L’Allemagne s’apprête à commémorer le cinq-centenaire de l’année 1517, année de la réformation. Pour l’occasion, un jour de congés pour tous, cette année, et pas seulement dans les laenders protestants. Le 31 octobre 1517, en effet, à Wittenberg, en Saxe, loin du monde, aux confins de la civilisation comme il le disait lui-même, un certain Martin Luder, moine de son état et professeur de bible, publiait, aux fins d’une discussion universitaire, 95 thèses (on pourrait dire aujourd’hui qu’ils ont la forme de 95 tweets), en latin, amorçant la contestation notamment de la mercantilisation de la rémission des péchés par l’Église de Rome. Il avait 35 ans, plus tout à fait un jeune rebelle. Il ignorait encore ce que sa publication allait provoquer. Mais ses tweets allaient se diffuser sur les réseaux sociaux de l’époque, celui des imprimeurs, avides de nouveautés. S’il était loin d’imaginer ce que cela allait produire, peut-être en avait-il la prémonition car, désormais, il se met à signer Martinus Eleutherius (eleutherius= en grec le libre) qui allait devenir Martin Luther. Voulait-il plus simplement se débarrasser de ce nom de Luder, le nom du père, qui en outre, à l’époque, signifiait l’appât (aujourd’hui luder se traduit plutôt crapule ou garce) et se prêtait aux moqueries ? Luther s’est beaucoup bagarré sur le sens des mots. Imagine-t-on ce qu’aurait donné la nouvelle traduction de la Bible si son auteur avait été un certain Martin Luder, Martin la crapule ? Ce ne sont que des spéculations mais elles servent à produire des livres. Et sans mystère pas de mythologie !
Dans l’Histoire mondiale de la France dirigée par Patrick Boucheron et subdivisée en années, il n’y a pas d’année 1517. On y passe directement de 1515, date bien connue, à 1534, année où Jacques Cartier fait, à François Ier, récit de son premier voyage vers les terres neuves, puis à l’année 1536 consacrée à l’internationale calviniste. Le calvinisme y est défini comme la « Réformation des nomades ». Si l’on admet cette thèse, le luthéranisme serait alors, lui, la Réformation de la territorialisation, quoiqu’on n’imagine pas Calvin sans la ville (Genève). En France, y compris avec google.fr, on ne semble connaître de Martin Luther que Martin Luther King
Si 1517 n’est pas un sujet dans cette histoire française, il n’en va pas de même pour l’Alsace, à l’époque pour partie, dans la sphère du Saint Empire romain germanique et, pour une autre plus au sud, dans celle des cantons suisses (Cf.), bien que Luther n’y soit pas et de loin la seule référence à la Réforme. Le musée des Trois frontières (France Allemagne Suisse), de Lörrach, parle à juste titre, pour la région et l’exposition qu’elle y consacre, des Réformes au pluriel, un pluriel tout à fait bienvenu.
L’Europe s’ouvre au monde
« Partie à la recherche des épices de l’Asie, l’Europe rencontre … l’or et l’argent de l’Amérique. Pour les conquérir, Hernando Cortez s’empare du Mexique en 1519, Francisco Pizarro, du Pérou en 1531 et Diego de Almagro, du Chili en 1535. Dès lors, rien n’empêche les métaux précieux de se répandre sur tout le continent. On estime qu’entre 1492 et 1550 leur stock, d’abord essentiellement constitué d’or, puis à prédominance d’argent, a été multiplié par un coefficient de 8 à 12. Un phénomène inattendu se produit alors: dans toute l’Europe, les prix s’accroissent à une vitesse vertigineuse. Les victimes sont comme toujours les titulaires de revenus fixes (ouvriers et nobles peu fortunés passant leur temps aux armées) alors que les propriétaires nobles ou bourgeois, vendant leurs produits, les commerçants et les banquiers, en sont les bénéficiaires. Ainsi, s’opère définitivement la transition entre deux mondes, le monde médiéval gouverné par sa règle de modération dans sa poursuite du lucre et sa condamnation du gain pour le gain et le monde nouveau où le marchand va devenir roi. Désormais l’or pourra tout acheter. .. jusqu’au salut des âmes ; L’or, dit Christophe Colomb, est le trésor, et celui qui le possède a tout ce qu’il faut en ce monde, comme il a aussi le moyen de racheter les âmes du Purgatoire et de les installer au Paradis. L’Église rentrera dans ce jeu-là lorsqu’en 1515, le pape Léon X accordera des indulgences à tous ceux qui contribuent financièrement à l’achèvement de la basilique Saint-Pierre de Rome. La violente réaction de Martin Luther (1483-1546), qui déclenchera la Réforme, n’ira cependant pas – même si elle s’inscrit dans la ligne d’un retour vers le passé – jusqu’à condamner le principe de tout commerce de l’argent, dès lors que les taux ne sont pas usuraires ; quant à Calvin (1509-1564), Max Weber (1864-1920) a montré comment sa conception de l’ascétisme laïc combinée à la réhabilitation de la réussite dans les affaires a efficacement contribué à l’accumulation sur laquelle devait s’appuyer l’essor du système capitaliste. »
(René Passet : Les grandes représentations du monde et de l’économie à travers l’histoire. Éditions Les Liens qui Libèrent p. 104)
« Le moine et le rhinocéros »
L’Europe ne rencontre pas seulement l’or et l’argent provenant d’ailleurs. Elle en développe aussi elle-même. On ne comprend pas la Réforme allemande si l’on oublie la richesse, due aux mines, de la Saxe et celle de son Prince-électeur, protecteur de Luther et courtisé par le Pape. L’Europe rencontre aussi une autre humanité et bien plus généralement encore d’autres formes de vie jusqu’alors inconnues.
