Georg Büchner, révolutionnaire avec plume et scalpel, tel est le titre de l’exposition du bicentenaire de l’auteur de Woyzeck, texte qui reste d’une grande actualité. Je suis allé la voir à Darmstadt.
Cette photographie de la salle consacrée à La mort de Danton illustre l’un des principes de l’exposition : une citation un objet, un objet une citation.
Voyons de plus près un exemple concret :
L’objet : Aphroditê Kallipygos, La Vénus callipyge
La citation est de Camille dans La mort de Danton I,1:
« Il faut que le divin Epicure et la Vénus aux belles fesses remplacent saint Marat et saint Chalier au portail de la République »
Le catalogue de l’exposition est devenu le livre le plus gros et le plus lourd de ma bibliothèque, 3,8 kilos, un outil difficile à manier, sans même parler du prix (58 euros) pour une moitié de textes d’écrivains ayant eu le prix Büchner et accessibles en ligne, une démesure qui sied mal à Büchner.
Est-ce celle d’une mauvaise conscience ?
Longtemps Büchner a surtout été au panthéon de l’Allemagne de l’Est.
« Même 200 ans après sa naissance, il est encore capable de provoquer une agitation productive. Méconnu et pourchassé de son vivant, il est devenu à titre posthume la mauvaise conscience de la nation ; il fait l’objet d’études approfondies et d’une actualisation zélée ; on en soigne les lieux évoquant sa mémoire ; on lui élève des monuments (en partie discutables) ; des prix et bourses bien dotés portent son nom.
Désormais même l’Etat n’hésite plus à y ajouter des initiatives comme par exemple un timbre postal commémoratif qui avait été longtemps refusé. Ceux qui nous gouvernent ont compris qu’ils n’honorent pas seulement un auteur mais qu’ils s’honorent eux-mêmes. Qu’ils le fassent en se souvenant réellement des traditions égalitaires, libertaires et radicalement démocratiques de l’histoire allemande auxquelles Büchner est associé est une autre histoire ».
Jan-Christoph Hauschild préface au livret Büchneland, Orte von Büchner und seinen Geschister in Hessen édité par la Luise-Büchner-Gesellschaft Darmstadt 2013
Büchner est-il enfin entré au panthéon de toute l’Allemagne ?
Peut-être mais au prix d’une évangélisation, d’une historisation.
L’historisation pourrait se décrire ainsi : C’est l’histoire d’un homme, un écrivain, qui s’appelait Büchner, il a rédigé des tracts (on installe une presse) c’est le Messager hessois, il a écrit sur la guillotine (on montre un échafaud ) c’est La mort de Danton et sur les automates (on expose des automates) et c’est Léonce et Lena ; il a disséqué des poissons (ça, ça se filme) et c’est Le système nerveux des barbeaux, il s’est intéressé à un homicide (on a des documents) et c’est Woyzeck. Ah j’oubliais le bon Pasteur Oberlin (voici le plan d’époque du Ban de la Roche) et c’est Lenz.
Tout cela ne nous dit pas pourquoi il faut lire Büchner encore deux cent ans après et ce qu’il contient encore de passionnant pour nous.
La question se pose d’ailleurs de savoir s’il faut faire des expositions sur des écrivains. Elle se complique lorsque ce dernier a eu une vie particulièrement courte, 23 ans, alors qu’une partie du peu qu’il a pu laisser a été détruit. D’où la tentation de remplir d’objets le vide des connaissances.
« Malheureusement nous ne savons pratiquement rien, écrit Hermann Kurzke dans son livre Georg Büchner, Geschichte eines Genies (Histoire d’un génie, paru chez CH Beck) Le peu dont nous disposons est insignifiant, mais comme nous n’avons rien, nous devons surcharger ce petit peu ».
Surcharger le peu qu’on a. Il le dit certes à propos des relations de Büchner avec sa fiancée strasbourgeoise mais cela vaut d’une manière plus générale. Il ne s’en prive pas d’ailleurs.
