Il y a cent ans,1913, une année en couleur ?

Le Colonel Mervyn O’Gormann qui dirige la Royal Aircraft Factory (RAF) s’intéresse dans ses moments de loisirs au procédé autochrome. On lui doit cette célèbre photo couleur qui date de 1913 : Christina près du bateau

Aux premières secondes de 1913 un coup de feu retentit dans la nuit, à New Orleans. La police alertée arrête le tireur. Il n’avait que 12 ans et voulait fêter la nouvelle année avec un pistolet volé. Le jour même, il est conduit dans une maison de redressement pour orphelins de couleur. Personne n’arrive à calmer ce garçon. Qu’est-ce qui a pris Peter Davis, le directeur de l’établissement ? Alors qu’il voulait le gifler il lui a fourré une trompette dans les mains. Ce sauvageon s’appelait et deviendra Louis Armstrong.

C’est ainsi sans tambour mais avec trompette que commence, superbement bien, le livre de Florian Illies, paru à point, fin 2012, aux éditions S.Fischer  « 1913, l’été du siècle », de ce court 20ème siècle, âge des extrêmes, comme le qualifiera Eric J. Hobsbawm.

Pareil début en musique signale d’emblée une des intentions du livre : montrer que 1913 ne marque pas – ou pas seulement – quelque que chose qui finit mais que cette année contient également en germes de nombreux débuts.

Un beau coup éditorial bien sûr, de la part d’un auteur né en 1971 qui est historien de l’art, actionnaire d’une salle de vente aux enchères – ça laisse des loisirs- après avoir dirigé les pages culturelles d’un grand quotidien. Son style est celui alerte d’un journaliste qui manie la langue avec style et humour. En faire de la littérature comme certains le suggère est une autre histoire. Il a connu  un succès avec un précédent livre Génération Golf (la marque de voiture). L’apolitisme d’une génération qui y est décrit se retrouve dans le livre dont nous parlons qui est rapidement monté aux premières places dans la liste des best-sellers. Dans quelle catégorie ? Celle des documents même si d’aucuns voudraient le voir dans la catégorie littérature. Alexander Kluge l’a qualifié de « roman documentaire ». La fiction documentaire est à la mode.

Le livre repose sur une compilation d’extraits pour l’essentiel de journaux intimes d’un grand nombre d’artistes ainsi que de leur correspondance et quelques événements culturels – la formation d’Illies l’a sans doute poussé à accorder une large place aux peintres. C’est  une éphéméride. Les événements et témoignages regroupés en fonction des mois de l’année  permet de les suivre tout au long de l’année selon un technique du collage plus proche cependant du mashup, autre mode d’aujourd’hui, que du cubisme.

1913, une année à laquelle Illies veut donner des couleurs comme en témoigne l’image ci-dessus mais aussi la couverture du livre, un autochrome d’Heinrich Kühn de la même année, en contrepoint affiché à l’option noir et blanc de Michael Hanecke dans le Ruban blanc

 

 

On peut décrire « 1913 »comme beaucoup de commentateurs à la façon d’un magazine people, comme un vaste panorama où Malevitch peint un carré[1] noir alors que l’on n’a aucune nouvelle de Mona Lisa volée au Louvre (en 1911) et que Marcel Duchamp réalise son premier ready made, Roue de bicyclette (« l’œuvre d’art n’est plus visible », dira-t-il mais plus tard) ; Proust part à la Recherche du temps perdu ;  Gottfried Benn aime Else Lasker-Schüler ; et Oskar Kokoschka Alma Mahler ; Rilke boit avec Freud quand il n’a pas le rhume ; Brecht trouve qu’avoir le rhume est à la portée du premier venu, il optera pour la bronchite ; Kafka, Joyce et Musil boivent le même jour un cappuccino à Trieste, Stravinski fête le Sacre du printemps à Paris où il rencontre Coco Chanel dont les chapeaux se vendent bien ; Matisse apporte des fleurs à Picasso. Le diable commence à s’habiller en Prada qui ouvre son premier magasin à Milan.

Il y a aussi l’histoire à la Stéphane Bern : en janvier, premier baiser échangé entre Victoria Louise Adélaïde Mathilde Charlotte de Hohenzollern, princesse de Prusse, duchesse de Brunswick et Ernest-Auguste III de Hanovre, duc de Brunswick, duc de Brunswick  et Lüneburg, Prince de Hanovre. Ils se marieront en mai et en couleur. Le mariage fera l’objet du premier film allemand en couleur.