L’historien allemand, Heinz Schilling, par ailleurs biographe du réformateur, qui a eu la bonne idée de nous proposer une histoire mondiale de l’année 1517, donne l’exemple du rhinocéros Odyssée arrivé au Portugal en 1515, envoyé à son roi par le gouverneur de l’Inde portugaise qui l’avait reçu en cadeau du sultan de Cambay (Cujarat). Dürer, peut-être ne croyant pas à la vitesse de communication du dessin qu’un commerçant de Nuremberg lui avait envoyé, l’a antidaté. Puis en a fait une gravure sur bois que les nouvelles techniques d’imprimerie se chargeront de diffuser.
Le texte au dessus du dessin dit ceci :
« En l’année 1513 après la naissance du Christ, on apporta de l’Inde à Emmanuel, le grand et puissant roi de Portugal, cet animal vivant. Ils l’appellent rhinocéros. Il est représenté ici dans sa forme complète. Il a la couleur d’une tortue tachetée, et est presque entièrement couvert d’épaisses écailles. Il est de la taille d’un éléphant mais plus bas sur ses jambes et presque invulnérable. Il a une corne forte et pointue sur le nez, qu’il se met à aiguiser chaque fois qu’il se trouve près d’une pierre. Le stupide animal est l’ennemi mortel de l’éléphant. Celui-ci le craint terriblement car lorsqu’ils s’affrontent, le rhinocéros court la tête baissée entre ses pattes avant et éventre fatalement son adversaire incapable de se défendre. Face à un animal si bien armé, l’éléphant ne peut rien faire. Ils disent aussi que le rhinocéros est rapide, vif et intelligent. »
En observant bien l’image, on remarque la présence d’une deuxième corne et l’on glisse de la réalité à la chimère. Qui nous rappelle les rôles des monstres prophétiques à cette époque. Je quitte le livre de Heinz Schilling pour celui d’Abi Warburg, et son essai sur La divination païenne et antique dans les écrits et images à l’époque de Luther dans lequel il parle beaucoup des pratiques astrologiques dans l’entourage de Luther, pratiques auxquelles, selon lui, Luther n’adhère pas contrairement à son ami Philippe Melanchthon. Il y a en effet cet autre dessin de Dürer :
Abi Warburg commente ainsi :
« […] l’image du rejeton difforme d’une truie, qui à première vue n’a rien de politique ou de fatal, montre qu’à cette époque Dürer se sentait très à l’aise dans cette région des monstres prophétiques. Cette gravure sur cuivre représente la truie prodigieuse de Landser qui naquit en 1494 dans le Sundgau [Sud de l’Alsace]. Ce monstre n’avait qu’une tête, mais deux corps et huit pattes. On a pu démontrer que Dürer avait utilisé comme modèle une feuille volante illustrée que Sébastien Brant, l’érudit du début de la Renaissance, avait publiée en 1496 en latin et en allemand. Comme bien d’autres feuilles du même genre, elle est dédiée à l’empereur Maximilien et soutient sa politique au moyen de prédictions. Dans le texte, Brant se présente très consciemment comme un augure antique (ce qui est très significatif pour les idées que nous développons ici), et il place son exégèse politique sous le patronage de la truie prodigieuse de Virgile, qu’un augure montre à Enée : Qu’est-ce que cette truie va nous apporter? Mais je pense aussi au fond de moi-même que la truie nous donne à lire l’histoire et annonce les choses à venir, comme celle qu’Enée trouva avec ses petits sur le sable du Tibre …
C’est vraiment une Edition spéciale / horreurs de la nature mise au service de la politique du jour. Sébastien Brant aurait pu s’appuyer encore sur bien d’autres ancêtres, encore plus anciens et encore plus vénérables; son horrible fait divers actuel se lisait déjà en caractères cunéiformes sur des tablettes d’argile assyriennes. Nous savons que vers le milieu du VIle siècle av. J.-c. le prêtre-oracle Nergal-Etir rapporte au roi Assarhaddon la naissance d’un cochon à huit pattes et à deux queues ; il en déduit que le prince allait s’emparer du royaume et du pouvoir, et il ajoute que le boucher Uddanu avait salé la bête, sans doute pour la conserver dans les archives de la maison royale.
