Le timbre commémoratif du bicentenaire de la naissance de Georg Büchner a pour motif le mandat d’amener qui a été établi contre lui par le Juge d’instruction Georgi après son départ en exil à Strasbourg . Il sera publié sous cette forme dans les journaux en 1835. Le chiffre 1628 est le numéro de l’annonce.
En voici la traduction
[Darmstad.] Mandat d’arrêt. La personne correspondant au signalement ci-dessous, Georg Büchner, étudiant en médecine à Darmstadt s’est soustrait à l’instruction judiciaire sur sa participation présumée à des activités de haute trahison en fuyant sa patrie. Nous demandons aux autorités publiques intérieures et extérieures au pays de procéder à son arrestation en cas de découverte et de le livrer au juge d’instruction signataire.
Darmstad, le 13 juin 1835
Tribunal du Grand Duché de Hesse
De la Province de Haute Hesse,
Le juge d’instruction, Conseiller à la Cour, Georgi
Signalement
Age : 21 ans
Taille : 6 pieds (chaussures), 9 pouces dans les nouvelles unités de mesure de Hesse [1m725]
Cheveux : blonds
Front : fortement bombé
Sourcils : blonds
Yeux : gris
Nez : protubérant
Bouche : petite
Barbe : blonde
Menton : rond
Visage : oval
Couleur du visage : fraîche
Corpulence : forte, élancée
Signe particulier : myope
Une lettre de cachet en timbre-poste commémoratif, curieux, non ? D’habitude, on utilise plutôt des portraits. Je rappelle cependant qu’on n’en connaît que deux de Büchner, un troisième récemment découvert est controversé.
Les deux portraits ne le représentent que par la tête ou le tronc. De sorte que le signalement policier reste le plus complet dont nous disposons. On y relève la taille, les couleurs et la myopie. On verra plus loin qu’il y en a un second encore un peu plus détaillé.
Bien sûr, il reste bizarre de commémorer un génie de la littérature par un document témoignant de l’activité d’un Etat policier. Büchner est aujourd’hui reconnu comme un tout grand des lettres allemandes. Voici comment parallèlement on le représente du côté de la monnaie :
La pièce de monnaie commémorative porte en inscription l’appel à la révolte du virulent pamphlet politique rédigé par Büchner Le messager hessois : Paix aux chaumières Guerre au Palais . Sur la tranche de la pièce, on trouve l’inscription « Ich bin so jung und die Welt ist so alt » (Je suis si jeune et le monde est si vieux), une réplique de Léonce et Lena.
La pièce de monnaie donne ainsi la raison qui mène au motif du timbre. Subtils ces Allemands ! L’ont-ils fait exprès ?
Mais pourquoi la police en voulait-elle à ce jeune homme de 21 ans, à peine connu – sa première pièce La mort de Danton est parue dans le numéro du 26 mars / 7 avril 1835 de la revue littéraire Phönix éditée par Karl Gutzkow. Et pourquoi avait-il pris le chemin de l’exil ?
Büchner avait été en contact lors de son passage à Strasbourg avec les idées révolutionnaires qui agitaient la France à l’époque (Révolution de Juillet 1830). « Il a pu sur place observer les conséquences d’une révolution bourgeoise mais aussi l’établissement et la consolidation de la Monarchie de Juillet et le pouvoir croissant de l’aristocratie de l’argent » note Jan-Christoph Hauschild. Büchner a une analyse fine du caractère bourgeois de la révolution et de la place du peuple dans la révolution. A Strasbourg, il apprend aussi la manière dont un citoyen engagé peut s’organiser légalement et illégalement.
De retour dans le Grand Duché de Hesse, pour y poursuivre des études de médecine commencée à Strasbourg, il fonde avec des étudiants et des artisans la Société des droits de l’homme, une association républicaine et égalitaire à l’image de celle de Strasbourg qui était marquée par les idées égalitaires de Babeuf : Puisque tous ont été créés dans les mêmes conditions, tous sont égaux, à part les différences établies par la nature elle-même fait-il dire à Saint Just dans La mort de Danton. Jan Christoph Hauenschild a qui j’emprunte ces éléments le place dans la tradition de Gracchus Babeuf. Il a d’ailleurs intitulé son dernier livre sur Büchner : Conjuration pour l’égalité.
« La vie des riches est un long dimanche »
Le Grand duché de Hesse est, avec la Saxe l’état le plus peuplé de la Confédération germanique, un état qui tout en se donnant des allures démocratiques est autoritaire et policier, où, surtout, régnait une situation sociale calamiteuse que Büchner dénonce avec virulence dans un pamphlet destiné à être distribué en tract : Le messager hessois qu’il rédige en 1834 et qui commence ainsi :
« Paix aux chaumières ! guerre aux palais !
