DIE ZWEITE EPIPHANIE
1 Heimkehr.
Schlafzimmer mit Doppelbett. Ein russischer Soldat vergewaltigt eine deutsche Frau. Auftritt ein Mann in der gestreiften Uniform des Konzentrationslagers mit dem roten Winkel des politischen Häftlings. Er sieht eine Weile zu, dann erschlägt er den Soldaten. Die Frau wirft den Toten ab, sammelt die Fetzen ihrer Kleidung, steht an der Wand.
HÄFTLING
Ich bitte um Entschuldigung, Genosse. Ich hätte nicht so hart zuschlagen sollen, wie. Wir sind Kommunisten, ihr habt uns befreit, aber meine Frau ist meine Frau. Und vielleicht hat es ihr Spass gemacht am Ende, zwölf Jahre ohne Mann. Eigentum ist Diebstahl, wie.
(Frau schlägt ihn, er stößt sie weg.)
Wie lange hast du keine Frau gehabt. Bei mir sind es zwölf Jahre. Du weißt nicht, wie das ist, zwölf Jahre Lager, woher sollst das wissen, du kommst aus der Sowjetunion, wer glaubt die Hetze. Der Hunger und die Knochenarbeit. Steinbruch, wer nicht aufstehn kann, ist tot. Oder an den Öfen. Zuletzt mussten wir noch die Listen selber schreiben, wer in den Ofen geht, Juden zuerst. Ich hatte nicht so hart zuschlagen sollen, wie. Das Blut. Vier Tage Fussmarsch durch zerstampfte Gegend, mit Jubel in den Eingeweiden über jedes zerschossene Haus. Sie haben es, was sie gewollt haben, wie. Hörst du mir noch zu. Die Pferde haben mir leid getan in der Elbe bei Magdeburg, wo sie einen Flüchtlingstreck zusammengeschossen hatten. Ein weisser Arm, der aus dem Wasser greift nach einem toten Kind, das vorbeitreibt mit der Strömung. Er ist tot, wie.
(Schläft ein. Militärpatrouille. Die Soldaten, nach einem Blick auf den Toten, reissen den Mann aus dem Schlaf. Er singt schlaftrunken die Internationale. Die Soldaten treiben ihn mit Kolben aus dem Raum.)
2 Willkommen in Workuta
KAPO
He. Deutscher. Warum habt ihr nicht gesiegt.
HÄFTLING
(schweigt)
KAPO
Faschist, leck mir die Stiefel.
(Pause)
Sag Heil Hitler
(Pause. Häftling hebt eine Faust zum kommunistischen Gruß. Häftlinge schlagen ihn nieder)
Willkommen in der Heimat, Bolschewik.
(Heiner Müller : Germania 3 Gespenster am Toten Mann. Kiepenheur & Witch. 1996)
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LA SECONDE EPIPHANIE
1. Retour au pays
Chambre à coucher avec lit double. Un soldat russe viole une femme allemande. Entre un homme dans l’uniforme rayé des camps de concentration avec l’insigne rouge des prisonniers politiques. Il les regarde un moment puis il tue le soldat. La femme se débarrasse du mort, rassemble les lambeaux de ses vêtements et reste debout contre le mur.
LE PRISONNIER
Je te demande pardon, camarade. Je n’aurais pas dû frapper si fort, hein. Nous sommes communistes, vous nous avez libérés, mais ma femme est ma femme. Et peut-être que ça lui a fait plaisir tout compte fait, douze années sans homme. La propriété, c’est le vol, hein.
(La femme le frappe, il la repousse.)
Depuis combien de temps n’as-tu pas eu de femme. Moi, ça fait douze ans. Tu ne sais pas ce que c’est, douze années de camp, d’où le saurais-tu, tu viens d’Union Soviétique, qui croit à ces persécutions [diffamations]. La faim et le travail éreintant. A la carrière, celui qui ne peut se relever est mort. Ou aux fours. A la fin nous devions faire nous-mêmes les listes de ceux qui vont au four, les juifs d’abord. Je n’aurais pas du frapper si fort, hein. Le sang. Quatre jours à pied à travers une région pilonnée, avec la joie au ventre à chaque maison détruite. Ce qu’ils voulaient, ils l’ont, hein. Tu m’écoutes encore. Les chevaux m’ont fait pitié dans l’Elbe près de Magdebourg là où ils avaient mitraillé un convoi de réfugiés. Un bras blanc qui sort de l’eau agrippe un enfant mort que le courant emporte. Il est mort, hein.
(Il s’endort. Une patrouille militaire. Après un regard sur le mort, les soldats arrachent l’homme à son sommeil. Encore tout endormi, il chante l’Internationale. Les soldats le poussent à coups de crosse hors de la pièce.)
2. Bienvenue à Vorkouta
KAPO
Hé, Allemand. Pourquoi n’avez-vous pas gagné la guerre.
(Le prisonnier se tait.)
Fasciste, lèche-moi les bottes.
(Un temps.)
Dis Heil Hitler.
(Un temps. Le prisonnier lève le poing pour le salut communiste. Les prisonniers le rouent de coups.)