Il est scientifiquement établi depuis longtemps que les arts divinatoires romains sont en rapport direct avec les techniques mantiques babyloniennes, à travers l’Etrurie. Mais si le lien entre Assarhaddon et Maximilien s’est maintenu pendant plus de 2000 ans, c’est grâce aux soins des savants archéologues, mais surtout à cause de ce besoin primitif inné qui pousse les hommes à rechercher une causalité mythologique. Cependant, l’état d’esprit babylonien est déjà dépassé en fait dans la gravure de Dürer: il n’y a aucune inscription, il n’y a plus de place pour l’oracle de Nergal-Etir/Brant. C’est l’intérêt pour les sciences de la nature qui sert d’aiguillon. »
(Abi Warburg Essais florentins traduction Sybille Müller présentation Eveline Pinto Klienckseick 1990 pp 277-278).
1517 Bataille de Verdello près de Bergame.
Une autre forme de chimère, si l’on peut dire, est constitué par le récit de la bataille de Verdello. Heinz Schilling ouvre le prologue de son livre en évoquant l’histoire fantastique d’une bataille qui se serait déroulée non loin de Bergame en décembre 1517. Nicolas Le Roux raconte lui-aussi cette histoire à propos de l’invention de la Renaissance
« Près de la bourgade de Verdello, on assista à plusieurs reprises au spectacle de formidables armées sortant d’un bois, au son des tambours et s’affrontant dans un tonnerre d’artillerie. Des porcs apparurent ensuite, qui se livrèrent à leur tour à un combat sans merci. Le pape fut informé de ces apparitions, dans lesquelles il vit un signe de la menace que le sultan faisait peser sur la chrétienté. »
(Nicolas Le Roux : 1515 L’invention de la Renaissance Armand Colin p.208).
Il cite un extrait du journal du bourgeois de Paris
(1518.) Au dict an 1517, en janvier, à Rome et par delà, tant en l’air que en terre, en un boys, furent oys plusieurs gens d’armes se combattre, et sembloient estre environ VI ou VIII mille hommes ; et y oyait-on comme coullevrines, bombardes et armures sonner, les uns contre les aultres ; la quelle bataille dura bien une heure ou plus, sans touteffoys rien voyr. Après on oyoit plusieurs pourceaulx, en pareil nombre, se combattre, dont le populaire espouvanté estimoit que ces pourceaux signifioient les infideles mahométistes.
(Anonyme : Journal d’un bourgeois de Paris sous le règne de François Premier)
Heinz Schilling donne cet exemple pour montrer que dans les cours royales, impériales, princières, dans les chancellerie et même à la Curie, on prenait de telles apparitions au sérieux. Il précise que ce récit est paru en feuille volante. Il a parcouru l’Europe. Dans le même ordre d’idée, il y a la conjonction de Saturne – dont Luther s’est moqué – qui « annonçait », prétendait-on, rien de moins que la Guerre des paysans.
Dans l’atlas Mnémosyne d’Abi Warburg figure cette image qui provient du calendrier astrologique de 1515 qui prophétise le malheur pour 1524. Warburg la met en parallèle avec l’image du Zeppelin .
Source
On a voulu y voir l’annonciation de la guerre des paysans dont les batailles finales auront lieu en 1525. Il y a eu dans la littérature de masse, écrit Warburg, l’expression d’une peur panique du déluge :
« depuis des années, en effet, on était persuadé que vingt conjonctions, dont seize dans le signe d’eau des Poissons, devaient provoquer en février 1524 une inondation catastrophique de la terre entière. Les physiciens les plus savants en astrologie de l’époque approuvaient avec véhémence ; ou bien ils niaient avec la même ardeur, afin d’apaiser l’humanité inquiète sur l’ordre des plus hautes autorités religieuses ou laïques, en publiant officieusement des écrits rassurants.
