Friedrich Nietzsche Hymnus an das Leben (Hymne à la vie) pour chœur et orchestre.
Chœur et orchestre du Conservatoire de Côme. Direction d’orchestre Bruno Dal Bon. Direction du choeur Domenico Innominato. Teatro Sociale – 21 mars 2012
Die große Gesundheit
„Wir Neuen, Namenlosen, Schlechtverständlichen […], wir Frühgeburten einer noch unbewiesenen Zukunft, wir bedürfen zu einem neuen Zwecke auch eines neuen Mittels, nämlich einer neuen Gesundheit, einer stärkeren gewitzteren zäheren verwegneren lustigeren, als alle Gesundheiten bisher waren. Wessen Seele danach dürstet, den ganzen Umfang der bisherigen Werte und Wünschbarkeiten er lebt und alle Küsten dieses idealischen »Mittelmeers« umschifft zu haben, wer aus den Abenteuern der eigensten Erfahrung wissen will, wie es einem Eroberer und Entdecker des Ideals zumute ist, insgleichen einem Künstler, einem Heiligen, einem Gesetzgeber, einem Weisen, einem Gelehrten, einem Frommen, einem Göttlich-Abseitigen alten Stils: der hat dazu zu allererst eins nötig, die große Gesundheit – eine solche, welche man nicht nur hat, sondern auch beständig noch erwirbt und erwerben muß, weil man sie immer wieder preisgibt, preisgeben muß… Und nun, nachdem wir lange dergestalt unterwegs waren, wir Argonauten des Ideals, mutiger vielleicht als klug ist, und oft genug schiffbrüchig und zu Schaden gekommen, aber, wie gesagt, gesünder als man es uns erlauben möchte, gefährlich gesund, immer wieder gesund, – will es uns scheinen, als ob wir, zum Lohn dafür, ein noch unentdecktes Land vor uns haben, dessen Grenzen noch niemand abgesehn hat, ein Jenseits aller bisherigen Länder und Winkel des Ideals, eine Welt so überreich an Schönem, Fremdem, Fragwürdigem, Furchtbarem und Göttlichem, daß unsre Neugierde sowohl als unser Besitzdurst außer sich geraten sind – ach, daß wir nunmehr durch nichts mehr zu ersättigen sind!… Wie könnten wir uns, nach solchen Ausblicken und mit einem solchen Heißhunger in Wissen und Gewissen, noch am gegenwärtigen Menschen genügen lassen? Schlimm genug, aber es ist unvermeidlich, daß wir seinen würdigsten Zielen und Hoffnungen nur mit einem übel aufrechterhaltenen Ernste zusehn und vielleicht nicht einmal mehr zusehn… Ein andres Ideal läuft vor uns her, ein wunderliches, versucherisches, gefahrenreiches Ideal, zu dem wir niemanden überreden möchten, weil wir niemandem so leicht das Recht darauf zugestehn: das Ideal eines Geistes, der naiv, das heißt ungewollt und aus überströmender Fülle und Mächtigkeit mit allem spielt, was bisher heilig gut, unberührbar, göttlich hieß; für den das Höchste, woran das Volk billigerweise sein Wertmaß hat, bereits so viel wie Gefahr, Verfall, Erniedrigung oder, mindestens, wie Erholung, Blindheit, zeitweiliges Selbstvergessen bedeuten würde; das Ideal eines menschlichübermenschlichen Wohlseins und Wohlwollens, welches oft genug unmenschlich erscheinen wird, zum Beispiel, wenn es sich neben den ganzen bisherigen Erdenernst, neben alle bisherige Feierlichkeit in Gebärde, Wort, Klang, Blick, Moral und Aufgabe wie deren leibhafteste unfreiwillige Parodie hinstellt – und mit dem, trotzalledem, vielleicht der große Ernst erst anhebt, das eigentliche Fragezeichen erst gesetzt wird, das Schicksal der Seele sich wendet, der Zeiger rückt, die Tragödie beginnt...“
Friedrich Nietzsche : Die fröhliche Wissenschaft (gaya scienz) Texte repris dans Ecce Homo / Also sprach Zarathustra
La grande santé
« Nous qui sommes neufs, sans nom, difficiles à comprendre, nous les prématurés d’un futur encore inattesté, il nous faut, pour une fin nouvelle, également un moyen nouveau, soit une santé nouvelle, plus forte, plus délurée, plus coriace, plus osée, plus enjouée que n’ont été jusqu’ici toutes les santés. Celui dont l’âme brûle d’avoir fait le tour de toutes les valeurs, de toutes les aspirations qui ont eu cours jusqu’ici, et longé toutes les côtes de cette idéale « méditerranée », celui qui, par l’expérience la plus intime et la plus aventureuse, veut apprendre ce que ressent un conquérant et un explorateur de l’idéal, ou un artiste, un saint, un législateur, un sage, un savant, un homme pieux, un divin excentrique à l’ancienne mode : celui-là n’a besoin que d’une chose, mais essentielle, de la grande santé —une santé qu’il ne suffit pas de posséder, mais qu’il faut sans cesse conquérir et reconquérir puisqu’il