Bienvenue au pays, bolchevik.
(Heiner Müller : Germania 3. Les spectres du Mort-Homme. L’Arche. 1996. Trad. Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil)
La scène dans ses deux volets est extraite de la dernière pièce de Heiner Müller Germania 3. Les spectres du Mort-Homme (1996), un vaste panorama peuplé de spectres qui hantent l’Europe à commencer par ceux de Verdun où se situe le Mort-Homme. La première scène de cette fresque porte en titre : Nächtliche Heerschau, Parade (militaire) nocturne. Il fait référence à un poème éponyme de Joseph Christian Freiherr von Zedlitz, officier et écrivain autrichien du début du 19ème siècle, dans lequel un tambour quitte sa tombe et, avec les os de ses bras de squelette, bat le réveil des vieux soldats morts.
La pièce commence un peu comme dans Hamlet de Shakespeare avec deux sentinelles sur les remparts, ici le Mur de Berlin, qualifié de « Mausolée du socialisme allemand ». On y retrouve Ernst Thälmann ancien dirigeant du Parti communiste allemand exécuté par les nazis à Buchenwald en 1944 et Walter Ulbricht qui a vécu de 1933 à 1945 en exil à Moscou et qui fut ensuite le premier dirigeant de la RDA (République démocratique allemande). Les spectres sont à la fois intemporels et inscrits dans l’histoire. Un fugitif de la RDA est arrêté. A la fin de la scène, Thälmann dit : Qu’est ce que nous avons fait comme erreurs. Sans point d’interrogation ni d’exclamation. La phrase reste sans réplique. Celle-ci appartient aux spectateurs et non à ceux dont le discours habituel a été certes de concéder que des erreurs ont été commises mais sans jamais dire lesquelles. Le réveil des morts compose un théâtre de l’effroi qui oppose à une histoire mythique, officielle, un travail contre l’amnésie, le déni, le refoulement que l’on peut qualifier de manichéen. Il déterre ce qui est enfoui, ranime ce qui a été censuré ou auto-censuré, ouvre à des oublis. Quelques mots suffisent parfois au rappel. Les spectres ne réécrivent pas l’histoire, au contraire, ils lui donne vie dans ce qu’elle a de plus pointu que l’on s’est efforcé de gommer. Ils nous mettent face à l’Unheimlich, mélange d’étrangeté et de familier, de frayeurs passées réprimées.
L’extrait ci-dessus de Germania 3 est intitulé La seconde épiphanie. Il est en forme de diptyque. Le premier panneau traite du retour au pays d’un communiste allemand libéré des camps d’extermination nazis, dans lesquels il a passé douze année comme interné politique. En rentrant chez lui, il surprend un soldat soviétique – son camarade libérateur – violant sa femme. Il le tue. La femme ne dit mot mais frappe son mari quand celui-ci tient un discours masculiniste de propriétaire de son épouse. Le rapatrié parle avec le mort. Il décrit ses années de camp nazi où il devait sélectionner ceux qui allaient au four à commencer par les juifs puis son périple de retour jusqu’à l’Elbe, limite de la zone d’occupation soviétique et future frontière entre les Allemagnes. Le détenu est emporté par une patrouille militaire soviétique à laquelle il chante en vain l’Internationale.
Bienvenue à Vorkouta est le titre du second volet de ce diptyque. Vorkouta est une vaste localité située au nord du cercle polaire où se trouvait tout un réseau de camps de travail soviétiques qui fournissaient la main d’œuvre des mines de charbon. Y était rassemblée une autre Internationale, celle des victimes de Staline
« Sous Staline cette région avait été peuplée, par immigration forcée, de prisonniers politiques d’Ukraine, d’Azerbaïdjan, des Pays baltes, de Pologne, de Hongrie, de RDA, de partout – nous formions une Internationale des victimes de Staline éclatés en plus de trente camps. […] Je suis arrivé, j’avais 22 ans, dans l’une des grandes villes du monde, Vorkouta, le fait réel que je m’étais rebellé contre la politique de Ulbricht en RDA en avait été une raison suffisante. Mielke [Ministre de la sécurité d’état de la RDA] livrait toute main d’œuvre y compris un gamin de 22 ans de Berlin -Est».
(Horst Bienek : Workuta. Wallstein Verlag 2013. s. 48-49)
L’écrivain Horst Bienek, élève de Brecht, qui ne leva pas le petit doigt pour lui, passa trois années (de 1952 à 1955) à Vorkouta. Il avait été arrêté en 1951 par la police politique est-allemande (Stasi), remis aux Soviétiques qui l’ont condamné, sans fondement, à 2 fois 10 ans de camp de travail et de « rééducation » pour activités antisoviétiques et espionnage. Il n’en fera que trois, Staline étant mort entre-temps. Il sera réhabilité en 1991.
