Georg Simmel à Strasbourg (1914-1918) par Jean-Paul Sorg
Une contribution invitée. Le philosophe Jean-Paul Sorg dont j‘ai déjà parlé à propos de son livre sur Albert Schweitzer – il en est un spécialiste – évoque pour le SauteRhin – et je l’en remercie – le grand sociologue allemand Georg Simmel et ses années strasbourgeoises entre 1914 et 1918 ainsi que l‘espoir que sa présence avait suscité dans la jeune génération d‘alors, comme en témoigne ce bout de lettre du poète Ernst Stadler à René Schickele rapporté par ce dernier.
Simmel, Georg (1858 – 1918), Philosoph und Soziologe; Fotograf unbekannt, um 1914
Ernst Stadler à René Schickele
mi-juillet 1914
« In Straβburg bereitet sich allerhand vor. In Simmel haben wir einen wertvollen Bundesgenossen unsrer Sache bekommen. Er ist voller Aktionseifer, sucht eine stärkere Auswirkung der Universität auf die Stadt, ist politisch höchst vernünftig und dem Elsässischen gegenüber verständnisvoll. Ich habe mich neulich eine Stunde mit ihm über die elsässische Frage unterhalten. Eine gewisse Bedenklichkeit besteht darin, dass Bucher ihn schon stark an sich zu ziehen sucht, was bei seiner wahrhaft genialen Geschicklichkeit wohl auch gelingen wird. Einstweilen macht er Ausflüge mit ihm, führt ihn in die ästhetischen Cercles des in solchen Fällen immer einspringenden Fräulein Koeberlé ein und dergleichen. Immerhin ist das tausendmal besser, als wenn ihn die Gegenseite besäβe.
Bucher selbst steckt wieder einmal voller Pläne, über die ich dir ein andermal ausführlicher berichte: neue Zeitschrift, deren Redaktion ich nach meiner eventuellen Rückkunft – mit Dollinger zusammen! – übernehmen soll, freie Universität neben der staatlichen, und so weiter, kurz: Straβburg als kulturelles Zentrum unter Heranziehung französischer und deutscher Kapazitäten, Bergson, Simmel et caetera. Das ist alles etwas phantastisch und vag, aber es scheint mir wirklich, als wäre der Augenblick nahe, wo hier etwas zu machen ist. »
La lettre intégrale a été égarée par son destinataire. On aura remarqué l’absence des salutations ordinaires. Mais Schickele, au moment où il rédigeait, en 1927, son essai Das Ewige Elsass(« L’éternelle Alsace »), en recopia le passage qu’on a pu lire et le cita en exemple des projets et des espoirs que l’on pouvait alors en toute ingénuité nourrir pour l’Alsace. Das ewige Elsass de René Schickele figure dans le volume Überwindung der Grenze édité par Adrien Finck chez Morsadt Verlag, 1987.
« À Strasbourg toutes sortes de choses se préparent. En Simmel nous trouvons un valeureux camarade acquis à notre cause. Il est plein d’ardeur pour agir et voudrait que l’université exerce une influence plus forte sur la ville. Avec cela il se montre tout ce qu’il y a de plus raisonnable sur le plan politique et il comprend la situation alsacienne. Je me suis entretenu avec lui récemment pendant une bonne heure sur la question de l’Alsace. S’il reste circonspect, c’est que Bucher a déjà cherché à l’attirer de son côté et il risque bien d’y parvenir, tant il est génialement habile et brillant. Pour le moment il sort avec lui, l’entraîne dans les cercles artistiques de Mademoiselle Koeberlé, toujours prête à intervenir pour ce genre d’affaires, ainsi qu’en d’autres lieux semblables. Mais en tout cas, il vaut mille fois mieux qu’il penche de ce côté que du côté opposé.
Comme d’habitude, Bucher a plein de projets, je t’en parlerai plus en détail une autre fois : une nouvelle revue, dont après mon éventuel retour je serais le rédacteur en chef – main dans la main avec Dollinger ! – ; création d’une université libre, à côté de l’université d’Etat, et ainsi de suite, bref : Strasbourg comme un centre culturel qui attirerait à lui des sommités françaises et allemandes, Bergson, Simmel, etc. Tout cela est quelque peu fantasque et vague, mais il me semble que le moment est proche où il y aura vraiment quelque chose à faire ici. »
Le bout de lettre de Stadler que Schickele cite a été traduit par Charles Fichter dans son introduction à Ernst Stadler, Le Départ (Der Aufbruch), éd. Arfuyen, 2014, Prix Nathan Katz du Patrimoine, 2013.
