Heiner Müller : « Woyzeck est la plaie ouverte »

La blessure Woyzeck
par Heiner Müller

Pour Nelson Mandela

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Woyzeck continue de raser son capitaine, de manger les pois qu’on lui a prescrits, de tourmenter sa Marie avec la platitude de son amour, sa population devenue Etat, entourée de fantômes : le hussard Runge est son frère ensanglanté, instrument prolétarien du meurtre de Rosa Luxemburg ; sa prison se nomme Stalingrad où l’assassinée vient à sa rencontre sous le masque de Kriemhild. Son mémorial se trouve sur le tertre de Mamaïev, son monument allemand, le Mur, à Berlin, colonne blindée de la Révolution devenue sang coagulé de la politique. LA BOUCHE PRESSÉE CONTRE L’ÉPAULE DU SERGENT DE VILLE, QUI L’EMMÈNE D’UN PIED LÉGER, Kafka l’a vu disparaître de la scène, après le fratricide, SERRANT LES DENTS POUR REPRIMER UNE ULTIME NAUSEE. Ou comme patient dans le lit duquel on porte le médecin, la plaie ouverte comme un puits de mine d’où dardent les vers. Sa première apparition fut le Colosse de Goya qui, assis sur les montagnes, en père de la guérilla, compte les heures de la domination.
Sur une peinture murale, dans une cellule de monastère, à Parme, j’ai vu les pieds brisés du Colosse dans un paysage arcadien. Quelque part, son corps s’élance peut-être, appuyé sur ses mains, secoué de rires, peut-être, dans un avenir inconnu qui est, peut-être, son croisement avec la machine poussée contre la force de gravitation dans le vertige des fusées. En Afrique, il va, encore, son chemin de croix qui le mène à l’histoire, le temps ne travaille plus pour lui, même sa faim n’est peut-être plus un élément révolutionnaire depuis qu’elle s’assouvit de bombes pendant que les tambours-majors du monde transforment la planète en déserts, champs de bataille du tourisme, pistes pour les catastrophes, sans un regard pour les images de feu que le soldat-ordonnance Franz Johann Christoph Woyzeck vit circuler dans le ciel, près de Darmstadt, alors qu’il taillait des baguettes pour le passage par les verges. Ulrike Meinhof, fille de Prusse et fiancée sur le tard d’un autre enfant trouvé de la littérature allemande qui s’est enterré au bord du lac Wannsee, protagoniste du dernier drame du monde bourgeois, le RETOUR DU JEUNE CAMARADE DE LA FOSSE A CHAUX, les armes à la main, elle est sa sœur avec, autour du cou, le cordon ensanglanté de Marie.

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C’est arrivé à un jeune homme de vingt-trois ans auquel les Parques ont, à la naissance, coupé les paupières : un texte de nombreuses fois exploité par le théâtre, éclaté jusque dans son orthographe par la fièvre, une structure telle qu’on peut l’obtenir en jetant du plomb fondu dans de l’eau quand la main tenant la cuillère tremble d’ouvrir les yeux sur l’avenir ; il bloque, ange insomniaque, l’entrée du paradis où se niche l’innocence de l’écriture dramaturgique. L’effet pilule des œuvres dramatiques récentes, le EN ATTENDANT GODOT de Beckett, est de peu de portée devant la célérité de cet orage qui nous arrive avec la promptitude d’un autre temps, Lenz dans ses bagages, l’éclair éteint de Livonie, le temps de Georg Heym dans l’espace sans utopie, sous la glace de la Havel, de Konrad Bayer dans le crâne vidé de Vitus Bering, de Rolf Dieter Brinkmann en circulant à contresens devant le PUB SHAKESPEARE; Ô combien est sans vergogne le mensonge de la POSTHISTOIRE devant la réalité barbare de notre préhis¬toire.