Je cite cet exemple parce qu’il permet de considérer qu’il n’y a pas forcément de relation directe, de cause à effet, entre les deux moments du diptyque. Et que l’on pouvait être déporté à Vorkuta pour des broutilles. Mais il y eut aussi des exemples de communistes allemands ayant subi les camps de concentration nazis et qui se sont retrouvés au goulag soviétique. Un exemple relativement bien connu est celui d’Erwin Jöris, jeune spartakiste, puis communiste, emprisonné dans un camp par les fascistes allemands, puis réfugié à Moscou pour se former à la lutte clandestine. Soupçonné de trotskisme, il se retrouve à la prison de la Lubjanka. Il est livré à la Gestapo et finit la guerre en soldat allemand dans la Wehrmacht. Il est fait prisonnier par l’Armée rouge, qui le libère en 1945. Pour ne pas s’être tu en RDA sur ce qu’il avait vécu en URSS, et s’être dit choqué par la présence d’anciens nazis au sein du parti communiste est-allemand, il est condamné à 25 ans de camp de travail et déporté à Vorkuta, en 1950. Il sera libéré par le chancelier ouest-allemand Adenauer qui avait négocié avec Nikita Khrouchtchev le retour des derniers prisonniers de guerre allemands en 1955.
« Une amère ironie du destin fit que ceux qui les premiers avaient été internés dans les camps de concentration nazis en 1933 se sont retrouvés en tête de liste des suspects aux yeux de Staline », écrit l’historienne britannique d’origine est-allemande Katja Hoyer. (Traduit de l’allemand. Diesseits der Mauer/ Eine neue Geschichte der DDR 1949-1990. Hoffmann und Kampe. 2024. s. 38. P.S. : Le livre dont je lisais l’édition allemande vient de paraître en français)
Dans la scène de théâtre, un prisonnier de Vorkouta silencieux et un kapo se retrouvent face à face. Les kapos sont les « cadres » des camps de concentration aussi bien nazis que soviétiques le plus souvent recrutés parmi les grands criminels de droit commun. Horst Bienek décrit les derniers comme des hommes vivant dans l’enfermement n’ayant plus l’espoir d’en sortir un jour. Le kapo demande pourquoi les Allemands qu’il considère sans doute tous comme fascistes, sans que l’on soit sûr qu’il connaisse le sens du mot, n’ont pas gagné la guerre. Quand le prisonnier tente un signe de reconnaissance en levant le poing du salut communiste, il est traité de « bolchevique » et roué de coups, en guise de bienvenue au pays des bolcheviques, censé être le sien. Si dans le premier volet de la scène, il chante l’Internationale en signe de reconnaissance, dans le second, il lève le poing. Les deux gestes sont vains. L’internationalisme est un leurre. Les notions d’amis-ennemis ainsi que leurs qualificatifs et leurs référents sont brouillés, et le pulsionnel prend le dessus. Brouillage d’altérité ?
Dans la préparation de la mise en scène de la pièce, Heiner Müller racontait, à propos du goulag de Vorkouta, une anekdot, terme russe qui distingue l’humour noir. Cela se passe entre trois prisonniers. Le premier demande au troisième : Pourquoi es-tu là ? Ce dernier répond : J’étais contre Oblomov. Et toi qu’as-tu fait ? – J’étais pour Oblomov . Puis il interroge le second : Et toi ? – Moi ? Je SUIS Oblomov. (Rapporté dans Heiner Müller Werke 5/ Dies Stücke 3. Suhrkamp.P.350)
L’on peut tout aussi bien admettre qu’il y ait construction entre les deux parties, par contraction des temporalités, d’un passage de l’enfer brun à l’enfer rouge, toute différence gardée entre les deux, du Goulag de Hitler au Goulag de Staline comme cela est explicitement suggéré dans le poème de Müller : Ajax, par exemple, écrit en 1994
« […]
Ou bien KAULICH libéré par l’Armée Rouge
Du Goulag de Hitler après avoir marché quatre jours
Il entend par une fenêtre en miettes sa femme crier
Voit un soldat de la glorieuse Armée Rouge
Qui la jette sur un lit oublie l’ABC
Du communisme et brise le crâne du camarade
Libérateur S’autocritique en parlant avec le mort
Sans écouter sa femme qui crie encore
Est aperçu pour finir pendant son transport
Au Goulag de Staline sa deuxième épiphanie
Chante l’Internationale dans le wagon à bestiaux
Et s’il est mort il chante maintenant encore
Sous la glace avec les communistes morts
(Heiner Müller : Ajax zum Beispiel / Ajax par exemple . Traduction Jean Pierre Morel
in Heiner Müller Poèmes 1949-1995 Christian Bourgois)
La seconde épiphanie désigne ici clairement l’expérience du Goulag de Staline, la première pouvant être celle des camps nazis. D’un autre côté, l’on peut considérer qu’il s’agit aussi d’une autre épiphanie que celle des religions, d’une épiphanie sans dieu, l’épiphanie d’une foi sécularisée. Le mot exprime chez Müller « le moment qui fait éclater ce qui fait époque ». Il est celui du tournant de la contre-révolution stalinienne.
Une autre relation entre les deux volets de cette scène peut être établie à partir des corps mutiques, celui de la femme d’abord puis celui de l’homme comme si l’agression contre la première atteignait aussi le second.
Les viols.