question est d’en savoir plus. D’aller au delà. Mais, cela n’est pas donné. Le quand signifie que c’est à venir. D’autant qu’il y a encore la condition suivante : libérer le monde et le rendre à lui-même. Un passage assez obscur. Que nous allons approcher de plus loin.
Pour le grand historien de la littérature que fut Hans Maier3 , ce poème, souvent présenté comme une sorte de manifeste du romantisme allemand dont Novalis fut l’un des tout premiers représentants, celui de la Frühromantik, a quelque chose de « magique ». Voire de mystagogique. Hans Maier le qualifie d’« exorcisme poétique » destiné à faire s’enfuir l’état des choses inversé qui s’est installé au début de la modernité cartographique « de la mesure austère » et du « nombre aride « du calcul, qui va s’accentuer avec l’industrialisation. Novalis le dit très explicitement dans ses Hymnes à la nuit :
« Le monde antique inclinait sur sa fin. Les jardins de délices de la jeune lignée défleurissaient ; – plus haut, cet espace vacant désert, les hommes qui grandissaient loin de l’esprit d’enfance aspiraient à l’atteindre. Les dieux et leur cortège s’en étaient allés.
La Nature était là, solitaire et sans vie. Par des chaînes de fer, le nombre aride et la mesure austère la tenaient entravée. En ruine, poussière et vent au creux des mots obscurs, avait déchu l’immense épanouissement de la vie »
(Novalis : Hymnes à la nuit dans Novalis, les Disciples de Saïs, Hymnes à la nuit, Chants religieux. NRF Gallimads. Pp 132-133)
Novalis n’était pas déconnecté, loin s’en faut, des sciences et des techniques de son temps. Ingénieur des mines, et responsable de salines, il a participé aux premières mesures géologiques de la Saxe. C’était l‘époque où l’espace s’est substitué à la contrée, espace étant défini comme « la réduction virtuelle de tout lieu et de toute contrée à une métricité purement objective ». (Augustin Berque : l’écoumène. Belin). La France introduisait le système métrique et créait en 1800 le premier « bureau de statistique », Laplace commence à publier son Traité de mécanique céleste, Volta invente la première pile électrique, Herschel découvre le rayonnement infrarouge, etc.. . Dans l’une de ses notes, Novalis évoque la « chimie pneumatique » (i.e. la chimie des gaz), Johann Wilhelm Ritter (le galvanisme,) le mineralogiste et géologue Abraham Gottlob Werner. A son époque apparaît la notion de fonction. Lazare Carnot avait jeté les bases du calcul infinitésimal.
Mais on aurait tort, me semble-t-il, de lire le poème comme une opposition entre le chiffre et la vie. A cet égard un passage est tout à fait clair. Il y est question non d’une rivalité entre la lumière et l’ombre mais de leurs épousailles. Toute lumière crée une part d’ombre que l’on évacue à tort car s’y jettent des forces obscures. L’ombre et la lumière ne doivent pas être séparés mais « s’épouser » pour ensemble « s’éclairer vraiment ». D’où la place des contes et poésies. Je trouve intéressant dans la traduction de Marcel Camus le fait d’introduire à la place de l’idée d’« éternelles histoires du monde » plutôt celle d’une « histoire des cosmogonies ». Les découvertes scientifiques bousculent la cosmologie traditionnelle. La géologie rend le monde chaotique. La chimie dissout les figures : « Le principe chimique est contraire au principe figurant – il détruit les figures » écrit Novalis. Dans son roman fragmentaire se trouve la phrase suivante : « A l’âge du monde où nous vivons, il n’y a plus de relations directes avec le ciel ». Il y a comme une perte de verticalité, de cosmos. Le monde n’est pas une horloge. Il faut le réordonnancer, le réenchanter, le poétiser, le « romantiser ». Et dans le fond, lui rendre son mystère c’est à dire inventer une nouvelle cosmologie.
