Absent de l’ordre des couleurs au cours de l’antiquité grecque et latine, longtemps sans charge symbolique, si ce n’est dans ses teintes les plus sombres celle du deuil, le bleu serait une invention médiévale, surgie du XIIe siècle et se répandant alors rapidement sur les vitraux, les étoffes, les tentures, les manteaux des princes et les robes de Marie 1. Il n’y avait pas de mot latin pour nommer cette couleur “céleste”. D’où l’emprunt des langues romanes au germanique blao, blau. Là où l’on tend toujours à croire en des données objectives de la nature, on ne rencontre en vérité, les historiens se plaisent à nous le prouver, que du langage, des productions de l’art, le génie humain. On pense saisir du naturel, on tient immanquablement du culturel.
Pourtant le ciel, un ciel sans nuages ? L’air même, vertical, dans la chaleur d’un « juillet équatorial »? «Il fait bleu», écrit Jean-Paul de Dadelsen. « Il fait bleu depuis le sommet des monts jusqu’au bas des coteaux»2. Il arrive souvent qu’il fasse gris et que de la plaine on ne voie pas la montagne, mais là, personne ne l’a peut-être jamais dit avant, « il fait bleu ». Pleut-il ? Non, il fait bleu ! On ne s’en lasse pas. « Dressant dans l’air bleu ses peupliers…, la plaine d’Alsace… étale son opulence…somnolente…»3. Elle fait deux choses, dans la phrase, la plaine d’Alsace : simultanément elle dresse ses peupliers et elle étale ses richesses… agricoles « depuis les Vosges où commence à sonner la cognée du bûcheron jusqu’au Rhin vert et musclé ». Le vert du Rhin, qui ferme la phrase, y répond au bleu de l’air, qui l’avait ouverte. Voilà du grand art ! Ni le Rhin, dans sa couleur verte et avec ses muscles, ni l’air tremblant tissé de bleu ne sont choses vraiment vues, mais choses dites.
Comme en écho à ce « il fait bleu » de Dadelsen, on entendra, si on tend l’oreille, le fameux « bleu adorable » de Hölderlin. Fleurit en ce bleu un clocher d’église, avec son toit de métal. Et autour du clocher, ceint du bleu le plus tendre, gravitent des cris d’hirondelles. Intraduisibles vers :
In lieblicher Bläue blühet mit dem
Metallenen Dache der Kirchturm. Den
Umschwebet Geschrei von Schwalben, den
Umgiebt die rührendste Bläue.
Incompréhensibles vers. Un clocher « fleurit » en un bleu charmant, aimable, gentil (lieblich), sur un fond de ciel bleu, un fond de bleu, lui-même émouvant, des plus émouvants. Le bleu émeut (les cœurs). C’est, à l’entrée apparemment sereine de ce poème, bleu sur bleu, une étrange explosion ou implosion de bleu dans le bleu. Impossible à peindre. Le contraire du pittoresque. Ce n’est pas un tableau calme. Kein stilles Leben ist es 4. Clocher d’église dans le ciel : un bleu si doux qu’il rend fou, si adorable qu’il en devient insupportable, qu’il déchire l’âme, éblouit et jette l’homme à terre. Yeux à l’école du bleu 5 ? Yeux brûlés. Keine Bildsamkeit kommt des Menschen heraus. Nicht dichterisch wohnt der Mensch auf dieser Erde. Sondern, voll Verdienst und Taten 6. La poésie de Hölderlin consiste à peindre – feindre – la paix et la sainteté du monde, du ciel et de la terre. Telle est sa folie.
Autre (ou peut-être pas tellement ?) est la folie de Lenz. Quand après une ultime tentative de suicide – il s’était encore une fois jeté par la fenêtre -, on lui fit quitter le Ban de la Roche et que la voiture qui l’emmena sortit de la vallée, en se retournant il pouvait voir la montagne qui se dressait maintenant dans le couchant, « comme une vague de cristal d’un bleu profond »7. (wie eine tiefblaue Kristallwelle), et plus bas, sur la plaine, au pied des monts, s’étendait un voile bleuâtre qui scintillait faiblement. Ein schimmerndes bläuliches Gespinst. On a traduit Gespinst (au sens propre : etwas Gesponnenes) par « trame » 8 ; j’ai préféré voile. L’Alsacien, qui habituellement articule un é fermé là où en haut-allemand on émet le son i, prononce Gespénst (je mets l’accent aigu pour qu’en français on entende bien) et ne fait pas la différence avec le mot Gespenst : spectre, fantôme, esprit ou être jailli de l’esprit et n’ayant pas d’autre réalité. Hirngespinst : illusion, fiction, vision. Vision bleue de Lenz (dans le récit de Büchner). Lenz était arrivé, par la montagne, le 20 janvier 1778. Tout d’abord, le chaleureux accueil du pasteur Oberlin et sa présence lui firent du bien, mais quand celui-ci s’absenta quelque temps pour se rendre en Suisse, Lenz ne supporta pas la solitude. Il s’ennuyait terriblement. Pour tuer son ennui, il fit de grandes marches à travers les montagnes où alternaient les forêts et les masses grises des rochers. Il hurlait dans le vent. L’air des hauteurs l’enivrait, l’excitait. De gros nuages balayaient le ciel. Du bleu entre. C’est ça le style de Büchner. Des notations brutes : « Nuages fugitifs troués de bleu » est une trop bonne, trop habile traduction 9. Un jour qu’il monta jusqu’à un sommet et qu’une lumière pâle s’étendait tout autour, jusqu’aux horizons brouillés, le ciel lui parut être un stupide bleu et la lune, tout à fait ridicule, simplette 10. Il ne put alors qu’éclater de rire pour lui tout seul, il se sentit athée, définitivement athée. Il avait promis à Oberlin de prêcher dimanche dans son église.