faut sans cesse la risquer et la remettre en jeu. Et alors, après avoir longtemps été en route de la sorte, nous les argonautes de l’idéal, plus hardis peut-être qu’il n’est sage, ayant plus d’une fois fait naufrage et subi bien des avanies, mais, je l’ai dit, bien portants, plus qu’on ne souhaiterait nous l’accorder, dangereusement bien portants, d’une santé toujours renouvelée, — il nous semble qu’en récompense nous avons devant nous un pays encore indécouvert, dont nul n’a jamais embrassé les limites, un au-delà de toutes les contrées, de tous les recoins connus de l’idéal, un monde si opulent en richesses dépaysantes, problématiques, terribles et divines, que notre curiosité, tout autant que notre soif de possessions, en sont transportées — hélas, au point que désormais rien ne saurait plus nous rassasier !… Comment pourrions-nous, avec de telles perspectives, et une telle fringale de science et de conscience, nous satisfaire encore de l’homme du présent ? C’est regrettable, mais inévitable : nous ne pouvons plus regarder ses fins et ses espérances les plus nobles qu’en gardant à grand-peine le sérieux — à moins que nous n’ayons tout à fait cessé même de les regarder. C’est un autre idéal que nous suivons, un idéal prodigieux, tentant, plein de périls, auquel nous ne voudrions convertir personne, car nous reconnaissons volontiers à personne le droit de s’en réclamer : l’idéal d’un esprit qui, naïvement, c’est-à-dire sans intention et par pure exubérance et surabondance de forces, se joue de tout ce qui jusqu’alors a passé pour saint, bon, intangible, divin : pour qui ce que le peuple place — à bon droit — tout en haut de son échelle des valeurs, signifierait aussitôt danger, déclin, abaissement, ou, au moins, divertissement, aveuglement, oubli provisoire de soi; l’idéal d’un bien-être et d’un bon-vouloir qui peuvent souvent sembler inhumains, par exemple lorsqu’il s’oppose à tout ce qui fut jusqu’ici le sérieux terrestre, la solennité du geste, de la parole, de l’accent, du regard, de la morale et des devoirs — et se pose comme leur involontaire et criante parodie — et un idéal par lequel, malgré tout, s’annonce peut-être le grand sérieux, par qui le vrai point d’interrogation est posé, le destin de l’âme se décide, l’aiguille avance, la tragédie commence... »
Friedrich Nietzsche : La grande santé in Le Gai savoir Livre 5. 382. Cité par Nietzsche dans Ecce Homo. La traduction est ici reprise dans Friedrich Nietzsche : Œuvres philosophiques complètes 8 / Ecce Homo / Ainsi parlait Zarathoustra… Traduit de l’allemand par Jean-Claude Hémery. Gallimard. pp 308-309
Nietzsche présente son Zarathoustra – il dit en conter l’histoire – dans « Ecce homo », œuvre dans laquelle il est question de savoir « comment l’on devient ce que l’on est ». Devenir ce que l’on est suppose, au contraire des délires identitaires, ne pas savoir ce que l’on est et de faire sans cesse retour sur soi y compris sur ses parts d’ombre pour les évaluer et les réévaluer.
Dans la présentation de son Ainsi parlait Zarathoustra, le philosophe explique que le point de départ de son récit se trouve dans « l’idée de retour éternel » définie comme « la forme la plus haute d’acquiescement » (« die höchste Formel der Bejahung »). Il est important de dire oui – Ja –à ce qui est. I-ah ! (Oui-han) comme braie l’âne quand il parle allemand en se chargeant de tous ses fardeaux. Devenir ce que l’on est suppose de revenir sans cesse à sa bêtise. Eternel retour ! Perpétuelle renaissance. Continuelle alternance maladie-santé.
Nietzsche a commencé la rédaction de Ainsi parlait Zarathoustra, il dit que Zarathoustra lui est tombé dessus, en août 1881. Elle s’est achevée « à l’heure sainte où Richard Wagner mourait à Venise ». Richard Wagner était l’une des formes de sa maladie. Dans cette période de gestation, comparée à celle d’un éléphant femelle, il écrit la gaya scienza (Le gai savoir) qui paraît en 1882 et dans laquelle s’inscrit le début de Zarathoustra qui contient le passage cité ci-dessus, c’est à dire le chapitre 382 intitulé La grande santé. C’est aussi dans cette période que paraît sa composition l’Hymne à la vie (vidéo) inspirée par Lou Andreas-Salomé à partir de sa Prière à la vie. En voici la strophe finale
« Que tu me procures de la souffrance ou de la joie,
Je t’aime, la vie, avec ton bonheur et ta peine.