Une fois l’ensemble des conditions réunies, mais Novalis ne nous dit pas comment faire advenir ces quand, ALORS… Alors un mot « secret » ou « mystérieux », ein geheimes Wort suffira à ouvrir un point de fuite par lequel s’échappera Das ganze verkehrte Wesen traduit tantôt par Tout le faux ordre des choses ou Ce contresens que nous appelons réalité, ou encore tout ce qui est l’Absurde. Verkehrtes Wesen : une fausse manière d’être.
Ce mot mystérieux fait, dans le poème, pendant au nombre et à la figure. Et à la clef. Là où la clef ferme et enferme, le mot mystère ouvre. Sur l’imprévisible. Le prévisible qui est la prétention du calcul a ceci de faux, d’absurde ou de contresens qu’il étouffe la créativité, poiesis, du vivant
« La poésie et l’art en général ne sont pas la négation de la raison, mais plutôt ce que les romantiques aiment appeler sa « potentialisation », son ouverture infinie à ce qui, dans la nature même, la dépasse en force et en ingéniosité. Comme le roman suppose le savoir scientifique, l’art romantique englobe toutes les autres disciplines, dont les sciences, car la connaissance de l’infinie complexité de l’esprit et du monde ne peut être qu’une connaissance symbolique. Loin de vouloir opposer les différentes facultés humaines, ce qui le distingue à la fois des Lumières et du surréalisme, le romantisme allemand et Novalis en son cœur affirment leur possible harmonisation. »
(Laurent Margantin : Des galets du Lot à la pierre infinie / André Breton et la « minéralogie visionnaire » de Novalis
Le monde comme construction abstraite mathématisée doit être rendu à la vie, à l’intuition, à l’imaginaire, au désir. Réouvert face à sa fermeture dans la globalisation immonde de la gouvernementalité algorithmique. Cette dernière est définie par Antoinette Rouvroy et Thomas Berns comme une forme de totalisation, de clôture du « réel » statistique sur lui-même (4) .
« J’ai souvent pensé qu’il serait conforme à l’esprit européen et plausible aux yeux d’Ulysse, le héros de l’Odyssée, que la société française et celle de l’Allemagne, ancrée dans la Mitteleuropa, mettent en commun leur expérience des trois cents dernières années pour former ensemble un anti-algorithme à opposer aux algorithmes de la Silicon Valley. L’avenir, je crois, pourrait en prendre la belle habitude en permettant aux histoires d’aller et venir entre les deux rives du Rhin : un espace Schengen poétique ».
(Alexander Kluge)
Depuis que j’ai lu, je suis gêné par cette proposition d’Alexander Kluge en premières lignes de l’avant-propos de la Chronique des sentiments Livre II, Inquiétance du temps (P.O.L) sans pour autant réussir à en formuler l’objection. La question n’est en effet pas de s’opposer aux algorithmes dans une logique de négation mais à leur construction et instrumentalisation par les entreprises de la Silicon Valley qui s’arrogent pas ce biais une souveraineté fonctionnelle d’efficience. Un anti-algorithme ne saurait être lui-même qu’un algorithme. Les algorithmes ont aussi leur part d’ombre élaborés qu’ils sont à partir d’une succession d’occultations, de réduction du réel. Si nous assistons à une hypertrophie de la raison calculatrice devenue une sorte de dogme religieux du chiffre qui ne se discuterait pas, cela ne signifie pas pour autant qu’il faudrait rejeter tout calcul. Ceux du degré de réchauffement climatique ou de la hauteur réelle du Mont Blanc sont bien utiles pour nous situer dans l’Anthropocène. Et puis, le calcul n’est-il pas à l’origine même de l’écriture ? L’écriture est une technique inventée par les hommes d’abord pour pouvoir compter les chèvres, comme nous l’a expliqué formidablement bien Clarisse Herrenschmidt. Les deux techniques sont des pharmaka.
Haïku de Paul Claudel :