François Joseph Charles de Habsbourg-Lorraine  empereur d’Autriche  sous le nom de François-Joseph Ier mais aussi roi de Bohème, de Croatie, de Dalmatie, de Slavonie, de Galicie, de Lodomérie et Illyrie, roi de Jérusalem, etc., 83 ans, s’accroche à son trône sur lequel il est assis depuis 65 ans.

Kafka avec ses incessantes demandes en mariage à Felice Bauer, dont le contenu dissuaderait la plus ardente des amoureuses, font partie pour moi  des passages les plus ennuyeux du livre. Je ne veux pas les citer tous, pour m’arrêter un peu plus longuement sur certains d’entre et sur les manques qui constituent une limite de l’exercice.

N’était l’année, tout cela serait une amusante collection d’anecdotes avec, parfois, un peu plus. Mais il est impossible de lire le livre sans penser à ce qui suit. L’année 1913 est coincée entre celle qui a connu le naufrage du Titanic et celle qui verra le début de la Première guerre mondiale. Est-ce le chiffre 13 qui lui a valu jusqu’à aujourd’hui si peu de considération ? Il y a eu les superstitieux, raconte Illies : D’Annunzio date la dédicace à un ami du Martyre de Saint Sébastien de l’année 1912+1. Particulièrement hanté par le chiffre 13, l’inventeur de la musique …dodécaphonique, Arnold Schönberg. Né un 13 septembre et mort un vendredi 13,  il élimina le second a d’A(a)ron pour son opéra Moïse et Aron afin de ne pas se retrouver avec un titre de treize lettres. On peut en faire une superstition positive si l’on peut dire, à l’exemple d’André Breton qui fait de 1913 sa date de naissance poétique. Je précise ici, pour faciliter la lecture de ce qui va suivre, que si tout est bien entendu inspiré par le livre de Florian Illies y compris les recherches complémentaires, je change de couleur pour figurer les ajouts qui sont de mon fait.

En 1913, les choses importantes se passent entre Berlin, Munich, Vienne et Paris avec un début de transfert vers l’Amérique en particulier avec la grande exposition  Armory Show à New York en février où Duchamp fait fureur avec son Nu descendant l’escalier.

Vienne où Sigmund Freud travaille à parachever Totem et Tabou, Vienne où séjourne Staline qui y écrit à la demande de Lénine « le marxisme et la question nationale ». De temps en temps, il se promène dans le parc du château de Schönbrunn tout comme celui qui sera son alter ego es dictature, peintre raté, un certain Hitler Adolf illustre des cartes postales pour gagner sa vie et attendre son heure. L’âge des extrêmes se prépare. « Un siècle nerveux » comme l’appelait Kafka rappelle Illies. En février un certain Josip Broz Tito passera par là, lui aussi par Vienne.

Berlin où se retrouvent les futuristes : Le premier salon d’automne à Berlin, pendant de celui de Paris rassemble à la galerie « Sturm », toute l’avant-garde picturale rassemblée par Franz Marc et Auguste Macke à l’exception des artistes de Die Brücke dont fait partie Kirchner et Nolde. La liste des exposants est impressionnante  399 tableaux de 12 pays.  Les futuristes italiens, Chagall ? Picabia  Fernand Léger, Paul Klee, Vassily Kandinsky, Robert et Sonia Delaunay. Parmi les conférenciers Marinetti et Apollinaire. Braque, Picasso et Matisse n’y sont pas. Ils exposent  en parallèle à la nouvelle galerie.

« Vive le döblinisme » Apollinaire

Dans une « lettre ouverte » publiée dans la revue expressionniste Der Sturm en mars 1913, Alfred Döblin exprime son désaccord profond avec le futuriste italien Marinetti. Son texte se termine ainsi : « Cultivez votre futurisme. Je cultive mon döblinisme ». Dans une carte postale qu’il lui envoie, Apollinaire le félicite : « Vive le döblinisme ! ». On voit là les limites de l’exercice auquel se livre Florian Illlies. On aurait aimé savoir sur quoi porte la controverse.

Selon Michel Vandoosrhuyse : « Ce qu’il critique c’est l’exaltation unilatérale d’un Marinetti pour la technique, dont il perçoit avec lucidité qu’elle est aussi exaltation de la violence et qui versera effectivement dans le fascisme. Vous ne pensez tout de même pas qu’il existe une seule réalité et vous n’allez pas jusqu’à identifier vos automobiles aéroplanes et mitrailleuses avec la réalité »

Une réédition de ce texte est annoncée chez le même éditeur que  celui du livre dont nous parlons. Nous aurons l’occasion donc d’y revenir.