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LA BLESSURE HEINE commence à se cicatriser, de travers ; Woyzeck est la plaie ouverte. Woyzeck vit là où est enterré le chien, le chien s’appelle Woyzeck. Nous attendons, avec la peur et/ou l’espoir que le chien reviendra sous la forme du loup. Le loup vient du sud. Quand le soleil est au zénith, il est uni à notre ombre et commence, à l’heure de l’incandescence, de l’histoire. Ce ne sera pas avant que de l’histoire n’ait eu lieu que vaudra le naufrage commun dans le gel de l’entropie ou, pour l’exprimer par un raccourci politique, dans l’éclair atomique qui sera la fin des utopies et le début d’une réalité au-delà de l’homme.

 

Le texte ci-dessus me tient particulièrement à cœur. J’ai repris ici la traduction que j’en avais faite pour les éditions Gallimard, en 1986. Avec quelques corrections et modifications. Et puisqu’il fallait remettre l’ouvrage sur le métier et qu’entre les deux moments se situe Internet et Wikipedia, autant vous en faire profiter.

Ce matin [18 octobre 1985] à six heures, en Afrique du Sud, un écrivain a été exécuté, Benjamin Moloïse.

Dominique Lecoq qui avec Jacques Derrida préparait un recueil de textes en hommage à Nelson Mandela, alors prisonnier de l’apartheid, m’avait demandé de sonder quelques écrivains allemands. J’ai tout de suite pensé à Heiner Müller qui a aussitôt accepté et qui m’a confié le texte qu’il avait composé et lu en remerciements à la remise du Prix Büchner qui lui avait été attribué. Je l’ai traduit – il fallait faire vite – et il est paru en 1986 dans le volume Pour Nelson Mandela en compagnie de ceux d’Adonis, Jorge Amado, Olympe Bhêly-Quênum, Maurice Blanchot, Hélène Cixous, Jacques Derrida Nadime Gordimer, Juan Goytisolo, Edmond Jabes, Severo Sarduy, Susan Sontag, Mustapha Tlili et de Kateb Yacine. Ce fut pour moi l’occasion, lors de la présentation du livre à l’Unesco, de rencontrer pour la seule et unique fois Jacques Derrida à qui j’avais d’ailleurs demandé si un écrivain comme Heiner Müller l’intéressait. Il avait répondu par l’affirmative. Leur rencontre n’a jamais pu avoir lieu mais je raconterai cela une autre fois.
Je ne sais pas si la dédicace à Nelson Mandela était présente dès l’origine. A vrai dire, je ne le pense pas. Elle n’apparaît pas dans l’enregistrement du discours, ni dans la discussion qui a suivi le lendemain. Mais l’Afrique du Sud est belle et bien présente. Et fortement. Heiner Müller avait appris le matin de la remise du prix l’exécution du poète noir sud-africain Benjamin Moloïse. Cela l’avait troublé sachant qu’il était question dans son texte de l’Afrique. Aussi a-t-il fait précéder son texte des phrases suivantes :

« Ce matin à six heures, en Afrique du Sud, un écrivain a été exécuté, Benjamin Moloïse. Je ne suis pas heureux de ce commentaire d’actualité à propos du texte que je vais lire maintenant »

La référence à Benjamin Moloïse ainsi que la désignation d’Ulrike Meinhof comme la fiancée de Kleist ont été perçus comme une énorme provocation. S’y ajoute que texte de Müller ne suit pas du tout les règles d’un discours de remerciements. Ce serait plutôt un essai poétique. Décomposé en trois parties.

Le texte commence par l’évocation de deux couples. Un personnage littéraire est associé à un personnage historique : deux hommes Runge / Woyzeck ; deux femmes Rosa Luxemburg/ Kriemhild. Tous les quatre sont des figures allégoriques.

