La statue équestre du Roi de Prusse Frédéric 2, à Berlin, fait partie des « statues voyageuses » de la capitale allemande. Bernard Oudin et Michèle Georges dans leur livre « Histoires de Berlin » en dénombrent quatre. Il faudrait sans doute y ajouter une cinquième celle de Karl Marx et Friedrich Engels.
L’œuvre de Christian-Daniel Rauch était à peu de chose près à la place où elle est aujourd’hui pendant un siècle, de 1851 à 1951, date à laquelle elle fut déboulonnée par les autorités est-allemande qui la remirent en place en 1981.
Celui que l’on appelle aussi le « vieux Fritz », est décrit par Alfred Döblin, dans son roman Novembre 1918, comme « l’échalas au nez pointu, le roi de la guerre de Sept ans, qu’on appelait le Grand et qui de son vivant s’est comporté en athéiste enragé et voltairien ». On pourrait ajouter despote éclairé et francophile, adepte de la philosophie des Lumières, auteur d’un Anti-Machiavel, introducteur de la pomme de terre en Allemagne, promoteur de l’industrialisation, compositeur, flûtiste, misogyne, etc…. Il est toujours encore bien controversé aujourd’hui surtout si l’on change d’optique et que l’on adopte, par exemple, un point de vue comme celui de la Pologne.
A 18 ans, Frédéric veut déserter l’armée de son père, le sinistre roi sergent Frédéric Guillaume 1er. Ce dernier pour l’éduquer le fera assister à la décapitation de son ami et complice Hans Hermann von Katte.
Si j’en parle aujourd’hui, c’est qu’il est né le 24 janvier 1712, c’est-à-dire il a exactement 300 ans.
Un jour, peu après sa réinstallation à Berlin Est, alors que je passais par là en compagnie du dramaturge Heiner Müller, celui-ci me dit : « viens voir, je vais te montrer quelque chose ». Nous avons fait le tour du monument. Ce qu’il voulait me montrer était cette image ci-dessous, située à l’arrière, du côté de la queue du cheval.
Heiner Müller avait ajouté : « Tu vois où ils ont placé les intellectuels ? – Sous la queue du cheval, là où sort la merde ».
Si tout autour du bas relief et bien entendu à l’avant se trouvent les généraux, à l’arrière parmi les intellectuels se trouvent notamment sur la droite à côté du compositeur Carl Heinrich Graun et du juriste Johann Heinrich von Carmer, deux figures allemandes des Lumières, le philosophe Immanuel Kant et Gotthold Ephraim Lessing, écrivain, philosophe, auteur dramatique (Nathan le Sage).
Frédéric 2 et son père sont présents comme personnages dans l’œuvre de Heiner Müller. On les trouve dans les deux scènes des concertos brandebourgeois de Germania Mort à Berlin, mais surtout – c’est l’autre monument – dans Vie de Gundling Frédéric de Prusse Sommeil Rêve Cri de Lessing, pièce écrite en 1976.
Les figures de cette pièce sont Jacob Paul von Gundling, Président de l’Académie royale des sciences et des lettres de Prusse, fou à ses dépens du roi Frédéric-Guillaume Ier de Prusse et Frédéric II, les écrivains et auteurs dramatiques Heinrich von Kleist et Gotthold Ephraïm Lessing.
Sur le plan formel, le texte müllérien s’inspire du roman-collage de Max Ernst, fait de chevauchements, juxtapositions, ruptures mais aussi passages d’un élément à l’autre. Müller a insisté sur ce denier aspect dans son autobiographie : C’est une erreur de lire la pièce comme un montage de fragments. Ce qui est intéressant ce sont les passages fluides entre les parties disparates.
Parmi les matériaux utilisés figurent deux des livres de Werner Hegeman, Fridericus ou la victime du roi et Berlin de pierre, écrit en 1930, dont voici, en extrait, un portrait sévère :
Frédéric II a certes remplace le « collège du tabac » et la rudesse prussienne de son père par un collège de priseurs de tabac composé de « beaux esprits » venus de France et d’Italie qui ont apporté à Berlin des idées stimulantes inestimables. Mais ces étrangers en partie très cultivés étaient très éloignés de la vie de Berlin pour pouvoir soulager cette ville en esclavage de son humiliation. C’est en vain que des esprits allemands de haut rang ont offerts leurs services. Par exemple, lorsqu’il [Frédéric II] chercha un bibliothécaire alors que Winckelmann et Lessing étaient proposés, le roi opta pour un Français pas du tout fait pour ce travail qui fut en plus victime d’une homonymie. A l’époque Berlin perdit l’homme par qui elle venait de devenir une ville en pointe de la littérature en Allemagne.