Et si tu dois m’anéantir,
en te quittant, je souffrirai comme
quand l‘ami s‘arrache au cœur de l‘ami »
Pathos du Oui à la vie.
La musique fait partie de Zarathoustra :
« Peut-être Zarathoustra appartient-il tout entier à la musique : il est en tout cas certain qu’il présupposait une véritable renaissance de l’art d’écouter ».
S’écouter soi et les autres. Sans ces derniers, il n’y a pas d’individuation. Avec Zarathoustra, Nietzsche construit un personnage type, une figure à l’égal de celle de Faust ou Don Juan. Un personnage-concept. Pour le comprendre, précise le philosophe, il faut partir des conditions physiologiques de son existence, résumées dans l’expression grande santé (grosse Gesundheit). Le récit est écrit « à partir de la réalité la plus immédiate, la plus quotidienne, qui parle ici de choses inouïes »
La grande santé est « une santé qu’il ne suffit pas de posséder, mais qu’il faut sans cesse conquérir et reconquérir puisqu’il faut sans cesse la risquer et la remettre en jeu ». C’est cela finalement la volonté de puissance. La volonté de puissance désigne la capacité de la vie à « se surmonte sans cesse elle-même ». Pour le philosophe, il n’y a pas de séparation entre l’esprit et le corps. Il n’y a pas d’esprit sans corps. Cette grande santé est la condition physiologique nécessaire aux argonautes pour conquérir les espaces inexplorés de l’idéal. En comparaison, les « idéaux » de l’homme du présent sont risibles, à supposer même qu’ils existent. La grande santé est aussi une condition pour pouvoir se mettre en état d’avoir de l’inspiration qui suppose d’être mis hors de soi.
« Zarathoustra définit une fois, avec rigueur sa tâche – c’est aussi la mienne – , écrit Nietzsche, afin que l’on ne puisse pas se méprendre sur son sens qui est d’acquiescer, jusqu’à se justifier, jusqu’à racheter même tout le passé.
Je vais parmi les hommes comme parmi des fragments du futur, de ce futur où plonge mon regard.
Ma seule ambition de poète est de recomposer, de ramener à l’unité, ce qui n’est que fragment, énigme, effroyable hasard.
Comment supporterai-je d’être homme, si l’homme n’est aussi poète et déchiffreur d’énigmes, et rédempteur du hasard ?
Racheter tous ceux qui furent, et convertir tout « il y avait » en « c’est ce que j’ai voulu », cela, et cela seul, je l’appellerais rédemption ».
Ce que Zarathoustra veut surmonter, c’est son « grand dégoût de l’homme [tel qu’il est présentement] », qui est pour lui « non-forme, matière brute, pierre mal dégrossie qui attend un sculpteur ».
« Ne-plus-vouloir et ne-plus- apprécier [évaluer], et ne-plus – créer : puisse cette grande lassitude m’épargner toujours!
Dans mon connaître aussi, je ne sens que la volupté de ma volonté à procréer et devenir : s’il est une innocence dans mon savoir, c’est qu’il contient la volonté de procréer.
Cette volonté m’emporta loin de Dieu et des dieux — que resterait-il à créer, si les dieux…existaient ?
Mais, vers l’homme, il me ramène toujours mon fervent désir de créer ; ainsi la pierre à dégrossir attire le marteau. l
Hommes, écoutez-moi ! Dans la pierre dort pour moi seul une image, l’image des images ! Hélas, pourquoi dort-elle dans la pierre la plus laide et la plus dure? |
Et voici que mon marteau se déchaîne cruellement contre la prison de cette image ! Des éclats de pierre volent, pulvérisés : que m’importe ?
Je la veux achever, car une ombre m’a visité – la chose la plus silencieuse, la plus légère qui soit, un jour m’a visité!
La beauté du surhumain m’a visité, sous la forme d’une ombre : que m’importent encore — les dieux ? »
(F Nietzsche : Ecce Homo Œuvres philosophiques complètes Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, etc Gallimard pp 317-318)
Reconstructeur de hasards. Le hasard (Zufall) est le contraire du fatalisme. Il est à l’opposé de la doctrine de la prédestination – et de la servitude volontaire – chère à Martin Luther transformant chacun en son propre prêtre (Marx + Nietzsche).
Zarathoustra est celui qui dit oui et celui qui dit non, comme l’écrit Brecht soulignant l’importance d’être d’accord (Einverständnis).