La « panthéonisation » passe aussi pas son évangélisation. Certes Büchner a beaucoup fréquenté de pasteurs protestants, connaissait la bible, avait son livre de cantiques. Mais les citations de la bible si nombreuses dans son œuvre autorise-t-elle Hermann Kurzke à faire de son écriture une « quête d’absolution » ?
Fort heureusement l’œuvre résiste à tout cela. D’autant que pour les lecteurs contemporains que nous sommes, il y a longtemps qu’une citation de la bible n’est plus parole d’évangile.
L’exposition est chronobiographique et s’ouvre sur le contexte de la naissance de Georg Büchner, le 17 octobre 1813, le deuxième jour de la Bataille de Leipzig et une citation de Karl Marx. Büchner est né dans ce moment historique. La bataille de Leipzig fut celle d’une défaite de Napoléon contre une coalition de troupes russes autrichiennes et prussiennes, sainte alliance pour l’oppression des peuples que l’on a fait passer pour une guerre de libération. Elle fut les deux. Un grand nombre d’allemands se sont retrouvés des deux côtés, les uns dans les armées napoléoniennes, les autres dans les armées prussiennes. Mais ce ne fut pas une guerre de libération des peuples mais l’alliance des trônes de droit divin. Napoléon, c’est la dictature et la modernité. Tout le problème de l’Europe à cette époque était dans cette opposition entre une France des Lumières d’un côté et le despotisme napoléonien de l’autre. Ce sera aussi le problème de Goya par exemple auquel Heiner Müller s’est souvent référé.
La citation de Karl Marx :
« On sait comment, en 1813, Frédéric-Guillaume III enjôla si bien le peuple prussien avec de belles paroles et de magnifiques promesses, que celui-ci crut partir pour une « guerre de libération » contre les Français bien qu’il ne s’agît que d’écraser la révolution française et de rétablir l’ancien système de droit divin.
On sait comment les belles promesses furent oubliées dès que la Sainte-Alliance eut fait son entrée à Paris le 30 mars 1814.
On sait comment, au retour de Napoléon de l’île d’Elbe, l’enthousiasme du peuple était déjà si refroidi que Hohenzollern dut raviver le zèle éteint, par la promesse d’une Constitution (édit du 22 mai 1815), quatre semaines avant la bataille de Waterloo.
On se rappelle les promesses des actes confirmant la confédération germanique et l’acte final du Congrès de Vienne: liberté de la presse, Constitution, etc.
On sait comment Hohenzollern le « Juste » a tenu parole : Sainte-Alliance et congrès pour opprimer les peuples, décrets de Carlsbad, censure, despotisme policier, suprématie de la noblesse, arbitraire de la bureaucratie, justice de cabinet, persécutions démagogiques, condamnations en masse, gaspillage financier et … aucune Constitution.
On sait comment, en 1820, le peuple reçut la garantie que les impôts et les dettes publiques ne seraient pas augmentés et comment Hohenzollern tint parole : ce fut la transformation de la Seehandlung en institut privé de crédit pour l’État.
On sait comment Hohenzollern répondit à l’appel du peuple français pendant la révolution de Juillet; en massant des troupes à la frontière, en maintenant sous le joug son propre peuple, en réprimant le mouvement dans les États allemands plus petits et en asservissant finalement ces États sous le knout de la Sainte-Alliance.
[…]
On sait comment tous les efforts du « sous-kniaz » de Hohenzollern, en accord avec les buts de la Sainte-Alliance, visaient à renforcer la suprématie de la noblesse, de la bureaucratie et des militaires, à réprimer par la violence et la brutalité toute liberté d’expression, toute influence sur le gouvernement de « sujets à l’intelligence bornée » et ce non seulement en Prusse, mais dans tout le reste de l’Allemagne.