En cette année 1834, il semble que la Bible soit démentie. C’est tout comme si Dieu avait créé les paysans et les ouvriers [handwerker ceux qui œuvrent, non ceux de l’industrie] le cinquième jour et les princes et les privilégiés le sixième, et comme si le Seigneur avait dit à ceux-ci : « régnez sur tous les animaux qui rampent sur la terre » et qu’il eût compté les paysans et les simples bourgeois parmi la vermine. La vie des privilégiés est un long dimanche … »
« La vie des riches est un long dimanche ». En écrivant ceci, je rétablis le texte original de Büchner qui avait au départ écrit « les riches » (die Reichen). Friedrich Ludwig Weidig a retravaillé le texte et remplacé riches par « ceux de la haute » (die Vornehmen). Henri – Alexis Baatsch dont je reprends la traduction a coupé la poire en deux. Je n’entre pas dans le détail de cette histoire même si la nuance n’est pas sans importance. Büchner s’en prend aux nobles et aux libéraux.
Le titre du tract, « Paix aux chaumières ! guerre aux palais ! », s’entend dans une perspective polémique aux niveaux des esprits et non comme un appel à une organisation militarisée et surtout pas groupusculaire. Dans Le messager hessois, Büchner retourne contre les puissants le langage religieux que ces derniers utilisent pour « justifier » l’oppression.
Une fois le texte imprimé, il sera distribué.
Le pouvoir considère ce manifeste comme un acte de haute trahison, un écrit « au ton bas et particulièrement irrespectueux », le « produit d’un républicanisme effréné le plus effronté » qui appelle au renversement de l’ordre établi.
Plusieurs amis dont Karl Minnigerode, porteur de 133 exemplaires du Messager hessois, seront arrêtés.
Georg Büchner a pressenti que son tour allait arriver. Il prend la décision de s’enfuir. Direction Sud, Worms, Speyer, Wissembourg, Strasbourg.
Le 27 mars 1835, il écrit à ses parents depuis Strasbourg :
« Je crains fort que le résultat de l’enquête ne justifie amplement le pas que j’ai franchi ; il y a eu de nouvelles arrestations et on s’attend à ce qu’il y en ait prochainement d’avantage encore. Minnigerode a été pris in flagranti crimine. On le considère comme le chemin qui doit mener à la découverte de toutes les menées révolutionnaires jusqu’à ce jour : on cherche à tout prix à lui arracher son secret ; comment sa faible constitution pourrait-elle résister à la lente torture à laquelle on le soumet ? … »
Büchner pense que lui-même n’aurait pas supporté la prison :
« Je sais avec certitude que Minnigerode a eu un moment les mains enchaînées à Friedberg ; je le sais de quelqu’un qui était emprisonné avec lui. Il doit être malade et à l’agonie ; fasse le ciel que ses souffrances prennent fin ! Il est entendu que les prisonniers sont nourris comme tels et ne reçoivent ni lumière ni livre. Je remercie le ciel d’avoir prévu ce qui allait arriver ; je serais devenu fou dans un trou pareil ». (Lettre aux parents de début août 1835)
Karl Minnigerode que Büchner croira mort frôlera effectivement la folie. Il s’en sortira de justesse et sera libéré en 1837 après quatre années d’emprisonnement, Rétabli, il partira pour l’Amérique.
Minnigerode est arrêté le 1er aout 1834. Büchner aussitôt informé, range sa chambre d’étudiant à Giessen, en écarte tous les documents compromettants et part prévenir les autres. Le ministère informe le juge d’instruction Gregori qu’il dispose d’indications montrant que « l’étudiant Büchner de Giessen était l’auteur de l’imprimé révolutionnaire dont il est question ». Il y avait un dénonciateur, un agent de la Stasi de l’époque. De retour de sa tournée, Büchner trouve sa chambre sous scellés. Un premier mandat d’arrêt est établi. Il contient quelques détails de plus que celui qui paraîtra en juin 1935 dans les journaux. Il précise notamment qu’il porte une légère moustache, qu’il chausse parfois des lunettes, que sa veste est une « sorte de polonaise », etc.
Mais il n’y a rien de solide contre lui. Il va même porter plainte contre la fouille de son appartement, ce qui a pour effet de conforter le juge dans la faiblesse de l’accusation.