Vienne. Berlin. Paris 29 mai 1913 : La première du  Sacre du Printemps de Stravinsky présenté par les ballets russes de Diaghilev dans une chorégraphie de Nijinsky fait scandale. Dans  la salle se trouvaient d’Annunzio, Debussy, Coco Chanel, Marcel Duchamp. La veille Ravel et André Gide avaient assisté à la répétition générale.

Il y a enfin la ville où l’on se meurt : Venise

Je m’aperçois que rendant compte de cette manière je remets du désordre dans le bel ordonnancement de Illies, mais ce n’est pas pour le déplaire

Si le 20ème sièce est court, c’est que le dix-neuvième est long. C’est que – analogie avec aujourd’hui, il n’en finit pas de finir. N’avons-nous pas aussi l’impression que ce siècle n’est pas vraiment commencé. Le peut-il d’ailleurs tant que nous n’en aurons pas finit avec le précédent ? André Breton évoque cette « ombre portée » d’un siècle sur l’autre :

« Cette année 1913 marque à peu près la fin d’une frange, celle de l’ombre que peut porter la pyramide du XIXe siècle sur celle du XXe, qui commence à peine à s’édifier. Il est vrai qu’on va en voir de belles dès l’année suivante! Mais, en attendant, le champ d’exploration paraît libre (quarante deux années de paix, une prospérité relative, l’illusion persistante du progrès). Pourtant, sur le plan intellectuel, les témoignages ultérieurs tendront à établir que tout est sens dessus dessous ». André  Breton. Entretiens avec André Parlnaud Gallimard 1952 

Parfois arrivent des annotations d’un autre ordre par exemple celle-ci : « Au printemps 1913, Charles Fabry réussit les expériences décisives qui lui permettent de confirmer l’existence de la couche d’ozone. Elle est encore intacte ». Ou  encore, ce mois de février où Staline et Trotski se voient pour la première fois, naît à Barcelone Ramon Mercader qui assassinera le second sur l’ordre du premier.  Ou encore à la date du 16 août 1913 : « mise en route de la première chaine de montage aux usines Ford à Detroit ». Florian Illies essaye de mettre des événements en écho ( Mona Lisa Néfertiti), de construire des correspondances discrètes, des transversalités : ce que l’on appelle aujourd’hui burnout (syndrome d’épuisement professionnel) s’appelait à l’époque neurasthénie. Comme aujourd’hui, beaucoup en souffraient. C’est un des thèmes transversaux du livre avec le « meurtre du père », la peur des femmes.

CG Jung fait des cauchemars, « l’un d’entre eux sera le point de départ pour le Livre rouge. En sueur, il s’est réveillé d’une vision dans laquelle l’Europe est submergée par les flots. Partout ce ne sont que meurtres tueries et cadavres et destructions »

Jung, lui, est le cauchemar de Freud. 1913 est l’année de leur rupture. Ils se verront pour le dernière fois au congrès de l’Association psychanalytique internationale les 7 et 8 septembre à Munich – autre ville qui compte – à l’hôtel Bayerischer Hof où débarquent, au grand plaisir de Freud, Lou Andréa Salomé en compagnie de Rainer Maria Rilke. Arthur Schnitzler est lui aussi à Munich pour la première de sa pièce Liebelei (Amourette), le 9 septembre. Puisque nous parlons théâtre, le 30 avril la pièce de Wedekind Lulu est interdite par la censure. Le 8 novembre, les munichois découvrent pour la première fois Wozzeck, la pièce de Büchner né 100 ans plus tôt (1813). « C’était un conte tout à fait au goût de l’année 1913, écrit Illies. Inconsolable, au-delà de toute utopie mais plein de poésie ». Le 5 octobre, première de l’Annonce faite à Marie de Claudel à Helleren près de Dresde. Y assistent Thomas Mann, Rilke, Gerhard Hauptmann, Stefan Zweig, Max Reinhardt, etc… Un fiasco. Brecht a 15 ans. Il écrit déjà beaucoup. Des poèmes dont l’un avec des accents patriotiques.

Ernst Jünger veut prendre le train pour aller en Afrique. Il s’est entraîne tout l’été dans la serre de son père. Il se sent prêt. Mais c’est pas où l’Afrique ? Il traverse l’Alsace Lorraine annexée et se retrouve à Verdun où il s’engage dans la Légion étrangère. Il a certes 18 ans mais il est mineur (la majorité était alors à 21 ans) et papa Jünger mobilise le ministère des affaires étrangères pour le ramener au bercail.