Un langage nouveau
Le titre complet du livre est le suivant : Ainsi parlait Zarathoustra. Un livre pour tous et pour personne. Pourquoi Zarathoustra ? Zoroastre est le fondateur de la religion monothéiste persane à partir duquel s’est mis en place la morale du bien et du mal. Il est le contraire de l’immoraliste Nietzsche :
« Zarathoustra, le premier, a vu dans la lutte du bien et du mal la vraie roue motrice du cours des choses – la transposition en métaphysique de la morale conçue comme force, cause, fin en soi, telle est son œuvre à lui. Mais poser cette question serait au fond déjà y répondre. Zarathoustra créa cette funeste erreur qu’est la morale : par conséquent il doit aussi être le premier à la reconnaître. »
(Nietzsche : Ecce homo. Pourquoi je suis un destin §3 in Œuvres philosophiques complètes Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, etc Gallimard p 335)
Zarathoustra parvient à surmonter cette position initiale, à la détruire, à force de courage et de sincérité. Et de coups de marteau dans ce rocher !
A mes risques et périls, comme dirait Zarathoustra, je me suis plongé dans le poème philosophique de Friedrich Nietzsche. Comme pour toute lecture, je tente de le réécrire à mon profit. Cela ne peut se faire qu’à partir de sa propre expérience. Là où elle manque, manque aussi la lecture. « Personne ne peut, écrit Nietzsche, tirer des livres plus qu’il n’en sait déjà ». Il ajoute : « ce à quoi l’on a pas accès par une expérience vécue, on n’a pas d’oreilles pour l’entendre » (Ecce homo o.c. p 277).
Allons dans le désert le plus reculé qui nous attend et dans lequel l’esprit de chameau croulant sous le fardeau du tu dois se transforme en lion qui dit je veux puis en enfant qui est innocence et oubli, un recommencement et un jeu. Ce sont les trois métamorphoses de l’esprit, que plaide Zarathoustra. Dans la liberté créatrice. Le passage de l’un à l’autre est affaire de gangster, de carnivore (eines raubenden Thieres Sache).
« Lorsque Zarathoustra fut âgé de trente ans, [l’âge du Christ], il quitta sa heimat, et le lac de sa heimat pour la montagne ».
Cela sonne comme l’incipit d’un roman. Ainsi parle un narrateur. La phrase d’ouverture donne clairement l’impression d’être ailleurs que dans ce que l’on considère habituellement être de la philosophie. Mais sans m’attarder plus sur cette question, la forme d’Ainsi parlait Zarathoustra se caractérise par la recherche d’un nouveau langage qui fasse éclater les différences entre poésie et philosophie, pensée et art. Par la musique.
Ainsi parlait – ou parla – Zarathoustra. Also sprach Zarathoustra. [Al]So sprach Zarathoustra. Zarathoustra parla-parlait ainsi. Zarathoustra parle. Nietzsche écrit que Zarathoustra parle. Parfois, il chante. Il lui arrive aussi de danser. Parler à qui, comment ? Il parle toujours à quelqu’un fut-ce à lui même. Oralité. Parler, c’est dire quelque chose de quelque chose à quelqu’un. Il parle pour des oreilles qui ne sont pas toujours les bonnes. Ce qui suppose une bouche qui parle. L’adéquation n’est pas toujours au rendez-vous.
« Ils ne me comprennent pas : je ne suis pas la bouche qu’il faut à ces oreilles. Trop longtemps sans doute j’ai vécu dans les montagnes, j’ai trop écouté les ruisseaux et les arbres : je leur parle maintenant comme à des chevriers ».
Et il cherche un langage nouveau :
« Je suis [du verbe suivre] des voies nouvelles et il me vient un langage nouveau ; pareil à tous les créateurs je me suis fatigué des langues anciennes. Mon esprit ne veut plus courir sur des semelles usées.
Tout langage parle trop lentement pour moi : – je saute dans ton carrosse, tempête ! Et, toi aussi, je veux encore te fouetter de ma malice ! »
Fable
Nietzsche crée le personnage de Zarathoustra comme on crée un personnage de théâtre ou de roman. Ici, de ce que l’on pourrait appeler un poème philosophique. Il est en quête d’un style, d’une forme qui le sorte de la langue de bois philosophique de son époque. Poésie et philosophie sont certes sœurs mais elles s’expriment dans des langages différents, dans des différences qui peuvent être identifiées. A ce personnage il fallait une langue à la hauteur de sa quête du surhumain. Michel Deguy qualifie cette écriture de parabolique au sens de devenir fable.