On sait qu’il s’est écoulé peu de règnes au cours desquels des intentions aussi louables ont été réalisées avec des mesures arbitraires plus brutales que sous celui de Frédéric-Guillaume III, tout particulièrement de 1815 à 1840. Jamais et nulle part on n’a autant arrêté et condamné, jamais les forteresses n’ont été aussi pleines de prisonniers politiques, jamais plus que sous ce « juste » souverain. Et encore, quand on pense quels lourdauds innocents étaient ces démagogues ! »
Karl Marx Nouvelle Gazette rhénane 10 mai 1849
Il y a des époques plus sympathiques pour venir au monde. L’un des frères Grimm, Wilhelm, écrira en 1832 à propos de la Hesse que l’on n’y avait même plus idée de ce qu’était la liberté.
Le père de Büchner était un admirateur de Bonaparte. L’empereur s’était adressé personnellement à lui avec un tu montes bien à cheval, quel âge as-tu ? dont il ne s’est jamais remis. Les caractéristiques singulières de la profession du père ont sans doute marqué son fils : chirurgien militaire, médecin hospitalier, s’intéressant aussi aux maladies psychiques.
Dans le texte rédigé pour conclure le catalogue, l’écrivain et philosophe Dietmar Dath évoque le film de Valeria Sarmiento Les lignes de Wellington dans lequel il a repéré un républicain déçu qui
« dit à propos de Napoléon à peu près ce que pouvaient dire des communistes déçus à propos de Staline dans les années 1930 : il se peut qu’il ait sauvé la révolution mais le prix était trop élevé. Notre cause a pour survivre abandonné tout ce qui faisait que la cause était notre cause. Elle disparaîtra avec lui. Il est préférable qu’elle survive dans notre mémoire comme une souffrance »
A côté de la variante révolution déçue, il y a celle de la révolution attendue mais absente. Kurt Tucholsky décrivait en 1920 au sortir d’une représentation de Mort de Danton de Romain Rolland au Deutsches Theater dans une mise en scène de Max Reinhardt ce qui s’était passé dans le théâtre :
« Un peuple gronde : la révolution !
Nous voulons conquérir la liberté !
Cela fait un siècle qu’on le veut
Faites couler le sang
La scène vibre, le théâtre vibre
A 9 heures, la représentation est terminée
Et dégrisé, j’observe la grisaille du jour
Où est resté Novembre ? [ie La révolution de Novembre 1918 en Allemagne]
Où est le peuple qui autrefois d’en bas
ou il se trouvait s’est poussé vers le haut ?
Silence. C’est fini. Ce n’était
Qu’un spectacle, qu’un spectacle »
Büchner, lui, a surtout très vite compris les limites de la révolution bourgeoise. Hans Magnus Enzensberger dans son édition du Messager hessois (1965) commentait cela en ces termes :
« La pensée de Büchner est complètement marquée par la théorie française. Il avait lu les grands auteurs des Lumières et étudié l’histoire de la Révolution française ; il était matérialiste et républicain. Il avait pris connaissance à Strasbourg des positions les plus avancées du saint-simonisme. La pratique politique aussi, il l’a voyait avec des yeux français ; il fut l’un des rares observateurs allemands à avoir immédiatement saisi les leçons de la révolution de 1830. Il comprit surtout que la bourgeoisie était prête à trahir les intérêts du peuple aussitôt qu’elle a satisfait ses propres revendications. Cette expérience, Büchner ne l’a jamais oubliée. Sa méfiance à l’égard de la rhétorique libérale, ses vives réactions devant les tentatives de « médiation » de Weidig [Friedrich Ludwig Weidig, coauteur du Messager hessois] entre possédants et non-possédants se réfère aux sanglants combats de rue dans lesquels la France de la bourgeoisie a réprimé les ouvriers