La distribution du Messager hessois se poursuit. Büchner passe l’hiver chez ses parents à Darmstadt et travaille assidûment à l’écriture de La mort de Danton.
Les choses ont l’air de se calmer jusqu’en avril 1835 où les dénonciations d’un second indicateur conduisent à une nouvelle vague d’arrestation.
Mais Büchner n’est déjà plus là. D’où le mandat d’amener
A-t-il eu vent que quelque chose se préparait ? On ne sait.
Sans attendre de toucher ses honoraires pour la publication de La mort de Danton, la seule œuvre publiée de son vivant (avec le Messager hessois), il prend la poudre d’escampette. Le 9 mars, il est à Wissembourg, et le 11 à Strasbourg à une distance de 200 km de Darmstadt qu’il a dû parcourir en évitant le risque d’un contrôle d’identité ce qui n’était possible que pour ceux qui n’avaient aucun bagage.
De Wissembourg, il écrit, le 9 mars :
« Si j’étais resté, j’aurais passé tout ce temps dans un cachot à Friedberg ; on m’en aurait alors relâché, physiquement et moralement détruit. Cette perspective était pour moi si claire, j’en suis si certain que j’ai choisi le grand mal d’un exil volontaire. J’ai maintenant la tête et les mains libres…Je dispose maintenant de tout. Je vais étudier avec la plus grand ardeur les sciences philosophico-médicales, et dans ce domaine, il y a encore assez de place pour faire quelque chose de valable et notre époque est précisément faite pour reconnaître ce genre de travail. Depuis que j’ai franchi la frontière, j’ai un nouveau courage à vivre ; je suis pour le moment tout à fait seul , mais cela augmente précisément mes forces. C’est un grand bienfait que d’être débarrassé de la crainte secrète et constante de l’arrestation et des autres poursuites qui me tourmentaient sans relâche à Darmstadt »
« Quelque chose de valable dans les sciences » : ce sera sa thèse sur le système nerveux du barbeau. Georg Büchner sera aussi Docteur en philosophie de l’Université de Zürich. Il n’a jamais envisagé l’écriture comme une profession estimant que l’on était trop soumis à la pression du compromis éditorial pour pouvoir en vivre. Il en a d’ailleurs fait deux fois l’expérience.
Büchner est persuadé que s’il était resté, il aurait été « physiquement et moralement détruit ». Si Minnigerode s’est est sorti de justesse et au bord de la folie, ce ne sera pas le cas pour le « co-auteur » du Messager hessois, Friedrich Ludwig Weidig. Arrêté en avril 1835, il sera retrouvé « suicidé » en prison, le 23 février 1837.
Büchner mourra peu de jours avant.
En ayant fui la prison, Georg Büchner a pu laisser au monde quelques chefs d’œuvre de la littérature qui chez lui ne va pas sans engagement.
Note sur les sources (en langue allemande) :
La première partie du texte repose sur deux livres de Jan Christoph Hauschild : son Georg Büchner paru chez RoRoRo et Georg Büchner, Verschwörung für die Gleichheit (Conjuration pour l’égalité), paru cette année 2013 chez Hoffmann und Campe.
Les informations de la seconde partie repose sur le livre de Hermann Kurzke paru cette année 2013 également : Georg Büchner Geschichte eines Genies (Histoire d’un génie) Verlag CH Beck
Rappel des articles précédents :
Dans les Vosges en compagnie de Georg Büchner
Georg Büchner et le corsaire de Darmstadt
Voir aussi : L’enfant et le désenchantement du monde
Alain Lance me signale que dans son célèbre poème « Das Eigentum », qu’il écrivit au début de l’été 1990, Volker Braun a inversé ironiquement le fameux mot d’ordre de Büchner dans son « Messager hessois : Paix aux chamières, Guerre aux palais ».
Voici la traduction d’Alain Lance :
La propriété
Je suis là encore et mon pays passe à l’Ouest
GUERRE AUX CHAUMIÈRES, PAIX AUX PALAIS !
Je l’ai mis à la porte comme on chasse un vaurien.
Il brade à tout venant ses parures austères.
L’été de la convoitise succède à l’hiver.
Et à mon texte entier on ne comprend plus rien.
On me dit d’aller voir là où le poivre pousse.
On m’arrache ce que je n’ai jamais possédé.
Ce que je n’ai vécu va toujours me manquer.
Comme un piège sur la route : l’espoir était à vif.
Ma propriété, la voici dans vos griffes.
Quand redirai-je à moi en voulant dire à tous ?
(dans Volker Braun, Le Massacre des illusions, L’Oreille du loup, 2011. Traduction Alain Lance)