Woyzeck et Runge

Woyzeck est le personnage d’une pièce inachevée de Georg Büchner, domestique de son capitaine et cobaye d’un médecin, lourd dans ses relations avec Marie qu’il tue dans une crise de jalousie.
Alfred Döblin, au début de son grand roman Novembre 1918, présente le Chasseur Runge tout à fait comme un Woyzeck, avec les traits qu’utilise Heiner Müller : subissant brimades et humiliations à l’armée. Il travaille dans la prison où est enfermée Rosa Luxemburg : “Lui, c’est le chasseur Runge, qui jusqu’à présent dans la vie, n’a encore jamais réussi à contenter personne. Il sait qu’à la maison non plus on ne veut pas de lui”.
Facilement instrumentalisable, il est enrôlé dans les Corps francs, milices reconstituées d’éléments de l’armée allemande défaite en 1918 et précurseurs des nazis. Runge reçoit l’ordre de tuer Rosa Luxemburg. Il lui broya le crâne de deux coups de crosse. Elle fut jetée inanimée dans une voiture et frappée encore. Finalement le lieutenant Vogel l’acheva d’une balle dans la tête. Ils jetèrent son corps dans le Landwehrkanal. “Elle nage, la salope” : tel est le compte-rendu de Runge qu’attendent ses supérieurs. Il est le seul à avoir été condamné (à deux ans de prison), ses supérieurs furent acquittés. Le plus haut gradé sera putschiste et marchand d’armes et décoré.
Pour Heiner Müller, la décapitation du parti communiste allemand de ses dirigeants, les seuls capables de porter la contradiction à Lénine, est l’une des sources du “malheur européen”. En décapitant la Révolution allemande, ils l’ont mise sous la coupe de la révolution bolchévique.

La population de Woyzeck ou des Woyzecks devenue Etat.

Dans un débat à Darmstadt, après la remise du prix Büchner, Heiner Müller avait répondu à une série de questions concernant son texte. A propos de la population de Woyzeck ou des Woyzecks devenue Etat, il avait expliqué : “ il y a beaucoup d’Etat depuis qui sont dirigés par des Woyzecks (…) Il y en a en Europe de l’Est, il y en a en Afrique, dans le Tiers Monde ; quand arrivent au pouvoir des gens issues des classes exploitées et opprimées, cela peut avoir des formes désagréables, probablement parce qu’ils sont incapables d’avoir une relation souveraine avec le pouvoir”[au sens d’une maîtrise de soi dans son rapport au pouvoir].

Stalingrad, Kriemhild et les Niebelungs

Carte postale du tertre de Mamaïev ramenée d'Union soviétique dans les années 1980

La bataille de Stalingrad a marqué un tournant dans la seconde guerre mondiale en donnant un coup d’arrêt à l’offensive d’Hitler contre l’Union soviétique sur la route de l’armée allemande vers les puits de pétrole du Caucase. Les Allemands se feront encercler dans le “ chaudron de Stalingrad” où une bataille sanglante fera entre 1 et 2 millions de morts. Sur le tertre de Mamaïev se trouve le mémorial de la bataille. Une statue domine la scène : une femme l’épée au poing tournée vers l’Ouest symbolise la victoire soviétique sur l’Allemagne nazie. Il n’y a cependant pas que cette statue qui évoque la figure de la vengeance qu’est Kriemhild dans la Chanson des Nibelungs, selon la traduction que propose Jean Amsler (Fayard). Pour Heiner Müller, “le chaudron de Stalingrad cite la salle d’Etzel”( il ne faut pas se méprendre sur le mot salle, elle contient dans la légende quelque 7000 morts) Pour venger la mort de son mari, Siegfried, tué par Hagen, Krimhild organise le massacre des Burgondes au cours d’une fête organisée par Etzel – Attila – qu’elle a épousé. Elle fait mettre le feu aux quatre coins de la salle. La relation entre Stalingrad et la salle d’Etzel avait été faite historiquement par le maréchal nazi Goering dans son discours de Stalingrad en janvier 1943 exhortant les soldats allemands à se sacrifier : “Nous connaissons un chant puissant, le récit héroïque d’un combat sans précédent appelé le combat des Niebelungs. Eux aussi se trouvaient dans une salle en feu et en flammes et étanchaient leur soif de leur propre sang et combattaient et combattaient jusqu’au dernier”.
Le texte de la Chanson des Niebelungs dit :
“Alors Hagen de Trönege : « Mes nobles chevaliers sans reproche, si l’on souffre de soif, que l’on boive le sang, c’est meilleur que le vin. Il n’y a rien de mieux à faire en pareil moment »”

Nous avons en quelques lignes, un saisissant exemple de la façon dont Heiner Müller ramasse dans une sorte de projectile poétique les éclats d’une histoire souterraine parfois apparemment très éloignés les uns des autres aussi bien dans le temps que dans l’espace.