de Paris et de Lyon. Büchner n’avait aucune envie de se battre pour la bourgeoisie dont il avait bien mesuré la brutalité dont elle était capable. Les réformes constitutionnelles des banquiers et des avocats ne l’intéressaient pas. Il avait reconnu une fois pour toutes que derrière chaque question politique, il y avait une question sociale, une question pour laquelle il ne voyait comme réponse que la transformation violente des rapports de propriété. Ce jugement excluait tout rapprochement avec les bourgeois radicaux comme avec les « patriotes ». Les plus proches étaient les plus lucides des intellectuels de gauche, avec Heine, Gützkow, Börne et Wieth, Büchner aurait pu s’entendre le mieux. Il ne s’est pas battu à leurs côtés. Il s’en est même expressément distancié. Il croyait que l’avenir de la révolution ne dépendait pas d’une poignée d’écrivains mais de la masse des classes dépossédées ; l’opposition littéraire était à ses yeux une chimère. Vous ne parviendrez jamais, écrivit-il à Gutzkow, à combler le fossé qui sépare la société cultivée de celle qui ne l’est pas »
Autopsie, écriture scientifique et littéraire
Il y a bien sûr dans l’exposition quelques éléments remarquables, c’est bien le moins. Dans ce domaine, je peux évoquer le registre paroissial de naissance, la boucle de cheveux du chérubin, le fameux calepin d’Alexis Muston sur lequel il crayonné l’un des rares portraits dont on dispose et qui vient d’être retrouvé en France, etc… Relevons aussi –derrière un rideau- des cartes à jouer et des estampes érotiques.
Je me suis arrêté plus longuement que sur d’autres à l’espace que l’on pourrait appeler organologique, l’organologie se caractérisant en général par l’ »analyse conjointe de l’histoire et du devenir des organes physiologiques, des organes artificiels et des organisations sociales », précise-t-on à Ars Industrialis. Il présente un mélange d’instruments scientifiques, d’objets anatomiques et de dissection mêlés de citations de Descartes et de Büchner. Ce chapitre me laisse cependant sur ma faim. Je vais néanmoins tenter quelques pistes. J’ai déjà commencé à traiter de l’automatisation. L’autre porte sur la profession de Büchner, celle d’anatomiste. Quel lien avec la littérature ?
La discipline scientifique pour laquelle avait opté Georg Büchner était celle de l’anatomie comparée. Il est admis qu’il était au fait des connaissances scientifiques de son temps.
Disséquer, autopsier, rêver, écrire
Depuis Zürich, Georg Büchner écrit à Wilhelmine Jaeglé à Strasbourg, le 13 janvier 1837 :
« Ce qu’il y a de mieux, c’est que mon imagination fonctionne, et l’activité machinale [mechanisch, mécanique] des préparations lui laisse libre cours. Je te vois comme cela toujours à moitié entre des queues de poisson, des doigts de grenouille, etc. Est-ce que ce n’est pas plus touchant que l’histoire d’Abélard et de la manière dont le nom d’Héloïse vient toujours se mettre entre ses lèvres et ses prières ? Ah, je deviens de jour en jour plus poétique, toutes mes pensées trempent dans l’éthanol [Spiritus]. Dieu merci, je rêve de nouveau beaucoup la nuit, mon sommeil n’est plus aussi lourd. »
Fascinant passage dans lequel Büchner explique combien l’automatisme des gestes techniques de travail (il dira dans la lettre suivante : « je suis aussi bien réglé qu’une horloge de la Forêt Noire ») libère son imagination et ne le gêne pas pour penser à son Héloïse contrairement à ce qui se passe pour Abélard où elle s’interpose constamment avec la prière. Voilà décrit un effet pratique de la mécanique gestuelle, des automatismes corporels.