« Je pense parfois à Zarathoustra, ou à certaines fables de Kafka, qui sont du mythique-philosophique-théologique-poétique, qui retiennent quelque chose de cette trace d’écritures différentes, passant l’une dans l’autre, qui seraient le transvasement de toutes ces écritures-là. […] Le parabolique est peut-être une réponse. Ce que j’appelle ainsi, c’est le devenir du poème. C’est pourquoi je faisais allusion au Zarathoustra : qu’est- ce que c’est qu’une écriture poétique ? Au fond, la poéticité profonde de l’écriture, c’est son parabolisme, c’est-à-dire sa transmissibilité dans une fable ».
(Cf l’entretien de Bruno Clément avec Michel Deguy)
Parabole, fable, certes, mais aussi langage métaphorique. La caverne, le désert, le cycle du soleil, etc sont des métaphores. Ce qui fait du texte une invitation à une lecture personnelle.
Zarathoustra n’est pas seul à parler et parfois il se tait. Mais de quoi parle-t-il ?
Comme le soleil le fait chaque soir, Zarathoustra doit lui aussi retourner dans les profondeurs, « décliner », se coucher (untergehen), passer dans la zone d’ombre, selon le langage dans lequel s’expriment les hommes vers lesquels il veut descendre pour vider son sac. A chaque descente/remontée, il s’est transformé.
Lors de la première descente, après dix années de solitude, il rencontre un vieillard, un sage puis un saint homme qui le surprend à ne pas encore avoir compris que Dieu est mort.
„Als Zarathustra aber allein war, sprach er also zu seinem Herzen: « Sollte es denn möglich sein! Dieser alte Heilige hat in seinem Walde noch Nichts davon gehört, dass Gott todt ist!“ –
« Mais quand Zarathoustra fut seul, il parla ainsi à son cœur : Serait-ce donc possible ! Ce vieux saint dans sa forêt, il ne l’a donc pas encore entendu dire que Dieu est mort ! »
Tout au long du récit, Zarathoustra ne cesse de descendre et de remonter la montagne où se trouve sa caverne. Comme le soleil qui toujours décline et se relève, il va vers les hommes puis s’en éloigne et y reviens. Mais, il ne retourne pas vers les hommes pour à chaque fois y trouver la même chose mais pour y chercher d’autres dimensions que celles qu’il avait trouvé précédemment et pour (se) requestionner à nouveaux frais comme le fait un compositeur qui fait retour à son thème pour le varier, l’augmenter, l’enrichir.
Zarathoustra n’est pas, me semble-t-il « une insurrection de la pensée contre l’histoire » comme l’affirme dans la postface de l’édition française de poche – fort agréable à lire, au demeurant – Georges-Arthur Goldschmidt. Je crois que Zarathoustra dit le contraire. N’a-t-il pas lui-même une histoire ? C’est contre la fatalité et l’esprit de pesanteur, son « ennemi héréditaire » qu’il se bat. Nietzsche est dans l’histoire de son époque. Et celle-ci continue. Et ne se répète pas. Elle doit, elle aussi, être réévaluée. Dans l’histoire, il y a aussi la distance qui nous sépare de Nietzsche même sil avait prévu que l’on ne le comprendrait qu’après lui. Peut-être est-il né « posthume » comme il le suggère dans Ecce Homo.
« Dieu est mort »
« Dieu est mort ». C’est une bonne nouvelle. Alléluia ? Oui et non. Dieu est mort. Mais tout le monde ne le sait pas encore. Et surtout n’en a pas tiré toutes les conséquences. C’est pourquoi l’homme ne cesse se s’enfoncer jusqu’à ce qu’advienne le dernier homme qui est l’une des conséquences possibles de la fin du divin. Il s’agit là du dieu chrétien. S’il est mort, c’est qu’il a existé. Il est le produit d’une histoire qui s’est achevée. Dieu est mort, cependant l’homme n’a de cesse de le remplacer. Que ce soit sous la forme du « divin marché » (Dany-Robert Dufour), de Sainte Consommation, du dieu algorithmisé de la Sillicon Valley ou du dieu Capital, aujourd’hui computationnel et financier. Il y a même une Japonaise qu’ils appellent la papesse du rangement avec ses « dix commandements » (sic) qui veut prolétariser nos capacités à ranger comme si nous étions incapables de nous organiser pour cela nous-même.
Ce capitalisme globalisé dans lequel nous vivons veut, bien plus encore que du temps de Nietzsche, qui était celui du télégraphe, nous imposer son tu dois que précisément Zarathoustra veut transformer en je veux. Nous vivons à cet égard, aujourd’hui un assujettissement, une prolétarisation sans précédent par son ampleur. Ce je veux, comme la santé, est toujours à reconstruire.
