Franz Kafka : Hier à l’usine… (Journal du 5 février 1912)
„5. Februar. Montag.
[…] Gestern in der Fabrik. Die Mädchen in ihren an und für sich unerträglich schmutzigen und gelösten Kleidern, mit den wie beim Erwachen zerworfenen Frisuren, mit dem vom unaufhörlichen Lärm der Transmissionen und von der einzelnen, zwar automatischen, aber unberechenbar stockenden Maschine festgehaltenen Gesichtsausdruck, sind nicht Menschen, man grüßt sie nicht, man entschuldigt sich nicht, wenn man sie stößt, ruft man sie zu einer kleinen Arbeit, so führen sie sie aus, kehren aber gleich zur Maschine zurück, mit einer Kopfbewegung zeigt man ihnen, wo sie eingreifen sollen, sie stehn in Unterröcken da, der kleinsten Macht sind sie überliefert und haben nicht einmal genug ruhigen Verstand, um diese Macht mit Blicken und Verbeugungen anzuerkennen und sich geneigt zu machen. Ist es aber sechs Uhr und rufen sie das einander zu, binden sie die Tücher vom Hals und von den Haaren los, stauben sie sich ab mit einer Bürste, die den Saal umwandert und von Ungeduldigen herangerufen wird, ziehn sie die Röcke über die Köpfe und bekommen sie die Hände rein, so gut es geht – so sind sie schließlich doch Frauen, können trotz Blässe und schlechten Zähnen lächeln, schütteln den erstarrten Körper, man kann sie nicht mehr stoßen, anschauen oder übersehn, man drückt sich an die schmierigen Kisten, um ihnen den Weg freizumachen, behält den Hut in der Hand, wenn sie guten Abend sagen, und weiß nicht, wie man es hinnehmen soll, wenn eine unseren Winterrock bereithält, daß wir ihn anziehn“.
Franz Kafka : Tagebücher 1910–1923.
5 février. Lundi.
« […] Hier à l’usine. Les jeunes filles avec leurs vêtements défaits et d’une saleté en soi insupportable, avec leurs cheveux décoiffés comme au réveil, avec leur expression du visage figée par le bruit incessant des transmissions et de chacune des machines certes automatiques mais qui s’arrêtent de marcher de façon imprévisible ne sont pas des êtres humains, on ne les salue pas, on ne s’excuse pas quand on les bouscule, si on les appelle pour un petit travail, elles l’exécutent et retournent aussitôt à leur machine, d’un signe de tête on leur montre où elles doivent intervenir, elles sont là en jupon, elles sont livrées au plus petit pouvoir et elles n’ont même pas assez de sérénité d’esprit pour reconnaître ce pouvoir par des regards et des courbettes afin qu’il soit bien disposé à leur égard. Mais qu’il soit six heures, qu’elles se le crient les unes aux autres, qu’elles détachent le foulard de leur cou et de leurs cheveux, qu’elles se débarrassent de la poussière à l’aide d’une brosse qui fait le tour de la salle et est réclamée par les impatientes, qu’elles tirent leur jupon par-dessus leur tête et qu’elles arrivent à se laver les mains tant bien que mal, finalement ce sont tout de même des femmes, elles peuvent sourire malgré leur pâleur et leurs mauvaises dents, secouer leur corps raidi, on ne peut plus les bousculer, les regarder ou ne pas les remarquer, on se presse contre les caisses graisseuses pour les laisser passer, on garde son chapeau à la main quand elles disent bonsoir, et on ne sait pas comment on doit le prendre quand l’une d’entre elles tend notre pardessus pour que nous le mettions».
Franz Kafka : Journal. Traduction et annotation Laurent Margantin . Journal de Kafka Edition critique Carnet 5. Éditions Œuvres ouvertes (2020).
Laurent Margantin rappelle dans une note :
« Karl Hermann (1883-1939), le beau-frère de Franz (il avait épousé sa sœur Elli le 27 novembre 1910), avait acheté une usine d’amiante à la mi-décembre 1911. Cette usine était située dans le quartier ouvrier de Zizkov à Prague. Franz était chargé de représenter son père dans cette affaire, et devait s’occuper de sa structure juridique ».
Le traducteur signale aussi que Marthe Robert ne traduit pas le morceau de phrase : qu’elles tirent leur jupon par-dessus leur tête. Il précise que « le texte original est pourtant présent dans l’édition du Journal par Max Brod dont elle se sert. »
L’écrivain praguois de langue allemande nous livre là une terrible description de l’état de déshumanisation et de prolétarisation de jeunes filles transformées en servantes de machines automatiques et traitées comme des bêtes, « livrées au plus petit pouvoir ». Il met en évidence un saisissant contraste entre l’attitude envers elles dans le travail et après le travail au point d’être pris par un sentiment équivoque quand l’une d’entre elles lui tend un pardessus comme s’il s’attendait à ce que le mépris qu’elle avait subi et auquel il avait assisté lui soit rendu.