Büchner autopsie, dissèque. Y a-t-il autour de la notion d’autopsie un lien entre la science et la littérature chez Büchner ? Le premier à employer le mot à son propos est son ami Karl Gutzkow, l’éditeur de La mort de Danton, qui parle de cette « autopsie » présente dans tous ses écrits. Ariane Martin, dans le catalogue rappelle l’existence du mot « autopsie » avant qu’il ne s’y ajoute comme signification l’ouverture des cadavres. Elle cite le dictionnaire Brockhaus de 1837 qui définit le mot à partir de son étymologie : autopsier = par sa propre observation séparer la réalité de son apparence. Büchner en ce sens autopsie aussi bien le système nerveux des barbeaux et que la révolution française, le cas Lenz ou celui de Woyzeck
Büchner s’est particulièrement intéressé au système nerveux. L’on pourrait ajouter, nerveux et sensoriel. Si la génération de Goethe a étudié le système du squelette, celle de Büchner s’est intéressée au système nerveux. On se demandait à l’époque si le crâne et le cerveau n’étaient pas une extension des cervicales et de la moëlle.
« Mais (il montre le front et les yeux de Julie), là, là, qu’y a-t-il là-derrière ? Va, nos sens sont grossiers. Se connaître ? Il faudrait s’ouvrir le crâne et s’extraire l’un l’autre les pensées des fibres du cerveau ». La mort de Danton I, 1
Durs Grünbein, prix Büchner 1995, considère le texte de la leçon probatoire de Büchner à l’université de Zürich, dont est tiré l’extrait ci-dessous, comme une « sorte de manifeste littéraire »
« La nature n’agit pas selon des fins, elle ne s’épuise pas en une série infinie de fins conditionnées les unes par les autres; elle est au contraire immédiatement suffisante à soi-même dans toutes ses manifestations. Tout ce qui est est là en raison de soi-même, et la recherche de la loi de cet être est le but de la conception opposée à la conception téléologique, que j’appellerai philosophique. »
Georg Büchner Sur les nerfs crâniens in Œuvres complètes Trad Jean-Pierre Lefebvre (Seuil)
Les automates
Photographie du mécanisme de l’androïde La joueuse de tympanon construite en 1784 par Pierre Kintzing, un horloger mécanicien allemand.
Je ne sais pas si c’est du comique involontaire, de l’humour particulier, mais cette image est connue en France comme celle de La joueuse de tympanon ou l’androïde de Marie Antoinette qui l’avait acquise. Cela n’est pas précisé. Elle provient du Musée des Arts et métiers de Paris
Mais Marie Antoinette dans une exposition Büchner !!!
L’extrait à mettre en relation pourrait être le suivant :
« VALÉRIO : En fait, je voulais annoncer à la haute et honorable société la venue de ces deux automates de renommée mondiale, et que je suis peut-être le troisième et le plus curieux des deux, pour autant que je sache moi-même qui je suis, ce qui n’a rien de surprenant d’ailleurs, puisque moi-même je ne sais pas ce que je dis, et que je ne sais même pas que je ne le sais pas, si bien qu’il est hautement probable qu’on me fait parler comme cela et qu’en fait ce sont des cylindres et des soufflets qui disent tout cela ».
Léonce et Lena III, 3
Trad Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil
In Georg Büchner Œuvres complètes Editions du Seuil
Autre image :
Image du Trompétiste mécanique a été construit en 1810 par Friedrich Kaufmann à Dresde.
Büchner ne se contente pas de décrire les automates, les marionnettes comme des extériorisations du savoir anatomique, ils font retour sous forme de métaphore pour s’interroger sur ce qu’il y a en l’homme d’automatisme et d’automatisation.
« Quelque chose nous fait défaut »
Georg Büchner a aussi repéré qu’il y a quelque part chez l’homme comme un défaut d’origine :
« Une faute a été commise quand nous avons été créés, quelque chose nous fait défaut, je n’ai pas de nom pour ça, mais on ne se l’arrachera pas l’un l’autre des entrailles, alors à quoi bon s’éventrer ? Allez nous sommes de piètres alchimistes »
La mort de Danton II, 1
Ecriture précoce, lecture tardive
Si l’écriture de Büchner a été précoce, sa découverte a été tardive. La première représentation de Léonce et Lena date de 1895, celle de La mort de Danton de 1902, Woyzeck 1913.