Ce bout de lettre atteste de la renommée et de l’espoir de renouveau que le grand sociologue Georg Simmel suscitait à Strasbourg en 1914. Il y meurt le 28 septembre 1918 dans son appartement au 17 rue de l’Observatoire (Sternwartstr. 17). Il s’était installé à Strasbourg au printemps 1914, avec quelque appréhension, le sentiment d’avoir risqué un saut dans le noir (ein Sprung ins Dunkle), mais aussi avec des espérances et de l’ardeur. Pathétiques (douloureuses) ont été ces dernières années.
Il avait quitté Berlin, pour lui la grande ville moderne, il y était né en 1858 ; son père qui dirigeait une usine de chocolat avait baptisé ses sept enfants dans la religion protestante. Nommé privatdozent, Georg enseigna à l’université pendant près de trente ans, ses cours attiraient étudiants et étudiantes, sa production scientifique était originale et abondante, son œuvre maîtresse une Philosophie de l’argent, mais en partie à cause de son originalité même, son audace intellectuelle, peut-être davantage à cause de son ascendance juive, il ne lui fut pas accordé d’y dépasser le grade de professeur extraordinaire. Seule dans l’empire, l’université de Strasbourg, où enseignait déjà, depuis 1890, l’histoiren médiéviste Harry Bresslau (qui sera le beau-père d’un certain Albert Schweitzer…), titularisait volontiers des professeurs juifs. Il s’interrogeait toutefois sur l’accueil qui lui serait réservé, regrettant de quitter une université prestigieuse, dans une ville capitale de quatre millions d’habitants, pour une université de bonne réputation, mais périphérique, provinciale. Peut-être était-ce à ce déclassement qu’il pensait, quand il parla à son cher ami le comte Hermann von Keyserling de Sprung ins Dunkle. Mais il allait rapidement se plaire à Strasbourg. Lui et son épouse, Gertrud, apprécièrent l’atmosphère de la ville et ses alentours, la campagne, pleine de charme.
Ils habitaient dans une de ces belles demeures de la Neustadt, destinées aux docteurs et professeurs d’université et dotées de tout le confort moderne : ascenseur, chauffage central, gaz et électricité, salle de bains. L’appartement comprenait en façade, comme pièces de parade, un salon, une salle à manger et un bureau où le professeur pouvait recevoir des étudiants ; à l’arrière trois chambres intimes, une cuisine, une salle de bains et WC. Chambre de bonne sous les combles. Des fenêtres au 17 rue de l’Observatoire on jouissait d’une vue sur le jardin de l’université et la flèche de la cathédrale.
Une réputation socratique de corrupteur de la jeunesse précédait Georg Simmel. (Er galt als zersetzend , écrivit de lui un de ses anciens étudiants, né en Alsace, Ernst-Robert Curtius, qui s’illustrera dans les études de littérature romane.) Aussi était-il attendu et fut-il accueilli à bras ouverts par la partie la plus frondeuse de l’intelligentsia strasbourgeoise. Avec Georg Simmel, c’était la modernité qui arrivait, une sociologie et une philosophie, une Kulturphilosophie, inspirées, décapantes, attentives au phénomène anthropologique des grandes villes et à la condition féminine, auteur d’essais sur Eros, sur la mode (Philosophie der Mode), sur l’hospitalité et l’étranger (Der Fremde), sur l’art du comédien (Zur Philosophie des Schauspielers), sur l’esthétique comme sur l’éthique, réflexions sur la poésie de Stefan George, le vitalisme de Goethe, les portraits de Rembrandt, etc.
René Schickele, après avoir copié la lettre ci-dessus avait ajouté que Ernst Stadler lui confia encore, je traduis :
« Je voudrais m’organiser pour être à Strasbourg dans les premiers jours d’août afin que nous puissions en discuter sur place. »
Les premiers jours d’août, poussée par un engrenage infernal, l’Allemagne déclara la guerre successivement à la Russie et à la France. Le lieutenant de réserve Ernst Stadler fut mobilisé, combattit dans les Vosges et en Champagne, avant de tomber le 30 octobre devant Ypres, touché par un obus anglais, lui le grand connaisseur de Shakespeare. A quelques jours près il serait parti – tranquillement – pour l’université de Toronto où il devait commencer ses cours en septembre. Il y fait allusion dans sa lettre, mais nous apprenons qu’il comptait bien revenir à Strasbourg et contribuer à faire de la capitale alsacienne un centre culturel, biculturel, qui associerait au sein d’une université libre la science allemande et la science française, conjuguerait les humanités allemandes et les humanités françaises, donnerait une chaire à Bergson en face de Simmel. Dans la perspective d’une Europe pacifiée !