Le bestseller de l’année : le roman de Bernhard Kellermann, Tunnel, un roman d’anticipation qui parle de la construction d’un tunnel non pas sous la Manche mais sous l’Atlantique et qui relierait l’Europe et les Etats-Unis. Le train mettra 24 heures pour relier les deux continents. C’est un mélange écrit Illies de science-fiction et de réalisme, de critique sociale et de croyance dans le progrès et dans la technique avec des visions apocalyptiques un peu fatiguées. Le livre a été partiellement traduit en français dans les années 1920

Tout le monde court

Ernst Reuter qui en sera un jour maire note qu’à Berlin tout le monde court « comme si la minute coûtait 10 marks ». Une accélération qui s’empare de tous les domaines de l’économie comme le notera quelques années plus tard  John Maynard Keynes

«Après avoir été agricole et s’être suffi  elle-même, l’Allemagne se transforma en une machine industrielle vaste et compliquée, dont le travail dépendait de l’équilibre de nombreux facteurs, aussi bien intérieurs qu’extérieurs. Ce n’est qu’en faisant marcher cette machine sans arrêt et à plein souffle, qu’elle pouvait trouver pour sa population croissante de l’occupation au pays et les moyens d’acquérir à l’extérieur de quoi vivre. La machine allemande était semblable à une toupie qui, pour conserver l’équilibre, doit tourner toujours, toujours plus vite. » (John Maynard Keynes (1919) : Les conséquences économiques de la paix)

Max Weber dans un essai utilise pour la première fois l’expression « désenchantement du monde »
Essai sur quelques catégories de la sociologie compréhensive, troisième des Essais sur la théorie de la science.

Il y a des citations que j’aime beaucoup . Dont celle-ci :  « La vie est trop courte, et Proust est trop long. » [Anatole France]. Et encore, en 1913, ne paraît  que le premier volume d’A la recherche du temps perdu qui commence ainsi : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure». Ces mots note Illies touchent « le point sensible de cette avant-garde accablée de fatigue qui, de Kafka à Joyce, de Musil à Thomas Mann, annonçaient fièrement dans les journaux les rares fois où ils ont pu se coucher avant minuit ».

Picasso se promène ici et là. Toujours le père. Qui meurt cette année-là. Albert Schweizer passe son troisième doctorat à Strasbourg  arrive avec son épouse Hélène à Lambaréné le 16 avril 1913 où ils fondent leur premier hôpital

Août : Robert Musil s’est fait mettre en congé maladie – au fait, tout le monde est malade dans ce livre, heureusement si l’on suit Illies que ça ne veut rien dire – pour écrire son grand roman L’homme sans qualité qui commence précisément en août 1913, et dont les toutes premières lignes sont les suivantes :

« On signalait une dépression au-dessus de l’Atlantique; elle se déplaçait d’ouest en est en direction d’un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l’éviter par le nord. Les isothermes et les isothères remplissaient leurs obligations. Le rapport de la température de l’air et de la température annuelle moyenne, celle du mois le plus froid et du mois le plus chaud, et ses variations mensuelles apériodiques, était normal. Le lever, le coucher du soleil et de la lune, les phases de la lune, de Vénus et de l’anneau de Saturne, ainsi que nombre d’autres phénomènes importants, étaient conformes aux prédictions qu’en avaient faites les annuaires astronomiques. La tension de vapeur dans l’air avait atteint son maximum, et l’humidité relative était faible. Autrement dit, si l’on ne craint pas de recourir à une formule démodée, mais parfaitement judicieuse: c’était une belle journée d’août 1913 ».

Est-ce là l’été du siècle sous titre du livre de Florian Illies ? Nous sommes dans la métaphore. La preuve est dans les bulletins météo de l’époque. Le mois d’août 1913 à Vienne était pourri, le mois le plus froid du siècle. L’été du siècle, le mois le plus froid du siècle ? Où l’Europe à son apogée juste avant la dégringolade ?

Norman Angell connaît un grand succès avec son essai La Grande Illusion laquelle consisterait à croire à une guerre entre grandes puissances. Selon lui la globalisation rendrait la guerre impossible en raison de l’étroite imbrication des intérêts économiques et financiers. On connaît la suite.

Illies accorde une bonne place, près de 2 pages alors que ses notices vont rarement au-delà, à l’affaire de Saverne qui cristallise des tensions grandissantes entre la France et l’Allemagne et reflète la prédominance des militaires sur les politiques. A Saverne, en Alsace alors annexée, la presse demande des comptes sur le comportement d’un officier allemand, le baron von Korstner ayant traité ses recrues alsaciennes de wackes (voyous) et promis 10 marks à qui en abattrait un. Les manifestations alsaciennes de protestation sont réprimées. L’affaire arrive au parlement Reischstag. A ceux qui croient que l’armée n’est pas au-dessus des lois, elle prouvera le contraire.