Je ne sais pas s’il était un révolutionnaire du scalpel, mais G. Büchner était, cela nous en sommes plus sûr, un révolutionnaire de la plume. Un simple exemple, cette phrase extraite du tout début de son récit Lenz :
« Müdigkeit spürte er keine, nur war es ihm manchmal unangenhem dass er nicht auf dem Kopf gehn konnte. »
Phrase que l’on pourrait traduire en imaginant devoir la dire en scène de la façon suivante :
« Pas de fatigue, non, il lui était seulement pénible parfois de ne pas pouvoir marcher sur la tête »
Avec cette phrase, écrira plus tard Arnold Zweig, « commence la prose européenne moderne »
On pourrait reprendre la lecture de Büchner plus systématiquement d’un point de vue organologique mais ce n’est pas l’objet ici. Ses préoccupations ici évoquées sont en plein dans notre actualité qui est aussi celle d’une grande transformation dans le domaine de l’automatisation, où les questions se posent à nouveaux frais Mais l’exposition ne se caractérise pas particulièrement par son ouverture sur les questions d’aujourd’hui.
La récente lecture d’un article du journal Le Monde m’a immédiatement fait penser à une suite possible du drame de Woyzeck.
Olivier M., 31 ans, avait été condamné en 2003 à dix-huit ans de réclusion criminelle pour avoir tué sa petite amie alors qu’il avait 19 ans. Il était libérable le 2 janvier 2015, et après douze ans de détention à Muret (Haute-Garonne), près de Toulouse, avait obtenu en avril de finir son temps à Bayonne, en régime de semi-liberté.
Il s’est jeté dans le port de Bayonne (Pyrénées-Atlantiques), où son corps a été repêché le 27 septembre.
Non seulement il a, comme Woyzeck, tué sa Marie mais ensuite, en prison, il avait encore été traité comme un Woyzeck. Son capitaine à lui le faisait déshabiller entièrement trois fois par semaine.
«j’ai été obligé de me déshabiller presque entièrement au moins trois fois par semaine alors que je passe tous les soirs sous le portique magnétique et mon sac est passé aux rayons X. Lundi dernier, le surveillant m’a demandé de baisser le caleçon, sans aucun motif valable. Je me suis rendu compte qu’ils fouillaient quasiment tous les jours ma cellule. »
Franck Johannès Les derniers mots d’un condamné LE MONDE | 09.12.2013
Reconstitution de la chambre de Büchner à Zürich où il mourut en 1837, à 23 ans
L’exposition reste visible jusqu’au 16 février 2014 à Darmstadt avant de se rendre à Zürich
Loin du Panthéon, on pourra lire en ligne une nouvelle traduction du Messager de Hesse (dont provient comme on le sait l’énoncé resté fameux » Paix aux chaumières, guerre aux châteaux ! « ) : http://i2d.toile-libre.org/PDF/2008/i2d_Messager_Hesse.pdf
Si pour ma part j’ai acquis une pile de ce texte bref publié sous forme de brochure – histoire d’accompagner l’entrée dans l’année qui vient de quelques amis – il est aussi possible de recommander simplement aux intéressés l’url de la chose. Vous excuserez je l’espère le caractère quelque peu « publicitaire » de ce post : ), je me permet de signaler également à votre attention une biographie remarquable à la foi pour son exigence et pour son inventivité, « Georg Büchner Biographie Générale, Tome central : Le Scalpel, le Sang », de Frédéric Metz, publiée en 2012 aux éditions Pontcerq (voir http://pontcerq.toile-libre.org/009%20buchner%20central.htm). Cette biographie est accompagnée de deux volumes d’annexes, dont un « Dictionnaire Büchner » qui comporte des notices consacrées à diverses personnes ayant été en relation avec Büchner (voir http://pontcerq.toile-libre.org/011%20buchner%20B.htm), un travail qui pallie avec brio le « vide des connaissances » dont il était question plus haut.