Le même Reymann qui composa le calendrier astrologique de 1515 fait partie des prophètes de malheur de l’année 1524. L’illustration de ses Practica montre un poisson géant au ventre constellé d’étoiles (il s’agit des planètes en conjonction) ; l’ouragan dévastateur sort de ce ventre et s’abat sur une ville évoquée par des bâtiments. Cet événement a réuni, sur la droite, l’Empereur et le Pape ; par la gauche arrivent les paysans, Hans portant la houe, conduit par un porte étendard muni d’une jambe de bois et d’une faux : l’antique dieu des semailles semblait tout indiqué pour symboliser ses enfants rebelles .»
(Abi Warburg Essais florentins traduction Sybille Müller présentation Eveline Pinto Klienckseick 1990 pp 265-266).
On ne souligne peut-être pas assez qu’avec l’imprimerie ces images changent de statut. La vérité aussi.
Parmi les signes non évoqués par les deux auteurs, j’y ajoute en 1492, la météorite d’Ensisheim, en Alsace toujours, qui fera l’objet d’une feuille imprimée de Sebastian Brant, d’un dessin de Dürer et d’une diffusion par l’imprimerie. J’ai déjà parlé, aussi, de l’épidémie de danse de Saint Guy qui prend en quelque sorte le relais de la lèpre, torsion à l’intérieur de la même inquiétude, selon Michel Foucault.
A la sphère mentale et à la découverte de mondes exotiques, s’ajoute ce qui est dans la réalité le contact avec une autre humanité. ainsi, pour ne s’en tenir qu’à l’année 1517, le débarquement des Espagnols au Yukapan maya, la visite d’un envoyé de l’empereur à Moscou, l’arrivée d’une mission portugaise en Chine. Heinz Schilling en publie les témoignages correspondants. Les Européens découvrent d’autres civilisations, d’autres mœurs, d’autres religions, d’autres cultures, rituels et … écritures.
La même année s’achève le Concile de Latran par une fin de non-recevoir à toute velléité de réformes – à part peut-être, mais c’était en 1515, l’acceptation des monts de piété – alors que non seulement le monde les appelait et y aspirait mais également la religion et l’église elle-même. Heinz Schillling insiste en particulier sur la jeune université d’Alcalà de Henares en Espagne dont le centre de recherches sur la Bible, sous la houlette du Cardinal de Cisneros, avait achevé en 1517, l’édition de la complutense, la bible polyglotte dite d’Alcalà, c’est-à-dire l’édition de la bible complète dans ses langues d’origine. La question de la langue vernaculaire s’y était posée aussi.
Sur le plan géopolitique et politique, ça bouge aussi, cette année-là, avec la montée en hégémonie de la maison des Habsbourg, qui allait se conclure en 1519 par l’élection de Charles d’Espagne devenu Charles Quint, empereur du Saint Empire romain germanique et surtout la victoire en 1517 de l’Empire ottoman sur le sultan mamelouk qui lui ouvrait la voie vers la péninsule arabique et les côtes d’Afrique du Nord.
La constellation des états européens ne présente pas un bloc uniforme. Elle est traversée de très vives tensions : « les rois et les princes se mettent d’une main de fer à construite leurs états, imposent leur souveraineté et leur monopole de la violence et soulèvent contre eux d’anciennes forces pré-étatiques – noblesse et chevaliers mais aussi bourgeoisie des villes et paysans. Résistance, révoltes et rebellions sont dans l’air du temps ». En 1517, se développe la conspiration paysanne du Bundschuh en Forêt Noire.
Puis il y a les guerres qui n’arrêtent pas. Leur caractère endémique, les nouvelles techniques guerrières, l’achat et l’entretien de troupes de mercenaires coûtent cher. Il faut faire payer tout cela. Pas besoin de faire un dessin pour savoir à qui. Paysans comme urbains et une partie des nobles se sentent menacés dans leur existence.
« Pour les paysans comme pour les chevaliers d’empire, les bases juridiques, corporatives et les conditions économiques de la vie quotidienne se modifient à une vitesse dramatique »
(Heinz Schilling 1517 Weltgeschiche eines Jahres CH Beck)
1517 : Machiavel fait l’âne, Erasme la paix,
et le chanoine Copernic pèse la monnaie
Bravo. Très instructif et toujours plaisant à lire. Que dire de plus…