Lire Zarathoustra avec son quotidien régional
Qui « ose » sans rire ces titres : Prier, c’est la santé et Saint Blaise soigne les gorges (Journal L’Alsace du 1/02/2018). Dans le domaine de la santé, il vaut mieux, semble-t-il, s’adresser non pas à Dieu mais à ses saints. Un certain nombre de rites, remontant au Moyen-Age et à l’époque où l’Église vendait à tour des bras ses reliques, sont encore vivaces. Ainsi celui consistant à boire, à la paille, un cru local de Pinot gris dans la calotte crânienne sertie d’or de Saint Blaise (Sankt Blasius) pour « soigner » et prévenir les mots de gorge. Bon, comme Zarathoustra rit aussi, rions-en avec lui : on sait dans toutes les chorales que le vin blanc – pas seulement celui-ci – a des effets sur les cordes vocales. 🙂 Saint Blaise n’est pas le seul. Il y a Sainte Odile pour les yeux, Saint Denis pour les maux de tête, Saint Guy, etc. Dieu et la santé ! Pour rester encore sur la parenthèse d’humour : un ami, Pierre-Marie, me raconte : « Dans mon enfance, au collège Saint Etienne (de Strasbourg), les processions étaient de rigueur, notamment au Mont Sainte Odile. Je me suis, une fois, frotté les yeux à la source. Quelques jours après, j’étais chez l’ophtalmologiste. Et finalement, la prière a eu du sens puisque depuis je porte des lunettes !!! »
La pente est raide
Monter/descendre mais la pente est raide. Terrible même :
« Ce n’est pas la hauteur : c’est la pente qui est terrible ! La pente d’où le regard se précipite vers le bas et d’où la main se tend vers le sommet. C’est là que le vertige de sa double volonté saisit le cœur.
Ah ! mes amis, devinez-vous aussi la double volonté de mon cœur ?
Cela, c’est ma pente et mon danger que mon regard se précipite vers les hauteurs et que ma main se tienne et s’appuie – sur la profondeur !
C’est à l’homme que s’accroche ma volonté, je me lie à l’homme avec des chaînes, puisque je suis attiré vers le surhumain ; car c’est là que veut aller mon autre volonté.
Et c’est à cette fin que je vis aveugle parmi les hommes, comme si je ne les connaissais point : afin que ma main ne perde pas entièrement sa foi en les choses solides ».
Nietzsche : Ainsi parlait Zarathoustra / Du discernement humain
Le fossé entre ce que l’homme est ou, pire encore, est entrain de devenir et ce qu’il devrait être pour être à la hauteur des enjeux de son époque est de plus en plus profond. La pente est de plus en plus raide. Pour ne pas perdre le contact avec les hommes sans renoncer au sommet auquel il doit tendre, Zarathoustra fait un terrible grand écart. Il sait descendre très loin et monter très haut. Cela n’est-il pas aussi valable pour soi-même, individuellement. Ne devons nous pas nous prendre par la peau du cou et du cul, tel un baron Münchhausen, pour nous hisser hors du droit dans ses bottes rigides qui nous enfoncent dans les sables mouvants, pour sortir de notre bêtise, dans laquelle nous retombons sans cesse. Cela vaut aussi pour les collectifs.
Dans le récit de Nietzsche, le futur a deux directions réunies dans le portique « Instant ». L’une mène vers la régression et vers le dernier humain, l’autre est celle de l’avenir vers le surhumain. Il faut néanmoins emprunter l’une pour accéder à l’autre. Il faut acquiescer à la régression pour en tirer un avenir.
Notre univers se rétrécit…
Nous nous construisons des espaces de plus en plus petits dans lesquels on ne peut accéder qu’en courbant l’échine, des demeures de poupées barbies. Connectées en sus. Domotique !
« Que signifient ces maisons ? En vérité, nulle grande âme ne les a bâties en symbole d’elle-même ! Un enfant stupide les aurait-il tirées de sa boîte à jouets ? Alors qu’un autre enfant les remette dans la boîte !
Et ces chambres et ces mansardes : des hommes peuvent-ils en sortir et y entrer ? Elles me semblent faites pour des poupées empanachées de soie, ou pour des petits chats gourmands qui aiment à se laisser manger.
Et Zarathoustra s’arrêta et réfléchit. Enfin il dit avec tristesse : Tout est devenu plus petit !
Je vois partout des portes plus basses : celui qui est de mon espèce peut encore y passer, mais – il faut qu’il se courbe !
Oh ! quand retournerai-je dans ma heimat où je ne serai plus forcé de me courber – de me courber devant les petits ! »
(Nietzsche : Zarathoustra / De la vertu qui rapetisse)
Intéressante cette définition de la heimat comme espace de sortie de l’étroitesse alors qu’elle aussi a tendance à se rétrécir.