Retour sur une bourde de mon post précédent qui évacuait l’importance de la Révolution française… Il aurait fallu dire quelque chose comme : il reprend l’énoncé resté fameux « Paix aux chaumières, guerre aux palais ! » attribué à Chamfort.
Sinon, j’insiste en mentionnant ici des propos glanés ailleurs : le livre de Frédéric Metz est formidable (y compris le tome 2, montage documentaire consacré au procès et au meurtre en prison du recteur Weidig, co-auteur du « Messager de Hesse », …et arrière-grand oncle de Karl Liebknecht).
L’exposition du bicentenaire à Darmstadt et son catalogue, je ne l’ai pas vu, mais transformer un militant révolutionnaire en attraction touristique me parait affreux.
Rien à voir avec le précédent catalogue – « Georg Büchner, Revolutionär Dichter Wissenschaftler » – publié en 1987 pour le 150ième anniversaire de sa mort par les amis de Stroemfeld Verlag voir : http://www.vacarme.org/article64.html
Bonjour,
Le catalogue de l’exposition est devenu le livre le plus gros et le plus lourd de ma bibliothèque…
Ich lese nichts lieber als Bücher von einigen Seiten. Jene alten Folianten-Goldbarren, die man nur auf zwei Sesseln öffnen kann, sollten in mehrere Goldkörner zerlegt, ich meine, jedes Blatt sollte in ein Bändchen eingebunden werden : jeder käme dann leicht mit ihnen durch. Jetzt aber muss der Gelehrte die Quartanten aus Ratsbibliotheken entsetzlich lange behalten, weil er sie nicht heftweise zurücktragen kann. Ja, da der anomalische Fortius auf seinen Reisen nichts von Büchern bei sich führte als die besten Stellen, die er vorher herausschnitt, eh’ er die kastrierte Ausgabe verkaufte, so schlag’ ich mit Vorbedacht akademischen Senaten ordentliche Universitätsbibliotheken aus solchen ausgerissenen Blättern vor…
Bonne fêtes…
J’aimerais compléter vos réflexions sur l’exposition Büchner.
Je trouve très importante votre idée de « lien entre la science et la littérature ». Gutzkow n’est pas le seul à l’avoir vu. Eugène Hallberg (Histoire des littératures étrangères Paris 1879 page 284) écrivit que Büchner « appliqua l’anatomie à la tragédie ». L’articulation anatomique de la société ou mieux l’application des méthodes des sciences naturelles aux analyses des phénomènes culturels et sociétaux est typique du 19ème siècle. On ne la retrouve pas seulement chez Alexandre et Ludwig Büchner.
Cela aurait pu être un leitmotiv pour l’exposition de Darmstadt qui malheureusement s’épuise dans une accumulation de beaucoup (trop) d’objets (« une citation un objet, un objet une citation »). N’y avait-il pas le courage pour oser une réelle interprétation et représentation ?
