Le livre de Thomas Lange dont le titre se traduit par Georg Büchner en France / Du Hamlet français à l’instrument d’une «collaboration réussie» nous propose une petite histoire des débuts de la réception de Georg Büchner en France. Il ne traite pas de la présence physique du poète allemand sur le territoire français (à Strasbourg et dans les Vosges) mais de la manière dont on y prend connaissance de son œuvre entre 1845 et 1947. Il le fait en mettant l’accent sur le nouveau média de l’époque : la radio. J’ai déjà évoqué les travaux de Thomas Lange, qui fut en charge du service éducatif aux Archives Départementales de Darmstadt, à propos de ses recherches sur Alexander Büchner le petit frère de Georg Büchner naturalisé français en 1870.
L’image de la couverture du livre est celle de la statue de Danton à Paris qui ne fut érigée qu’en 1891. Deux ans auparavant, paraissait la traduction en français de la Mort de Danton de Georg Büchner. Il y a quelque relation entre la découverte de Büchner qui, au début sera d’abord le frère du philosophe de Force et matière, Ludwig Büchner, et la reconnaissance tardive de Danton dans la société française où il finit par être placé dans les discours d’alors à l’égal de Cromwell, Louis XI ou Richelieu.
Depuis le père médecin dans les armées de Napoléon, la mère dont la famille provient des environs de Strasbourg jusqu’à la Révolution française comme objet de réflexion (Büchner en réclamant la continuation sociale) et matériau de théâtre en passant par la terre d’amour et d’exil, lieu de formation universitaire et politique, Georg Büchner est impensable sans la France. Il fut aussi traducteur de Victor Hugo. Mort très jeune on le sait, en 1837, son œuvre connaîtra d’abord un destin discret en Allemagne-même où il faudra attendre les premières mises en scène de Woyzeck en 1913 pour qu’on y prenne la mesure de son importance. En France, la première évocation de cet «auteur éloquent d’un beau drame sur la mort de Danton» a été décelée par Thomas Lange dans la Revue des deux mondes, en 1845. En 1868, l’auteur, journaliste,critique et futur administrateur général de la Comédie française, Jules Clarétie, voulant dans un essai s’inquiétant de l’avancée prise par l’Allemagne dans les domaines intellectuels prévenir le ministre de l’Education d’une menace d’un «Sadowa de l’ignorance», fait dire à un allemand fictif : «Qui de vous connaît La Mort de Danton de Georges Büchner jouée chez nous [i.e. en Allemagne] avec grand succès ». Le «drame en trois actes et en prose» suivi de Woyzeck, Lenz, le Messager hessois, Lettres…traduit de l’allemand par Auguste Dietrich, préface de Jules Clarétie de l’Académie française paraît aux éditions Louis Westhauser en 1889.
Paul Ginisty, qui deviendra directeur de l’Odéon en 1896, parle du «travestissement poétique» de la Révolution et interprète le personnage de Danton comme une sorte de Hamlet. Pourtant la mise en scène de la pièce, annoncée à l’Odéon pour la saison 1896/1897, puis à nouveau pour la saison suivante dans le cadre des «matinées conférence du jeudi», n’aura pas lieu. Peur d’un échec ? Peur de la censure ? Thomas Lange ne tranche pas dans ce qui ne serait que spéculation. Il signale simplement que c’est l’époque où Shakespeare en France portait atteinte aux conventions morales et que, en 1890, La grève de Louise Michel, Germinal de Zola, Thermidor de Victorien Sardou avaient été interdits.
Il faudra attendre 1948 et Jean Vilar pour voir la Mort de Danton sur une scène française. Ce sera dans la Cour d’honneur du Palais des papes en Avignon et cela fera grincer des dents.
«En 1900, écrit Thomas Lange, Georg Büchner était un nom que les personnes instruites en France connaissaient. L’intérêt dans les décennies suivantes s’est déplacé vers Woyzeck et Leonce et Lena»
Notons au passage que Büchner est catalogué dans les Romantiques allemands notamment dans le numéro des Cahiers du Sud qui leur est consacré en 1937.
Une traduction de Woyzeck paraît en 1931 dans la revue «Commerce». Jean Paulhan attire là-dessus l’attention d’Antonin Artaud : «Lisez Woyzeck. Je pense que, réinventé par vous, ce serait une chose sublime ». Artaud demande à Louis Jouvet de pouvoir mettre en scène la pièce parlant à son propos de «coups de pioches dans le silex de l’inconscient». Encore une fois rien ne se fera. Là encore, il faudra attendre 1946 pour voir Woyzeck sur une scène française.