Le fratricide

La concentration suivante est composée de deux références à Kafka, la première explicitement citée, la seconde résumée

« LA BOUCHE PRESSÉE CONTRE L’ÉPAULE DU SERGENT DE VILLE, QUI L’EMMÈNE D’UN PIED LÉGER, Kafka l’a vu disparaître de la scène, après le fratricide, SERRANT LES DENTS POUR REPRIMER UNE ULTIME NAUSEE. Ou comme patient dans le lit duquel on dépose le médecin, la plaie ouverte comme une mine d’où dardent les vers »

La citation provient de la dernière phrase d’un bref récit de Kafka intitulé Un fratricide (Ein Brudermord) : „Schmar, mit Mühe die letzte Übelkeit verbeißend, den Mund an die Schulter des Schutzmannes gedrückt, der leichtfüßig ihn davonführt.“
« Schmar, serrant les dents pour surmonter la suprême nausée, la bouche collée à l’épaule de l’homme de la police qui l’emmène d’un pas léger » (traduction Alexandre Vialatte)
Dans Un médecin de campagne , Kafka évoque un blessé dont la plaie est ouverte comme un puits de mine [à ciel ouvert] (offen wie ein Bergwerk obertags) :
« Des vers, de la grosseur et de la longueur de mon petit doigt, roses et barbouillés de sang, se tordent au fond de la plaie qui les retient, pointent de petites tête blanches et agitent à la lumière une foule de pattes minuscules. »
Il est fait appel à un médecin. Quand il arrive, un chœur d’élèves chante :
Dévêtez-le, il vous guérira
S’il ne guérit pas tuez-le.
Ce n’est qu’un médecin, ce n’est qu’un médecin
Le médecin raconte :
« Ils [la famille et les anciens du village] me prennent par la tête et les pieds et me portent dans le lit. Ils me couchent contre le mur, du côté de la blessure »
Plus tard le chœur des enfants chante à nouveau
Réjouissez-vous les malades,
Le médecin vous est servi dans votre lit

(Kafka Œuvres complètes II Récits et fragments narratifs Editions de la Pléiade)

Le fratricide est un grand thème dans l’œuvre de Heiner Müller, l’association/dissociation des semblables, des frères ennemis, étendue ici à la relation médecin/malade, bourreau/victime, policier/criminel. « Cette figure de la dissociation, où ce qui unit est en même temps ce qui sépare, est symptomatique de l’imaginaire allemand » (Jean Jourdheuil)

Goya et l’ironie de l’histoire

Le colosse de Goya

Goya est une référence importante pour Heiner Müller pour la raison qu’il explique ainsi :
« Goya est exemplaire pour moi parce qu’il a travaillé dans une situation historique comparable à celle dans laquelle je travaille moi-même. Il a été sympathisant des Lumières de la Révolution française. Mais le mouvement révolutionnaire est ensuite venu «occuper» son pays. C’étaient des paysans espagnols qui faisaient la guérilla contre le progrès qui se présentait sous forme d’occupation… C’est l’ironie de l’Histoire. D’où ce grand trait de pinceau chez Goya; il n’y a plus de ligne fine de séparation, plus de milieu. Je me suis inspiré beaucoup de cela dans mon spectacle ».

(Heiner Müller entretien avec Irène Sadowska-Guillon Jeu : revue de théâtre n° 53, 1989, p. 95-103.)