C’est à pleurer. Le tragique de l’histoire. La catastrophe européenne, dont un siècle après nous ne sommes toujours pas entièrement remis, malgré l’union. Eternelle Alsace vraiment ! Son éternelle malchance, ses éternels problèmes de reconnaissance de sa singularité, comme Schickele essayait de s’en amuser encore avec distance (pour ne pas pleurer !). En lisant ce bout de lettre, dont on ne comprend pas sans recherche toutes les allusions – les deux côtés antagonistes, les intrigues de Pierre Bucher, la personnalité d’Elsa Koeberlé -, on a le sentiment aujourd’hui, en 2018, de vivre une situation similaire, sauf qu’elle se présente à fronts renversés. Il s’agissait alors pour Stadler, en jouant la carte du francophile Bucher à la tête des Cahiers français, de contrer le camp des conservateurs, représentés littérairement par le germanophile Friedrich Lienhard, qui dirigeait Erwinia, et de réussir un dépassement de ces contradictions paralysantes, une ouverture à la modernité. La Constitution accordant un nouveau statut à l’Alsace-Lorraine, le 31 mai 1911, n’avait pas apaisé les esprits. Tout de suite après, le 1er juillet, peut-être pas sans rapport, partit le coup d’Agadir. Nouvelles tensions autour de la question coloniale du Maroc. En novembre 1913, l’affaire de Saverne : des recrues alsaciennes traitées de Wackes ; l’officier prussien, un von Forstner, protégé. Sentiment d’humiliation et d’absence de justice. Les « francillons » se rebiffent contre les « germanisateurs », qui s’inquiètent d’un surcroît d’autonomie.
Pour des esprits progressistes comme Stadler et Schickele, il faut empêcher que l’Alsace-Lorraine ne devienne un Land comme les autres, il faut qu’elle garde sa composante française et bénéficie d’un statut particulier au sein de l’empire. De nos jours, automne 2018, l’enjeu est que l’Alsace devienne institutionnellement une Collectivité à Statut Particulier (une CSP !) au sein de la République française et qu’à ce titre elle dispose des moyens et des pouvoirs nécessaires pour préserver et développer sa composante… rhénane de région frontière. Etc. Le problème alsacien reste sempiternellement sans solution politique.
Et un Georg Simmel dans tout ça, au milieu des batailles de grenouilles dans le Schnakenloch ? Stadler et ses amis attendaient de lui qu’il vînt bousculer le camp des assimilateurs qui dominaient à l’université. Où il y avait des conflits il était à son affaire. Sa philosophie était ouvertement une philosophie des conflits, une théorie du conflit de la culture moderne. Son agilité dialectique allait produire des surprises. Il était l’esprit qui toujours… dépasse. Il n’avait pas son pareil (dans tout l’empire) pour percevoir l’unité dans la dualité et la dualité dans l’unité. Voilà qui convenait bien pour saisir « le problème alsacien ». Ses premiers cours, durant le semestre d’été 1914, séduisirent immédiatement les étudiants strasbourgeois. Les auditeurs ressentaient une ambiance spirituelle électrique (« eine geistige Elektrizität »), s’émerveillaient de sa géniale acrobatie conceptuelle (seine abnorme Begriffsakrobatik) et de voir, d’entendre comment sur le champ sa pensée se déployait en phrases et les phrases en œuvres d’art (wie ein Gedanke zum Satz und der Satz gleichzeitig zum vollendeten Kunstwerk sich entfaltete).
Mais il n’eut guère le temps d’étendre son influence. Le tragique de l’histoire allait le rattraper, le dépasser, et le terrasser. Il n’avait pas vu venir la guerre en juillet, l’air de l’Europe sentait la poudre, mais jusqu’au jour fatal des déclarations et de la mobilisation personne n’avait cru vraiment à l’imminence et, surtout, n’a pu imaginer l’ampleur mondiale que cela allait prendre et la sauvagerie. Ingénuité en juillet, débats spirituels sur l’avenir de la culture. Barbarie en août, effondrement des acquis de la civilisation. Il n’avait pas vu venir la guerre et il n’en verra pas la fin, au bout de plus de quatre ans. Il meurt quelques semaines avant d’un cancer du foie. Malgré des doses de morphine, il a souffert atrocement sur son lit des mois durant. S’ajoutaient ses inquiétudes pour son fils Hans, engagé comme médecin militaire en Ukraine, et sa peine d’apprendre la disparition de nombre de ses anciens étudiants dans les affres du conflit mondial.