J’ai bien aimé votre interprétation de l’impraticable catalogue comme expression d’une « mauvaise conscience » mais peut-être ne fait-t-il aussi que masquer le manque d’idée. Je ne peux cependant pas tout à fait vous suivre quand vous dites (c’est aussi la thèse de Hauschild) que la RFA a abandonné Büchner (à la gauche) alors qu’il serait arrivé au panthéon de la RDA. Cela est contredit parle fait que les pièces de Büchner ont toutes été fréquemment jouées en RFA dans les années 1950 alors que la RDA claudiquait derrière avec seulement deux représentations de La mort de Danton (1962 et 1973)
Permettez-moi une incidente. J’ai pris conscience des difficultés idéologiques des études littéraires de RDA à propos de Büchner en République populaire de Chine en 1983/84 (J’étais lecteur à Canton pour l’Office allemand d’échanges universitaire) en encadrant le travail de fin d’études d’un étudiant chinois sur La mort de Danton. Les conditions de travail avec le contrôle de l’étudiant par les professeurs qui s’appliquait partiellement à moi aussi étaient comparables à la situation du Vormärz. Mon matériel d’enseignement a été contrôlé, les interprétations devaient suivre les directives idéologiques (Robespierre était dans la ligne, etc) que les professeurs chinois avaient ramené de leur période d’études en RDA
Georg Büchner n’était pas banni des études littéraires allemandes après 1945. C’est un mythe dit Arnd Beise (Einführung in das Werk Georg Büchners [Introduction à l’œuvre de Büchner] 2010 page 9) ; les interprétations cependant étaient en partie très apolitiques-existentielles et c’est contre cela que les jeunes chercheurs comme Hauschild et TM Mayer se sont rebellés. J’ai examiné cela dans une étude qui met l’accent sur les interprétations scolaires : http://edocs.ub.uni-frankfurt.de/volltexte/2008/11658/pdf/LANGE_Buechner_Schule.pdf [en allemand]
Au cours de ce travail, j’ai au demeurant appris que c’est l’occupation française qui a fait entrer La mort de Danton dans les programmes de littérature allemande à la fin des années 1940. Ce texte a été rédigé en 1987 pour une série de conférences à l’université de Darmstadt qui accompagnait la grande exposition Georg Büchner. J’y ai participé dans la mesure où j’avais à l’époque préparé le matériel pédagogique pour les écoles et guidé des visites. Cette exposition était historiquement et politiquement claire et informative, on y apprenait quelque chose et en pleine lumière. Par exemple, la chambre mortuaire à Zürich était esquissée par un plan. Aujourd’hui, on voit une table de travail surchargée. Ne fait-on plus confiance à l’imaginaire historique des visiteurs ?
D’un autre côté cette accumulation d’objets dans l’exposition n’apporte pas de véritable compréhension historique. Pourquoi Büchner comme auteur est-il révolutionnaire en 1837 Quelles conventions a-t-il brisé ? Votre idée d’ « historisation », je la trouve convaincante : « Tout cela ne nous dit pas pourquoi il faut lire Büchner encore deux cent ans après et ce qu’il contient encore de passionnant pour nous. ». Mais d’un autre côté, l’enseignant en moi ne peut être hostile au savoir et à la classification historiques. La citation trompeuse de Büchner à la gare de Darmstadt à laquelle vous faites allusion en fait partie.
Une exposition Büchner en 2013 devrait cependant partir du fait que tout lycéen doit le lire. Cela ne rend pas Büchner plus populaire, il serait même plutôt instrumentalisé en matière scolaire. Ce qui était une découverte en 1987 est en 2013 matière scolaire. Comment la rendre vivante ?
Reste une consolation. Comme vous l’écrivez vous-même : « fort heureusement son œuvre résiste à tout cela ». Je ne peux qu’y souscrire.
Je n’ai pas d’objection à ce que dit Tomas Lange sur la réception de Büchner dans les deux Allemagnes mais ses remarques ne me paraissent pas contradictoires avec ce que je disais sur la panthéonisation dans la mesure où la panthéonisation évoque la reconnaissance officielle par l’Etat. Elle se traduit pas l’existence de pièces de monnaie, d’effigies sur les billets de banques ou des timbres poste ou autres formes de commémorations officielles.
La RDA a voulu se construire comme héritière d’un certain nombre de traditions ce qui n’empêche pas de fausses lectures ou des détournements de ces mêmes traditions.
C’est le cas pour Goethe comme pour Büchner ou Marx.
Se revendiquer de Marx n’empêche pas de le lire à l’envers.