Sur une peinture murale, dans une cellule de monastère, à Parme, j’ai vu les pieds brisés du Colosse. C’est à prendre si l’on peut dire au pied de la lettre. Il a vu à Parme dans une cellule d’abbesse, une fresque peinte par Le Corrège, deux grands pieds coupés dans un paysage. Il évoque à ce propos comme allusion possible un texte de Wilhelm Liebknecht parlant « des pieds ou pas de géants du prolétariat »

Le dernier drame bourgeois

On met la concrétion poétique suivante dans le lance-pierre. Elle tourne autour du retour [La résurrection] du jeune camarade de la fosse à chaux (Wiederkehr des jungen Genossen aus der Kalkgrube). Il s’agit d’une citation de Ulrike Meinhof qui, dit Müller, cherchait ainsi à définir la Fraction Armée Rouge dont elle fut un membre actif. La citation fait elle-même référence à la pièce La décision de Brecht. Dans une scène intitulée Mise au tombeau, on trouve le dialogue suivant entre le jeune camarade qui a trahi sa mission par compassion et les agitateurs du parti :

Premier agitateur : S’ils te prennent, ils vont te fusiller, et comme ils t’auront reconnu notre travail sera trahi. Donc il faut que nous te fusillions nous-mêmes et te jetions dans la fosse à chaux, afin que la chaux te dévore. Mais nous te demandons : connais-tu une autre issue ?
Le jeune camarade : non
Les trois agitateurs : Alors, nous te demandons : es-tu d’accord ?
(Silence)
Le jeune camarade : oui
(Bertolt Brecht La décision. Adaptation Eduard Pfrimmer)

Dans la discussion précitée, Heiner Müller commente la citation d’Ulrike Meinhof :

« Ce jeune camarade est jeté dans la fosse à chaux parce qu’il réagit spontanément et non plus en conformité avec la discipline du parti. Des gens comme Meinhof n’avaient plus de parti dont ils auraient pu reconnaître la discipline. Tout était pétrifié [dans l’Allemagne fédérale des années 1970]. Il n’y avait donc plus que le camarade réagissant spontanément, celui de la fosse à chaux. Spontanément veut dire aussi aveuglément. Il réagi à la violence par une contreviolence aveugle ». Ulrike Meinhof se retrouve ici fiancée à Kleist « autre enfant trouvé de la littérature allemande qui s’est enterré au bord du lac Wannsee ».

Müller et Büchner

Dans la partie n°2 du texte, Heiner Müller évoque l’auteur de Woyzeck, Georg Büchner avec lequel il entretient un rapport étroit depuis 1946, année où, à Gustrow, en rentrant chez lui à la fin de la guerre il a vu ce qui devait être la première représentation d’une pièce de Büchner, en l’occurrence Woyzeck, sur ce qui sera le territoire de la RDA. Müller ne connaissait alors Büchner que de nom.

« Le plus frappant est qu’il ne put trouver de fin pour sa pièce. Un phénomène que j’ai moi-même observé dans le processus d’écriture : il devient de plus en plus difficile de trouver une fin à une pièce.
Avec Büchner commence le drame moderne. Avec une conscience de la crise, crise de la société qui s’exprime aussi dans une crise de la forme et du genre. C’est cela la nouveauté chez Büchner : les relations entre les figures deviennent plus abstraites, plus anonymes. Il y a, je voudrais le formuler dans sa dimension littéraire, pour la première fois une crise du dialogue, crise qui depuis est constitutive du drame. Et il y a une crise du drame. Il y a beaucoup d’éléments épiques, Brecht en a fait plus tard une théorie.
Woyzeck est un nègre blanc. Etre nègre ne dépend pas de la couleur de la peau. D’où la dédicace à Nelson Mandela. C’est le plus ancien prisonnier au monde, je crois…Et dans le fond uniquement parce qu’il a posé la question de la race comme une question de classe. C’est de cela qu’il est question : retrouver la question de classe derrière la question de la race. Et Woyzeck comme problème social n’est pas résolu.
Précisément parce que Büchner a été le premier auteur dramatique moderne, il a essayé de faire entrer dans la forme dramatique traditionnelle des thèmes qui y résistent, qu’on ne peut pas vraiment saisir sous cette forme ».
(Déclaration de Heiner Müller dans le téléfilm est-allemand Lieb Georg (Cher Georges) de Konrad Herrmann, diffusé le 15/11/1988)