… et le désert grandit
Die Wüste wächst: weh Dem, der Wüsten birgt ! Die Wüste wächst, belle allitération que ne rend aucune traduction en français. Le désert croît (s’étend) : malheur à celui qui porte en lui [renferme] des déserts.
Le désert avance, c’est vrai dans sa dimension physique en Australie ou ailleurs ou dans la désertification des instances de soins mais aussi intérieure à l’homme. Pour Zarathoustra, il n’y a pas de séparation entre l’intérieur et l’extérieur. C’est aussi le cas pour les communautés aborigènes pour qui la maladie des rivières est aussi la leur. En Australie, où pour les communautés aborigènes Gamilaraag et Yuwalaraag qui n’ont jamais eu la vie facile, écrit le physicien et économiste Claude Henry « les rivières étaient leur recours : La rivière est comme nous. Si notre sang cesse de circuler, nous sommes malades. Si l’eau dans la rivière cesse de couler, nous sommes malades. Avec la sécheresse et la chaleur sans précédent qui écrasent l’Australie, l’eau a cessé de couler, sans retour craint-on ».
Die Wüste wächst: weh Dem, der Wüsten birgt ! La phrase devenue célèbre encadre le psaume des Filles du désert que chante le voyageur – vieil européen – et l’ombre qui se dit être celle de Zarathoustra dans l’oasis où il est comme Jonas dans le ventre de la baleine. Il y est à la fois proche et loin du désert ensphynxé affreux néologisme dont il demanda pardon à Dieu et dans lequel il enfourne beaucoup de sentiments. Le psaume contient à la fois l’expression d’un désir érotique et son cri de refoulement.
Il est intéressant de noter que cette question du désert est, pour Nietzsche, présente dès 1870 , à la veille de la déclaration de guerre de la France au Royaume de Prusse, 1e 19 juillet 1870 mais déjà annoncée et dans laquelle il s’engagera comme volontaire :
« Voici un terrible coup de tonnerre. La guerre franco-allemande est déclarée et toute notre civilisation, râpée jusqu’à la corde, se précipite entre les bras du plus terrible démon ! Qu’allons-nous éprouver ? Ami, cher ami, nous nous sommes encore une fois revus dans le crépuscule de la paix. Que signifient aujourd’hui toutes nos aspirations ? Nous sommes peut être au commencement de la fin ! Quel désert ! Des cloîtres vont devenir nécessaires. Et nous serons les premiers frères »
(Nietzsche : Lettre du 14 juillet 1870 à Erwin Röhde. Cité par Yann Porte : Le siège de Metz en 1870. La guerre de Nietzsche comme expérience intérieure )
Was ist das der Mensch vs Übermensch ?
De quoi parle Zarahoustra ? : De volonté, de courage, de la nécessité pour l’homme – et la vie – d’être surmontés, etc. Il enseigne le surhumain :
„Ich lehre euch den Übermenschen. Der Mensch ist Etwas, das überwunden werden soll. Was habt ihr gethan, ihn zu überwinden? “
« Je vous enseigne le surhumain. L’homme est quelque chose qui doit être surmonté. Qu’avez-vous fait pour le surmonter ? »
[…]
« Et la vie elle-même m’a dit ce secret: Vois, dit-elle, je suis ce qui doit toujours se surmonter à soi-même. »
Zarathoustra va au-delà de l’anthropocentrisme. Toutefois, la réflexion de Nietzsche ne me semble pas englober l’ensemble du vivant où nous en sommes déjà à l’extinction d’un certain nombre d’espèces animales et, on l’oublie souvent, végétales.
Un petit détour par l’étymologie permet d’éviter toute confusion sur le concept de surhumain. Selon Georg Toepfer, auteur d’un dictionnaire historique de la biologie, le mot Mensch découlerait probablement de la racine verbale indo-européenne *men[e] qui signifie réfléchir, penser, évaluer.
„Werthe legte erst der Mensch in die Dinge, sich zu erhalten, – er schuf erst den Dingen Sinn, einen Menschen-Sinn! Darum nennt er sich « Mensch », das ist: der Schätzende.
Schätzen ist Schaffen: hört es, ihr Schaffenden! Schätzen selber ist aller geschätzten Dinge Schatz und Kleinod.
Durch das Schätzen erst giebt es Werth: und ohne das Schätzen wäre die Nuss des Daseins hohl. Hört es, ihr Schaffenden!
Wandel der Werthe, – das ist Wandel der Schaffenden. Immer vernichtet, wer ein Schöpfer sein muss.
Schaffende waren erst Völker und spät erst Einzelne; wahrlich, der Einzelne selber ist noch die jüngste Schöpfung“
Nietzsche Zarathustra / Von tausend und Einem Ziele
« Ce n’est que l’homme qui adonné une valeur aux choses, afin de se conserver, – c’est lui qui qui a donné aux choses un sens, un sens d’humain ! C’est pourquoi il se nomme l’humain, c’est-à-dire, celui qui évalue.