Il y a des guerres dans les Balkans et dans le monde, cette année-là.

Il y en a tout de même un qui sent venir la guerre en Europe : l’anthroposophe Rudolf Steiner qui écrit à sa mère, début mai, que « la guerre menace en permanence d’éclater ». Florian Illies veut-il nous faire croire qu’il est le seul ?

J’ai eu l’occasion d’assister en décembre à une lecture de Florian Illies à la Maison Brecht à Berlin. Et je lui ai posé la question suivante : « On sait que de nombreux artistes sont partis à la guerre la fleur au fusil. Trouve-t-on trace de cet enthousiasme dans  leurs écrits de 1913 ? »

Il m’a répondu : « On ne peut prévoir en 1913 comment ils agiront en 1914. Ils étaient préoccupés par leur art  et tout à fait cosmopolites. Il n’y avait pas de nationalisme dans l’art cette année là. Cet enthousiasme naïf pour la guerre reste mystérieux ».

Plus tard, dans un entretien avec Alexandre Kluge , il précisera :

“Je me suis bien gardé d’une écriture apocalyptique. Quelle que soit les biographies que l’on consulte, leurs auteurs perdent leu souffre en 1913 parce qu’ils veulent arriver au plus vite en août 1914 [déclenchement des hostilités]. Et souvent, tout ce qui est arrivé avant est résumé sous le chapitre avant-guerre comme si les hommes savaient en 1913 qu’ils vivaient dans une avant-guerre. Bien sûr qu’ils ne le savaient pas, ils vivent simplement dans cette année. Il faut de la retenue avec les oracles ».

Sans doute. Sauf qu’il y a eu cette année là des mobilisations contre la guerre un peu partout en Europe. Les manifestants non plus ne savaient pas à quelle date elle allait se déclencher mais la question était dans l’air. 1914 n’est pas né de génération spontanée.

Pour mars, il écrit

« Thomas Mann  écrit en mars 1913 dans une lettre à Jakob Wassermann : la rencontre des prévaricateurs et des obsédés de l’ordre dans la guerre est une profonde invention poétique. La guerre agit avec grandeur et rigueur comme une crise (krisis) de purification morale  comme dépassement de toutes les frivolités sentimentales » Florian Illies commente ainsi la citation de Thomas Mann : La guerre dont parle Thomas Mann est celle de 1870/71

J’ai eu un peu de mal à traduire tant de bêtise en si peu de mots, du mal aussi à admettre qu’on laisse une telle citation ainsi en suspens. Cela fait partie des limites de ce livre non seulement au sens du tout se vaut mais également parce que la remarque sur la guerre de 1870/71 est discutable dans la mesure où Thomas Mann a dit la même chose sur la guerre de 1914

« Comment l’artiste, comment le soldat qui est dans l’artiste, n’aurait-il pas rendu grâce à Dieu d’avoir fait s’écrouler ce monde de la paix dont il avait assez, plus qu’assez ! La Guerre ! Ce fut un sentiment de purification, de libération que nous éprouvâmes, et une immense espérance » Thomas Mann Pensées de guerre. Comme beaucoup il vomit « le monde de la paix , monde horrible qui n’est plus – ou plutôt qui ne sera plus, quand le grand orage aura passé ! Ne grouillait-il pas, comme d’asticots, de la vermine de l’esprit ? Ne dégageait-il pas sous l’effet des sucs dissolvants de la civilisation, une puante odeur de fermentation ? S’il n’avait été qu’anarchique, sans boussole et sans foi, d’un mercantilisme féroce, cela aura pu passer […]. Mais c’était le monde de l’escroquerie et du snobisme. »

J’emprunte la traduction à Chantal Edet-Ghomari : La polémique Romain Rolland-Thomas Mann face à la guerre in Mémoires et antimémoires littéraires au XXe siècle: la Première Guerre mondiale de Annamaria Lassera, Nicole Leclercq et Marc Quaghebeur (dir).

Pensées de guerre, véritable apologie de la guerre, qui lui valut les plus sévères critiques de Romain Roland qui le qualifia de « monstrueux délire de fanatisme irrité, forfanterie d’orgueil, démence, surenchère criminelle de violence… »

Voilà qui fait du livre d’Illies quelque chose comme des considérations d’un apolitique de 2012.