Franz Kafka connaissait le monde de l’usine de par sa profession. Il était employé par une compagnie d’assurances contre les accidents du travail, ce qui lui ouvrait un regard sur les conditions de vie et de travail des ouvrier.e.s. Il avait en particulier à évaluer les risques d’accidents du travail et à en rendre compte lorsqu’ils survenaient. La nouvelle réalité industrielle allait engendrer un nouveau droit social. A l’ère des machines, il n’est pas étonnant qu’il commence par les accidents du travail. Débuts certes timides mais débuts d’un droit du travail à repenser au 21ème siècle.
Alain Supiot fait référence à cette activité de Kafka dans sa leçon inaugurale au Collège de France :
« Franz Kafka, consacra toute sa vie professionnelle à la mise en œuvre de la loi sur les accidents du travail que l’Autriche-Hongrie avait ainsi adoptée dès 1887. Ses études de droit lui avaient laissé un souvenir contrasté : “je me suis nourri spirituellement, écrit-il à son père, d’une sciure de bois que, pour comble, des milliers de bouches avaient déjà mâchée pour moi. Mais en un sens, c’était justement cela qui était à mon goût.” Deux ans après avoir soutenu sa thèse, Kafka entra en 1908 au service des Assurances ouvrières contre les accidents pour le royaume de Bohême. Visitant des usines, recevant des hommes mutilés par le travail, luttant avec une bureaucratie s’ingéniant à ne pas les indemniser, il fit quotidiennement l’expérience de l’injustice. Cette expérience ne l’a pas seulement conduit à défendre dans ses écrits juridiques une interprétation large du champ d’application de la loi de 1887. Elle a aussi puissamment irrigué son œuvre littéraire. Son ami Max Brod rapporte que Kafka « se sentait violemment remué dans ses sentiments de solidarité sociale lorsqu’il voyait les mutilations que les ouvriers s’étaient attirées par suite de déficience des appareils de sécurité. “Comme ces hommes-là sont humbles, lui confia-t-il un jour avec un regard fixe. Au lieu de prendre la maison d’assaut et de tout mettre à sac, ils viennent nous solliciter” .
Cette remarque en dit long sur la lucidité de Kafka quant aux limites des assurances sociales naissantes. L’indemnisation des accidents du travail était le prix à payer pour le traitement des déchets humains de l’entreprise industrielle, prix calculé au plus juste tant est grande la résignation des faibles vis-à-vis des forts, tant est enracinée la soumission des gens du village aux messieurs du Château. Elle en dit long aussi sur les enjeux du droit social, sur la nécessité des barrières qu’il érige pour éviter que trop d’injustice n’ouvre les vannes du désir aveugle de “tout mettre à sac”. Les massacres déments de la première moitié du XXè siècle ont montré ce qu’il advient lorsque une paupérisation massive est imputée à des boucs émissaires, et nourrit la haine de l’autre : haine nationale ou raciale, haine de classe ou haine religieuse. À deux reprises, à l’issue de la Première, puis de la Seconde Guerre mondiale, d’abord dans la Constitution de l’Organisation internationale du travail (OIT) en 1919, puis dans la Déclaration de Philadelphie en 1944, la communauté internationale s’est efforcée de tirer les leçons de ces expériences, en affirmant solennellement : “il n’est pas de paix durable sans justice sociale” ».
(Alain Supiot : Grandeur et misère de l’État social. Leçon inaugurale du Collège de France n°231. Collège de France / Fayard. 2013. Pp 18-20).
Docteur en Droit, Alain Supiot est élu en 2012 au Collège de France à la chaire « État social et mondialisation. Analyse juridique des solidarités » qu’il occupe jusqu’en 2019, avant d’être nommé professeur émérite.)
Dans un autre texte qu’il lui a consacré, Alain Supiot qualifie Kafka d’« artiste de la loi ». A propos de son écriture et de sa manière de retourner chaque argument pour l’examiner d’un point de vue opposé, le juriste dit qu’elle est « la marque propre d’un esprit juridique ou plus précisément de l’art du procès, qui est tout entier régi par la règle audi alteram partem : entends l’autre partie ».
Ce principe du contradictoire n’efface pas le contredit mais met en écoute les deux termes de la contradiction de sorte que l’un n’annihile pas l’autre.
Un principe à retenir et à faire vivre.