Le ciel : un bleu stupide, un regard vide, au-dessus du sauvage massif montagneux du Ban de la Roche. Tout à l’opposé, semble-t-il, de l’adorable bleu, du tendre bleu d’amour, que voyait Hölderlin, au-dessus d’un clocher de Tübingen. Ce n’est pas la même vision, certes, mais dans l’un comme dans l’autre cas c’est toujours de la poésie, toujours de la fiction. Des opinions qui divergent, voilà tout. Hölderlin sait que le ciel peut être considéré comme stupide et il le dit adorable. Lenz (ou plutôt Büchner…) sait que le ciel peut être adorable, qu’il l’est, et il le dit stupide, dumm, bête, proprement incompréhensif. Toute affirmation recouvre (refoule) une négation. Toute expression poétique est une décision, un choix idéologique. Une invention.
Comme la patriotique ligne bleue des Vosges, qu’inventa Barrès. « Une vague de cristal bleu », pour Büchner, car on était au mois de février, quand l’air est froid et les crépuscules brefs. Question de moment. Affaire d’impression. Changent les saisons, changent les impressions. Ernst Stadler, par un calme après-midi de printemps, contemplait du haut du Mont Sainte-Odile la plaine d’Alsace immergée dans le vert ins Grün versenkt. Avec beaucoup d’églises et beaucoup d’arbres fruitiers qui fleurissaient blanc. Des villages serrés jusqu’au fond du pays, jusqu’au-delà du Rhin, où les ceinturaient « de nouveau » (sic) des montagnes bleues 11. Ces montagnes bleues, c’est la Forêt-Noire ! Ligne bleue de la Forêt-Noire, vue de loin à partir des Vosges ou de la plaine. Ligne nostalgique. Couleur bleue de la nostalgie romantique et nationale, qu’elle s’exprime de ce côté ou de l’autre… Stadler a écrit: « Mit… hingedrängten Dörfern, weit ins Land gerückt, bis übern Rhein, wo wieder blaue Berge sie umsäumen ». J’ai souligné wieder, parce que ce petit mot ici ne manque pas d’esprit: n’est-ce pas comme si inconsciemment le poète établissait une gémellité entre les deux massifs montagneux, comme s’il avait dans sa tête, sa mémoire, la ligne bleue des Vosges et qu’il la lançait au devant de lui, dans un grand geste de pacification, d’union géographique ? Cette union naturelle que l’Histoire (avec sa grande Hache!) a fendue… Contre l’Histoire rouge, la géographie bleue et… verte, écolo…
Le bleu a bien l’air d’être devenu en Europe la couleur la plus sentimentale, celle qui symbolise le mieux l’espérance, l’esprit de paix et de douceur, la tendresse chrétienne et non moins humaniste, bref, ce qu’il y a de meilleur dans nos belles âmes. Mais attention, ne nous illusionnons pas. Continuons de rêver, oui, mais ne nous endormons pas ! Quelqu’un a dit que « le bleu est en danger de mort ». C’était un poète, un prophète. Il s’appelait Jean-Hans Arp. Il avait écrit en 1965 L’ange et la rose 12. Et là il essaya de nous mettre en garde. « Le bleu est détesté par les surhommes, les libres-penseurs du dimanche, mécaniques et robots compris ». L’athéisme règne sans rival, sans rivages. Dans cette situation qui perdure et qui paraît avoir tout l’avenir pour elle, que faire ? Peut-être ne rien faire, enfin. Arp consacra sa vie à sculpter des nuages, des rondeurs, des rêves de rondeur, des riens. Des voluptés qu’il sema au milieu de l’agressivité générale. Des œufs de résurrection qu’il déposa au pied des grands immeubles qui perforent le ciel… Années cinquante, soixante. Les temps étaient à l’apocalypse. Des physiciens même annonçaient « la fin du ciel bleu », par les effets de la pollution de l’industrie et de la circulation des hommes.
Levant le nez au-dessus des vignobles de Guebwiller, le professeur Émile Storck regardait dans l’azur un avion qui tirait sur son passage une traîne d’argent que le souffle de l’air dissipait en flocons. Hoch im Blauie vum Himmel… e Flieger ziegt sini Silwerschleife / wun der Wind in Flocke verhücht…13. Poésie pure – ou pure poésie, disant la beauté singulière d’un phénomène. Mais en réalité, vous savez, la traîne d’argent qui se désagrège en flocons charmants, ce sont des gaz et ces gaz, c’est beaucoup de dioxyde de carbone à effet de serre. Le ciel, lentement, insensiblement se vitrifie. L’entropie gagne. Brassés avec d’autres polluants, les gaz carboniques ne se dissipent pas, mais demeurent suspendus dans l’atmosphère, pendant plus d’un siècle. Le mot gaz est apparenté étymologiquement au grec chaos. Le gaz des avions, dont la circulation ne cesse de croître d’une manière exponentielle : chaos dans le cosmos.
Le musée Florival de Guebwiller abrite quelques faïences et céramiques de Deck, qui offrent un bleu paisible, laiteux, lacté, qui n’existe nulle part ailleurs dans le monde, si ce n’est comme sa reproduction ou son imitation. Théodore Deck avait inventé son bleu à Paris en 1874.
Jean-Paul Sorg
What a wonderful … text !
…Les hirondelles ne croient pas aux échelles.
Pour monter en l’air
elles se laissent tomber en l’air
dans l’air tissé
de bleu infini….
…le bleu est en danger de mort…
tout cela in « la cathédrale est un cœur » de Hans Arp