Je me souviens d’une exposition  que j’avais vue à Berlin en janvier 2009. Elle s’intitulait : Kassandra Visionen des Unheils 1914-1945 (Cassandre Visions du malheur). On pouvait lire dans le catalogue :

« Les  images de guerre, révolutions, apocalypses qui ont été créées dans les Beaux Arts peu avant la Première guerre mondiale ne sont pas des vraies visions du malheur ou du naufrage. Elles se réfèrent souvent métaphoriquement à la fin d’un monde qui devait être suivi d’une époque nouvelle et meilleure.(…) Derrière les visions apocalyptiques avant la Première guerre mondiale se cache dans bien des cas de la part des artistes une compréhension plutôt apolitique de la guerre ». On ne peut pas interpréter ces tableaux comme une prémonition des évènements à venir. Les visions d’effroi reflètent d’avantage l’état de leur monde intérieur.

« Max Beckmann, Franz Marc, August Macke, Otto Dix, George Grosz, Rudolf Wacker qui étaient parties à la guerre avec enthousiasme, soit n sont pas revenues, soit sont revenues brisés dans leur corps et dans leur esprit. Pour presque tous ces artistes, la guerre a signifié une rupture formelle et de contenu par rapport à leurs productions d’avant guerre ». Stefanie Heckmann Introduction au catalogue de l’exposition

J’ai un peu de mal – et c’est un euphémisme –  avec ces conceptions très à la mode en Allemagne qui détache totalement les individus du contexte social de leur existence.

 

Ludwig Meidner Paysage apocalyptique 1913

On est prié de croire que la vision apocalyptique, ci-dessus elle de Ludwig Meidner, ne concerne que le chaos de leur moi intérieur qui n’a rien mais alors rien à voir avec le monde extérieur.

Il en va de même pour les accès de folie meurtrière pour lesquels on nous explique depuis 100 ans qu’il n’y a rien à comprendre. Florian Illies en évoque deux pour l’année 1913, en Allemagne. Ils concernent tous les deux des enseignants, le premier parce qu’il ne trouve pas de travail, le second, lointain précurseur de Breivik,  parce qu’il se sent investi d’une mission de justicier.

Amok

« 20 juin 1913, à l’heure de midi, Ernst Friedrich Schmidt, trente ans, enseignant au chômage, pénètre dans l’école Sainte Marie à Brême.  Il porte avec lui au moins six revolvers chargés et pénètre dans les salles de classe. Il vide le chargeur d’un premier revolver avant de passer au suivant. 5 petites filles entre 7 et 8ans meurent. 16 enfants et 5 adultes sont grièvement blessés. Il est maîtrisé par des passants. Aux enquêteurs il déclare avoir voulu protester parce qu’il ne trouvait pas de travail comme enseignant »

Ernst Auguste Wagner lui aussi était enseignant.

«  Le 4 septembre, Ernst Auguste Wagner tue sa femme et ses quatre enfants car il veut leur épargner les conséquences de sa course meurtrière (Amoklauf). Il se rend à bicyclette à Stuttgart. Là il prend un train pour Mühlhausen. Là il met le feu à quatre maisons et attend que les habitants en sortent fuyant les flammes et la fumée. Ensuite, il les tue avec son arme, douze personnes meurent, huit autres sont grièvement blessées. Finalement, il est maîtrisé par la police. Ses intentions pour le reste de la nuit avaient été de se rendre à Ludwigsburg pour y incendier le château et de mourir dans les flammes sur le lit de la duchesse ».

J’y reviendrai dans la mesure où il a « théorisé » ses intentions, laissant une biographie de 300 pages, et des poèmes et une pièce de théâtre, postérieure, elle, à ses crimes et qui a été traduite en français. Lacan évoque le cas dans sa thèse.

Que Florian Illies fasse ses choix, je n’en disconviens pas. Évoquer 1913 à un siècle de distance l’impose. Et oblige à gommer bien des choses.  Il y a cependant quelques oublis qui m’ennuient même si leur absence a quelque tradition en Allemagne comme dans les études allemandes en France (y compris à gauche) :