Vies abrégées

Quelques auteurs sont associés à Büchner dont la vie fut particulièrement courte :

Lenz, l’éclair éteint de Livonie, le dramaturge Jakob Michael Reinhold Lenz auteur du Précepteur et des Soldats, originaire de Livonie, est mort dans le dénuement, oublié de tous, dans une rue à Moscou. L’histoire de son séjour en Alsace racontée par le pasteur Oberlin a servi de matériau à Büchner pour l’écriture de sa nouvelle Lenz.

Georg Heym, poète expressionniste est mort d’un accident de patin à glaces sur la Havel en 1912

Konrad Bayer écrivain et auteur dramatique d’avant-garde autrichien s’est suicidé en 1964. Il auteur notamment d’un roman montage « la tête de Vitus Bering », une tentative de voyager dans la tête de l’explorateur danois (1681-1741) au service de l’armée russe. En août 1991, les dépouilles de Béring et de cinq de ses marins furent découvertes par une expédition russo-danoise. Les corps furent transportés à Moscou où des médecins parvinrent à reconstituer son apparence.

Rolf Dieter Brinkmann, poète écrivain et éditeur est mort écrasé par un voiture en sortant du Pub Shakespeare. Il avait oublié qu’on circulait à gauche à Londres. Müller a confondu la droite et la gauche expliquant que c’est parce qu’il était gaucher.

Müller considérait Bayer et Brinkmann comme deux « génies de la littérature ». Il s’est beaucoup intéressé aux vies inachevées, abrégées par suicide ou accident stupide. Dans un poème, il associe Georg Büchner à la vie abrégée de Maïakovski interrompue par balle. Ici, il en joint d’autres. Le suicide de Kleist est évoqué également.

La blessure Heine

La troisième partie débute par une phrase énigmatique LA BLESSURE HEINE commence à se cicatriser, de travers ; Woyzeck est la plaie ouverte.
La Blessure Heine. Jan-Christoph Hauschild a reconstitué l’historique de cette expression qu’il fait remonter à Jakob Wassermann, écrivain ami de Rilke et Thomas Mann pour qui Heine était l’exemple type d’une assimilation ratée qui a trahit en lui aussi bien sa judaïté que sa germanité. Dans son autobiographie Mon chemin comme Juif et Allemand, il écrit « il [Heine] était la blessure dont j’ai récemment souffert ». Cette notion de blessure associée à Heine a été reprise par Adorno, puis Heiner Müller. Plus tard, Marcel Reich-Ranicki a cité Müller et ajouté : « La blessure Heine cicatrise petit à petit mais d’une manière hautement singulière, elle cicatrise de travers mais en beauté ».
(Jan-Christoph Hauschild : Das Wunder Heine)

Heiner Müller nous offre avec cet écho, hommage à Büchner, une terrible leçon d’histoire, de l’histoire dans sa relation avec l’histoire de la littérature autour de ce que l’on pourrait presque appeler, au sens philosophique, le concept de Blessure Woyzeck. Il est à géométrie variable et malheureusement toujours d’actualité. Il est intéressant de noter qu’il est associé par Heiner Müller à celui d’entropie. Dans le fond, Müller nous dit, avec Kafka,  que les blessures non soignées, encore saignantes, se propagent de génération en génération, que les plaies ouvertes se partagent de gré ou de force même avec ceux qui n’en veulent rien savoir.

Le texte contient encore bien des mystères et reste totalement ouvert à l’interprétation.

 

Précédents articles consacrés à Büchner :

Georg Büchner : « Qu’est ce qui en nous (fornique) ment, tue et vole ? »
Georg Büchner/ Paul Celan : la « contreparole » de Lucile
« La vie des riches est un long dimanche »
Dans les Vosges en compagnie de Georg Büchner
Georg Büchner et le corsaire de Darmstadt
Voir aussi : L’enfant et le désenchantement du monde

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