Du fond de ses souffrances et de son isolement à Strasbourg, devenue une ville forteresse fermée au monde, il parvient cependant à composer quatre « méditations métaphysiques » qui seront son testament philosophique sous le titre Lebensanschauung, qui est un défi, qui veut dire Lebensbejahung, un oui réfléchi et résolu à la vie par-delà ou à travers les malheurs, les folies, les tueries, les négations de toutes sortes.
Nous sommes toujours, en tous les moments, notre vie entière, et la vie en nous et en-dehors de nous s’écoule dans une continuité absolue, elle est en son essence un flux ininterrompu qui transcende les formes passagères qu’elle ne cesse pas de créer.
Avant de mourir il aurait aimé revoir Albert Schweitzer, dont il avait appris le retour d’Afrique à Strasbourg à la mi-juillet. Cet ancien étudiant alsacien, qui avait suivi ses cours à Berlin durant le semestre d’été de 1899, garda avec lui un contact chaleureux. Il lui avait adressé de Lambaréné des félicitations, lorsqu’il apprit, sans doute par Harry Bresslau, sa nomination à Strasbourg. Très affaibli, sentant sa fin proche, Simmel avait fait savoir qu’il ne voulait plus recevoir de visite chez lui hormis celle de Schweitzer. Mais celui-ci en fut informé trop tard ou n’eut pas le temps, car malade lui-même début septembre et opéré d’une tumeur à l’intestin, séquelle d’une dysenterie contractée dans le camp de transit à Bordeaux.
Des retrouvailles manquées donc, dans la désolation générale de ces temps. Que n’auraient-ils pu se dire, quels échanges philosophiques ils auraient pu avoir ! Schweitzer ramenait dans ses valises les éléments d’une Lebensphilosophie, fruit de son expérience africaine de la colonisation et de la guerre. Lui aussi avait jeté, contre la décomposition de la civilisation, le défi d’un oui à la vie, modulé dans un respect pour toute vie. Les deux philosophes avaient abouti, par des cheminements différents, à faire converger d’une manière neuve la Kulturphilosophie et une Lebensphilosophie. Cette convergence originale chez l’un et l’autre penseur n’a pas encore attiré l’attention des historiens de la philosophie. Un thème pour un futur colloque ?
Si Georg Simmel avait survécu quelque temps à sa maladie, que lui serait-il arrivé ? Comme son collègue Harry Bresslau, il aurait peut-être été sommé dès le dimanche 1er décembre 1918 de quitter l’Alsace dans les vingt-quatre heures. Lui et son épouse auraient le lendemain traversé le Rhin au pont de Kehl, avec 40 kg de bagages, sous les huées de la foule, et leur appartement aurait été vidé et réquisitionné aussitôt pour des fonctionnaires français accourus de Paris.
Jean-Paul Sorg
Indications bibliographiques
Les œuvres complètes de Georg Simmel ont paru dans la collection suhrkamp taschenbuch wissenschaft. 14 volumes. Un premier volume à part, introductif,Das individuelle Gesetz(1987), contient les lettres adressées au Graf Hermann Keyserling, entre 1906 et 1918. Elles sont la principale source d’informations sur la vie et les sentiments de Georg Simmel pendant sa période strasbourgeoise.
Sur l’immeuble 17 rue de l’Observatoire, lire l’étude de Marie-Noëlle Denis, « Le cadre de vie universitaire des sociologues strasbourgeois au temps de l’université allemande (1872-1918) », in Revue des Sciences sociales n° 40, 2008, « Strasbourg, carrefour des sociologies ».
Le texte testament philosophique de Georg Simmel, Lebensanschauung a été traduit en français par Frédéric Joly sous le titre Intuition de la vie et publié en 2017, éd. Payot & Rivages
Albert Schweitzer parle de Georg Simmel dans son autobiographie Ma vie et ma pensée et il a publié Erinnerungen an Georg Simmel en 1958, à l’occasion du 100ème anniversaire de la naissance. Traduction française, « Georg Simmel dans mes souvenirs » in Cahiers Albert Schweitzer n° 175 (novembre 2018).