En mai 1913, Alfred Döblin achève son « roman chinois » Les trois bonds de Wang-loun. Son écriture est contemporaine de la controverse avec les futuristes. Michel Vanoosthuyse écrit à ce propos qu’il est « une manière de réponse à cette exaltation exclusive de la modernité technique qui est la leur » Il ajoute : « Même si on aurait tort de réinterpréter rétrospectivement Wang-loun de manière trop directement politique, à la lumière de ce que Döblin écrit en exil, il n’empêche que cette première “œuvre épique” raconte l’histoire d’un soulèvement de pauvres contre l’oppression. En 1913 toutefois, le politique est encore relégué [chez Döblin BU] derrière une question plus générale : y a-t-il place en ce monde pour une attitude qui ne consiste pas à conquérir et posséder ? Y a-t-il une place possible pour la faiblesse ? Est-il fatal que les faibles se servent des armes des forts et tombent eux-mêmes dans la sphère du pouvoir et de la violence ? Quelle est l’action juste ? Contre l’idéologie de la puissance, Döblin écrit un “livre impuissant ” (ein Ohnmächtiges Buch), qu’il présente en offrande à Liè-dsi, le sage vieillard dont les paroles servent d’introduction au livre : “Nous allons et ne savons où. Nous demeurons et ne savons où. Nous mangeons et ne savons pourquoi. Tout cela est le puissant élan du ciel et de la terre. Qui donc peut parler alors de terre et de possession ?” »[2]

J’y reviendrai après relecture ainsi que sur la nouvelle datée elle aussi de 1913 même si elle est parue fin 1912,  L’assassinat d’une renoncule

Rosa Luxembourg est brièvement citée. On ne pourra pas dire qu’il n’en a pas parlé même si c’est précisément pour n’en rien dire. Elle fait juste partie en passant du décor. Si l’on sait beaucoup des états d’âme sans grand intérêt d’Ersnt Jünger ou d’Oswald Spengler, on ne saura pas que Rosa Luxembourg a publié en 1913 sa grand œuvre théorique, l’Accumulation du capital, un travail, à l’époque et bien longtemps après très mal accueilli, c’est le moins que l’on puisse dire,  Je n’en évoquerai que le dernier chapitre dans lequel elle analyse « le militarisme comme champ d’action du capital » :

« Pratiquement, sur la base du système d’impôts indirects, le militarisme remplit ces deux fonctions : en abaissant le niveau de vie de la classe ouvrière, il assure d’une part l’entretien des organes de la domination capitaliste, l’armée permanente, et d’autre part il fournit au capital un champ d’accumulation privilégié ».(…) « Les nécessités historiques de la concurrence toujours plus acharnée du capital en quête de nouvelles régions d’accumulation dans le monde se transforme ainsi, pour le capital lui-même, en un champ d’accumulation privilégié. Le capital use toujours plus énergiquement du militarisme pour s’assimiler, par le moyen du colonialisme et de la politique mondiale, les moyens de production et les forces de travail des pays ou des couches non capitalistes. En même temps, dans les pays capitalistes, ce même militarisme travaille à priver toujours davantage les couches non capitalistes, c’est-à-dire les représentants de la production marchande simple ainsi que la classe ouvrière, d’une partie de leur pouvoir d’achat ; il dépouille progressivement les premiers de leur force productive et restreint le niveau de vie des seconds, pour accélérer puissamment l’accumulation aux dépens de ces deux couches sociales. Cependant, à un certain degré de développement, les conditions de l’accumulation se transforment en conditions de l’effondrement du capital ».

La production d’armements offre en outre l’avantage du point de vue des profits de faire constamment  l’objet d’une « destruction créatrice » selon l’expression de Schumpeter.

On comprend mieux à partir de là la manière dont le parti social démocrate s’est fait rouler dans la farine. On leur fera voter une augmentation des dépenses militaires par le biais  d’une contribution « exceptionnelle » sur l’accroissement des fortunes. Ils ne verront que ça et oublieront le reste. Rosa Luxembourg notera aussi que plus on élit de députés sociaux démocrates à l’assemblée plus les dépenses militaires ont des chances d’être acceptées. Karl Liebknecht sauve l’honneur et accuse la firme Krupp document à l’appui d’avoir corrompu des responsables de l’armée.

Carl Sternheim est évoqué page 152 par sa pièce Le snob mais pas et c’est tout de même étonnant par une pièce écrite en 1913/1914 qui a pour titre …1913. On y trouve un dialogue entre un capitaliste et son héritière qui pointe le passage à la production de masse indifférenciée et à l’obsolescence programmée qui provoque le dégoût chez le consommateur. Et se termine par l’hypothèse d’une guerre.