Werner Hegeman décrit un monarque éclairé qui sacrifie les représentants allemands des Lumières.
Mais la pièce de Heiner Müller traite de bien plus que de la relation des intellectuels dans leur différentes figures et du pouvoir, ou des structures autoritaires et de la militarisation de la société civile hérités de la Prusse.
Sommeil Rêve Cri de Lessing,
De Lessing, la pièce de Müller nous dit, en un triptyque, d’abord – Sommeil – qu’il N’A JAMAIS RÊVE pendant son sommeil.
Puis dans Rêve, ceci :
Acteur que l‘on maquille (masque de Lessing) et habille. Machinistes qui installent une longue table et des chaises.
Acteur lit : Mon nom est Gotthold Ephraïm Lessing. J’ai 47 ans [l’âge de Müller au moment où la pièce fut écrite]. J’ai bourré une /deux douzaines de marionnettes de sciure qui était mon sang, rêvé un rêve de théâtre en Allemagne, médité publiquement sur des choses qui ne m’intéressaient pas. Maintenant c’est fini.
Vient enfin, Cri de Lessing : La dernière partie se rapproche d’un théâtre sans texte alors que les machinistes du théâtre occupent la scène. Pour Frédéric 2 et la pantomime Kleist, les scènes sont intégralement muettes. Pour Lessing restent encore quelques fragments de texte puis tout à la fin encore audible un cri sourd.
Le jeune Frédéric, Kleist et Lessing sont une seule et même figure, a déclaré Heiner Mûller, « jouées par un même comédien, ce sont trois figurations d’un rêve de Prusse étouffé par l’Etat dans une alliance avec la Russie contre Napoléon ».
Dans la dernière partie, la machinerie, le machinique prend une place de plus en plus importante. Vie de Gundling… a été écrit presque en même temps que Hamlet-Machine.
Heiner Müller aborde sous plusieurs angles différentes questions que posent les Lumières, la raison, la rationalisme. La première difficulté concerne le fait qu’ils aient été introduits par le despotisme. Sont évoqués également le sommeil de la raison où naissent les monstres. Puis défile un catalogue d’horreurs – la pièce est sous-titrée Conte d’horreur – qui forment la face obscure des Lumières. Enfin est dénoncée la logique instrumentale du rationalisme qui fait basculer dans la folie ainsi que la domestication et la maltraitance des corps qui en découle.
En voici un aperçu :
« Chacun est son propre prussien »
La scène se passe dans un asile de fous prussien :
Professeur avec étudiants :
Professeur : La camisole de force. Un instrument de la dialectique estimerait mon collègue de la Faculté des Lettres et des sciences. Une école de la liberté en effet, entendue comme compréhension de la nécessité, vous n’avez qu’à observer. Plus le malade s’agite, plus il se sangle lui-même, lui-même notez le bien, dans sa destinée. En langage populaire, chacun est son propre prussien. En cela réside la valeur éducative, l’humanité pour ainsi dire de la camisole de force, qui pourrait tout aussi bien être appelée camisole de la liberté. Le philosophe estimerait que la véritable liberté consiste dans la catatonie, en tant que parfaite expression de la discipline qui a fait la grandeur de la Prusse. La conséquence est charmante : l’Etat idéal fondé sur l’hébétude de la population, la paix éternelle sur l’occlusion intestinale généralisée. Le médecin sait cela : les États reposent sur la sueur de leurs peuples, sur des colonnes d’excréments le temple de la raison.
Étudiant : En langage populaire.
Étudiants rient
Professeur : Je vous prierai d’adopter une attitude un peu plus scientifique, messieurs. Voyez ce petit garçon devenu idiot à force de masturbation. La ruine d’une enfance florissante.
Petit garçon tire la langue.
Et le triomphe de la science : le bandage anti-masturbatoire inventé par moi. (…) Réglable selon la taille, et je noterai, messieurs, si vous me permettez une digression patriotique, que ce n’est pas à mes yeux un hasard si cette mienne invention est utilisée précisément dans la Prusse éclairée de notre vertueux monarque. Une victoire de la raison sur la barbare pulsion de la nature.