Évaluer c’est créer : écoutez donc, vous qui êtes créateurs !
L’évaluation, c’est le trésor et le joyau de toutes les choses évaluées.
Ce n’est que par l’évaluation que se fixe la valeur et sans l’évaluation, l’existence serait une noix creuse. Écoutez-le, vous qui êtes créateurs !
Les valeurs changent lorsque le créateur se transforme. Celui qui doit créer détruit toujours.
Les créateurs furent d’abord des peuples et plus tard seulement des individus. En vérité, l’individu lui-même est la plus récente des créations.
Nietzsche : Zarathoustra / Des mille et un buts
D’abord peuples, puis individus. Nous en sommes à l’individu massifié
Si l’humain évalue, le surhumain transvalue toutes les valeurs, c’est à dire procède à une révision radicale voire un renversement des valeurs. L’homme, au lieu d’être dans une régression et de redevenir le ver de terre qu’il fut, doit être surmonté. Le verbe überwinden signifie vaincre mais au terme d’une lutte, surmonter au terme d’un effort, surmonter un obstacle. Le surhumain est ce qui relève de la création, par les hommes sans dieu, d’un « au delà d’eux-mêmes ». Le surhomme qu’il vaut mieux traduire par surhumain n’a rien à voir avec je ne sais quelle virilité héroïque. Il désigne un type d’accomplissement supérieur en opposition radicale aux nihilismes. Il passe par la capacité d’inscrire de nouvelles valeurs sur de nouvelles tables. Le surhumain tout comme la grande santé ne sont pas un état stable. Ils désignent ce vers quoi il faut tendre et qui est toujours à recommencer.
La volonté
L’objectif est de :
« Délivrer ceux qui sont passés, et métamorphoser tout « c’était » en un « je le voulais » ! – voilà seulement ce que j’appellerai rédemption ! »
Le libérateur s’appelle Volonté :
« Vouloir libère : mais comment s’appelle ce qui enchaîne même le libérateur ? C’était : c’est ainsi que s’appelle le grincement de dents et la plus solitaire affliction de la volonté. Impuissante envers tout ce qui a été fait – la volonté est pour tout ce qui est passé un méchant spectateur.
La volonté ne peut vouloir revenir en arrière ; ne pas pouvoir briser le temps et le désir du temps, – c’est là la plus secrète affliction de la volonté.
Vouloir délivre : qu’imagine la volonté elle-même pour se délivrer de son affliction et pour narguer son cachot ?
Hélas ! Tout prisonnier devient un fou ! La volonté prisonnière, elle aussi, se délivre avec folie.
Que le temps ne recule pas, c’est là sa colère ; ce qui était– ainsi s’appelle la pierre que la volonté ne peut faire rouler. »
Cette pierre, il faudra la casser à coup de marteau. Le surhumain s’inscrit dans la terre. La question n’est plus de blasphémer quelque dieu : La mort de dieu implique de ne pas blasphémer la terre.
Comment se « termine » Zarathoustra ?
Zarathoustra subit plusieurs métamorphoses avant de trouver son monde où midi et la minuit s’unissent. La dernière transformation n’est qu’esquissée. Après, le chameau et le lion, voici que :
„Zu dem Allen sprach Zarathustra nur Ein Wort: « meine Kinder sind nahe, meine Kinder » -, dann wurde er ganz stumm.“
(Nietzsche : Zarathustra / Das Zeichen)
« A tout cela Zarathoustra ne dit qu’un mot : Mes enfants sont proches, mes enfants, – puis il se tut tout à fait ».
(Nietzsche : Zarathoustra / Le signe)
On n’en saura pas plus : les enfants font signe.
Mais près du danger grandit/ Ce qui sauve aussi, écrit Hölderlin (Patmos). Cette phrase, répétée et réinterprétée à l’envie, à l’annonce de chaque catastrophe, ne veut pas dire qu’il suffise d’attendre béatement que nous soyons au fond du fond du trou pour espérer vivre un rebondissement. De tels retournements ou rebonds « dialectiques » sont illusoires. Cela veut dire que le chaos contient quelque part une solution, du chaos peut naître une direction nouvelle. En défaisant les anciennes connexions cérébrales, il permet de mettre en place de nouvelles et de sortir d’une voie sans issue, d’imprimer à la pensée un tournant, un changement de direction. Cela ne va pas sans travail poétique, sans rêve. (Cf . Le Sauterhin )
Nietzsche ajoute qu’il faut à l’homme du courage pour se surmonter – je garde cette question pour le prochain article.
Retour sur l’effroi