«Christian :
Que dirais-tu  d’une grève des consommateurs ?
Sophie :
Et pour quelles raisons ?
Christian :
Ethiques. Chaque consommateur épargnerait un peu, qui un bouton , qui un clou, qui un bout de papier …
Sophie
Et pourquoi le ferait-il puisque nous produisons toujours moins cher ?
Christian :
Parce que la merde issue d’un même moule que nous lui accrochons aux basques lui sort par les trous de nez, parce qu’il a de nouveau envie d’avoir quelque chose de correct entre ses mains. Parce que l’usure massive de tous les ustensiles lui a appris à ne plus faire attention aux choses particulières, et parce qu’il consomme et jette les sentiments et les jugements et lui-même comme le reste et ne peut plus leur attribuer de qualité. Parce qu’au plus profond de lui-même ça le dégoûte. Souvent je vous ai dit de faire rechercher dans les laboratoires de l’entreprise en parallèle à votre obsession de produire dans le même temps avec le même article le double ou plus, le moyen d’améliorer le matériau.
Sophie
On ne peut par travailler selon deux principes contradictoires. Nous poussons à la simplicité, à la masse, pas au sur mesure. Tous ce qui est singulier nous fait horreur et nous retarde.
Christian :
Je le vois bien, fous ; Dans les verreries triomphe l’ampoule ne mauvais verre, fabriquée par millions  et la qualité des microscopes est pitoyable. Je me suis toujours opposé à cette pression
Sophie
Au contraire, je trouve que de telles pensées sont toutes nouvelles chez toi (…). Qui  a accumulé les capitaux, monopolisé et fusionné sans relâche.(…) Notre génération a hérité de vous l’Etat industriel tout fait et rejette loin d’elle toute responsabilité. Vous nous avez transféré toutes les recettes et leur composante principale ;: l’absence de scrupules. Nous fondons comme vous, avec bien plus de prudence, avec un sens des affaires plus grand mais sans en quelque manière que ce soit savoir où tout cela va.
Christian :
Et une guerre malheureuse ?
Sophie
On verra bien. Je n’ai pas peur.
Christian :
Après nous le déluge…..
»

La pièce est dédiée au poète alsacien Ernst Stadler qui en 1913 écrit un des plus beaux  poèmes de l’expressionisme allemand : Passage de nuit sur le pont du Rhin à Cologne

où l’on trouve ses vers

«A tâtons le rapide s’avance en repoussant l’obscurité.
Nulle étoile qui veuille paraître. Le monde entier
n’est qu’une étroite galerie minière aux bandages de nuit,
Où de loin en loin les horizons abrupts sont déchirés par la lumière bleue des lieux d’extraction: cercle de feu
de lampes, de toits, de cheminées,
fumant, bouillonnant… pour quelques secondes seulement… Et de nouveau tout est noir.
Comme si nous nous dirigions dans les entrailles de la terre vers le gisement».
Cf Lionel Richard : Expressionistes allemands. La découverte Maspero 1983

Théa Dorn et Richard Wagner dans leur livre die Deutsche Seele (l’âme allemande) notent que ce poème qu’ils associent à celui de Jacob von Hoddis Weltende (Fin du monde) de 1911, « sont si sombres qu’on les dirait écrits dans les tranchées…L’expressionnisme n’est pas une conséquence de la guerre mondiale et de ses destructions et bouleversements, bien plus, il pressent la catastrophe »

En ai-je oubliés ? Oui bien sûr. Beaucoup. Maïakovski, entre autre. Certains sur lesquels il faudra que je revienne. Je pense à Karl Kraus et ses Derniers jours de l’Humanité, l’alsacien Ernst Stadler sans compter ceux évoqués au fil du texte et les bicentenaires. Relire Musil et Döblin.  Tout un programme !

Et que faisaient mes grands parents ? Mes grands pères se préparaient-ils à devenir soldats du Kaiser ? J’imagine mal l’une de mes grands-mères dans une telle posture comme le montre cette affiche de propagande montrant une alsacienne en attente

 

 

Le 31 décembre 1913, raconte Florian Illies dans un entretien, à minuit, les droits sur l’œuvre de Richard Wagner, né en 1813, Parsifal jusqu’alors exclusivité du Festival de  Bayreuth étaient libérés. Les aficionados de Wagner se sont retrouvés à Barcelone. A zéro heure et une minute, la représentation commençait ». Et l’année 1914

Ah oui, au fait, on a retrouvé la Joconde. Picasso n’y était pour rien, il avait un alibi.


[1] En fait le tableau que nous connaissons Carré noir sur fond blanc est de 1915 et a été antidaté par le peintre qui avait pour un esquissé le tableau sur un rideau de scène pour l’Opéra futuriste La victoire sur le soleil Mikhaïl Matiouchine à Saint Pétersbourg en 1913

[2] Michel Vanoosthuyse : Alfred Döblin Belin 2005 page 55

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