Un nouveau media monte en puissance dans le champ culturel. Il n’a pas la pudeur des théâtres. La première trace de Büchner à la radio en français, on la trouve à Radio Strasbourg, à l’époque une radio bilingue. Elle diffusera, le 31 octobre 1938 Le soldat François d’après Woyzeck. L’année suivante, ce sera au tour de Radio Tour Eiffel avec une autre adaptation intitulée cette fois Le soldat François Woyzeck, «prononcer woitchék» précise le manuscrit reproduit dans le livre. En 1939 toujours, sous le titre La mort est un rêve / Comédie romantique, la radio diffuse également une adaptation de Léonce et Lena. On lui donnera, écrit T. Lange, un côté opérette d’Offenbach. Le dimanche 20 août 1939, à deux semaines du déclenchement par Hitler de la Seconde guerre mondiale, Radio Paris diffuse La mort de Danton dans une version réduite à 45 minutes. L’adaptation est de Richard Thieberger, un exilé autrichien spécialiste des pièces radiophoniques et radiophonées. On remarque dans la page reproduite du manuscrit les indications de «mise en espace» radiophonique : «La conversation entre Danton et Julie tout près du micro, les autres voix un peu plus loin».
Sous le Troisième Reich, il n’y a guère de place pour Büchner à l’exception notable de Radio Paris aux mains des occupants nazis. La radio est au cœur du dispositif de propagande sous l’occupation, il s’agissait de démontrer la suprématie allemande «non seulement dans la musique et les sciences mais également dans la poésie, la littérature, les arts ».
Le dimanche 23 février 1941, était diffusée Léonce et Lena, comédie en dix tableaux de Georges Büchner avec François Périer dans le rôle de Léonce. «Le principe d’un art de divertissement et d’un divertissement d’art» avait été posé et l’on s’était mis à diffuser une série des plus belles comédies du monde dans laquelle Büchner succédait à Molière, Shakespeare, Gogol, Lessing. Le personnage d’un annonceur avait été introduit dans la pièce. Ses interventions, souligne T. Lange, déplacent l’accent vers le romantisme au détriment du satirique. Le 4 mai 1941, Radio Paris diffuse après La damnation de Faust de Berlioz, Mort de Danton. L’auteur n’en a pas retrouvé le manuscrit mais des indications données dans le registre musical.
Les éléments réunis montrent clairement l’instrumentalisation dont l’œuvre de Büchner a fait l’objet au service d’une propagande de collaboration. Les autorités allemandes voulaient faire croire que le nazisme est une révolution de destruction du capitalisme comme l’affirmait le Dr Friedrich pseudonyme du commentateur attitré de la radio. Mais cela n’allait pas durer. Goebbels, le grand ordonnateur de la propagande nazie allait bientôt mettre fin à cette «invention littéraire que le peuple n’approuve pas», c’est ainsi qu’il qualifiait les pièces radiophoniques.
Et puis on finit pas savoir que Radio Paris ment, Radio Paris ment, Radio Paris est allemand. Une autre radio prépare son heure de gloire : Radio Londres.
L’histoire de Büchner à la radio s’achève avec une dernière indication : la diffusion le 28 décembre 1944 par Radio Toulouse, de La mort de Danton, dans un autre contexte, celui de la Libération.
L’après-guerre verra la revanche du théâtre grâce à Jean Vilar présentant La mort de Danton dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes en Avignon en 1948, ce qui en choquera plus d’un. On peut lire cela dans un article de Libération cité par l’auteur et que l’on peut trouver en ligne)
«Dans une sorte de retournement ironique des voies de réception, la force française d’occupation a ré-importé Büchner en Allemagne» aussi bien dans l’enseignement qu’à la radio qu’elle contrôlait, conclut Thomas Lange dont j’ai résumé à grands traits un travail qui se caractérise par une grande minutie et une grande attention apportée aux détails tout en précisant à chaque fois pour le lecteur allemand les caractéristiques du contexte français dans les différentes époques considérées.
Thomas Lange :
Georg Büchner in Frankreich
Vom « französischen Hamlet » zum Instrument «gelungener Collaboration»
Wahrnehmung und Wirkung 1845-1947
Jonas Verlag Marburg 2015
118 pages