Inge Müller (1925-1965): Unterm Schutt / Sous les décombres


INGE MÜLLER

UNTERM SCHUTT II
Und dann fiel auf einmal der Himmel um
Ich lachte und war blind
Und war wieder ein Kind
Im Mutterleib wild und stumm
Mit Armen und Beinen die ungeübt stießen
Und griffen und liefen
Bilder ringsum
Kein Boden kein Dach
Was ist – verschwunden
Ich bin eh ich war.
Ein Atemzug Stunden
Die andern! Ein Augenblick hell wie im Meer
Da klopft einer –
Den Globus her!
Daß ich mich halte
Brücken Land Pole
Millionen Hände brauch ich
Mich trägst du nicht, Tod, ich mach mich schwer
Bis sie kommen und graben
Bis sie mich haben
Du gehst leer.

SOUS LES DÉCOMBRES II
Et puis, soudain, le ciel se renversa
Je riais et j’étais aveugle
J’étais à nouveau enfant
Dans le ventre maternel sauvage et sans voix
Avec bras et jambes malhabiles qui poussaient
Et attrapaient et couraient
Des images tout autour
Pas de sol pas de toit
Ce qu’il y a … – disparu
Je suis avant d’avoir été
Un souffle des heures
Les autres ! Un moment de clarté comme en mer
Quelqu’un cogne –
Par ici le globe !
Pour que je me tienne
Ponts pays pôles
J’ai besoin de millions de mains
Tu ne me portera pas, Mort, je me fais lourde
Jusqu’à ce qu’ils viennent et creusent
Jusqu’à ce qu’ils me trouvent
Va t’en vide

Ce poème parmi les plus connus de Inge Müller fait partie d’un ensemble de trois textes intitulés Sous les décombres et numérotés de I à III. Elle y décrit le cauchemar de son ensevelissement sous les ruines des bombardements de Berlin, en l’occurence allemands contre l’approche des troupes soviétiques. Elle avait été enterrée vivante pendant trois jours. Deux jours avant, ses parents mourraient dans leur cave. Mais cela elle ne l’apprendra seulement quand elle partira à leur recherche après la capitulation allemande en participant au dégagement des ruines de la maison familiale. Elle décrira cela dans son poème HEIMWEG 45 (Retour à la maison 45) où elle se considérera comme Übriggeblieben zufällig (Rescapée par hasard).

La description de la situation dans laquelle se trouve la jeune femme sous les gravats est composée de fragments détachés, dans un phrasé saccadé. Les mots sont comme exprimés dans un dernier souffle avant l’étouffement. Ils sont dans la première partie à l’imparfait et concernent l’effondrement de l’univers, un rire nerveux qui la saisit et les yeux aveugles, le retour à l’état embryonnaire, la perte d’orientation. Puis après le vers Je suis avant d’avoir été, la rupture, la reprise du souffle, la volonté de se défaire du cauchemar, les verbes sont au présent, le temps immobile, puis les premiers signes des secouristes, le refus de la mort. Elle entrevoit enfin un futur, l’espoir de retrouver un cosmos…Elle décrit son effroi comme son espoir à travers des gestes corporels. Travailler sur ce qui s’est passé tout en construisant un avenir peut être l’une des caractéristiques de son écriture. Avec les difficultés de sa réception dans la société est-allemande de son époque. « Chez aucun auteur de RDA, leurs classiques inclus, ce que certains appellent improprement l’heure zéro n’a pris forme de manière aussi pénétrante que chez elle » écrit à son propos Richard Pietraß, poète et éditeur d’un premier recueil de ses textes. Mais ce n’était pas ce que l’on voulait entendre

Née Inge Meyer, le 13 mars 1925, à Lichtenberg dans le quartier industriel et ouvrier de Berlin, elle avait 20 ans. Incorporée dans la Wehrmacht en janvier 1945 comme auxiliaire, elle avait été chargée par sa batterie anti-aérienne de chercher de l’eau quand une maison précédemment touchée s’est effondrée sur elle. Ce traumatisme ne l’a jamais quitté sa vie durant et caractérise une partie de son œuvre à la fois poétique et son essai de roman resté à l’état de fragments, Moi Jonas. Elle donne une figure féminine à celui qui était resté, lui aussi, trois jours dans le ventre de la baleine. Inge Müller se suicidera le 1er juin 1965. En troisième noce, elle avait épousé, en 1955, le dramaturge Heiner Müller. Ensemble ils écriront plusieurs pièces de théâtre notamment Der Lohndrücker, 1956 (L’Homme qui casse les salaires), Die Umsiedlerin 1956 (La déplacée) et Die Korrektur 1957 (La correction). Elle est également l’autrice de la pièce radiophonique Die Weiberbrigade, de livres pour enfants, de nouvelles, etc. Si la trilogie poétique Sous les décombres a été publiée en 1965, peu de choses le seront de son vivant.

« L’enfouissement auquel Inge Müller a survécu s’est reproduit symboliquement dans l’enfouissement de sa production d’auteure »

écrit Sonja Hilzinger dans la biographie qu’elle lui consacre sous le titre Das Leben fängt heute an (La vie commence aujourd’hui) Aufbau Verlag. 2005. p. 16)

Inge Müller occupe une place singulière dans l’histoire littéraire allemande

Après avoir évoqué la pièce centrale du triptyque, intéressons-nous au premier volet :

UNTERM SCHUTT I
Unterm Gebell der Eisenrohre schlief ich
Schon im Griff der Erde
Das Kind Moses im Kästchen treibend
Zwischen Schilf und Brandung
Und wachte auf als irgendwo
Im Herz der Kontinente
Rauch aufstieg aus offenem Meer
Heißer als tausend Sonnen
Kälter als Marmorherz.
Auf sechzehn Füßen ging ich
In die Mitte genommen
Den ersten Schritt gegen den Staub

SOUS LES DÉCOMBRES I
Sous les aboiements des tuyaux de fer je dormais
Déjà dans l’étau de la terre
Poussant l’enfant Moïse dans le coffret
Entre roseaux et ressac
Et je m’éveillai lorsque quelque part
Au cœur des continents
Une fumée s’éleva du grand large
Plus chaude que des milliers de soleils
Plus froide qu’un cœur de marbre.
Sur seize pieds je fis
Prise au milieu
Le premier pas contre la poussière.

Dans ce texte-ci, l’autrice évoque le mythe de Moïse sauvé des eaux. Mais c’est elle, dans son rêve enserrée dans « l’étau de la terre » qui pousse le panier dans lequel est placé l’enfant. Au réveil elle retrouve un univers de chaud et de froid, et de l’aide pour effectuer «  son premier pas contre la poussière ».

Voici enfin la troisième partie, la plus laconique. Son auteure n’avait pas été ensevelie seule mais en compagnie d’un chien :

UNTERM SCHUTT III
Als ich Wasser holte fiel ein Haus auf mich
Wir haben das Haus getragen
Der vergessene Hund und ich.
Fragt mich nicht wie
Ich erinnere mich nicht.
Fragt den Hund wie.

SOUS LES DÉCOMBRES III
Alors que je cherchai de l’eau une maison s’effondra sur moi
Nous avons porté la maison
Le chien oublié et moi.
Ne me demandez pas pourquoi
Je ne me souviens pas.
Demandez au chien, quoi

« Par l’écriture, Inge Müller se met sur les traces de sa propre histoire. Elle entreprend une sorte de fouille archéologique qui la conduit dans des couches de plus en plus profondes de sa mémoire. Elle écrit […] pour nommer et conjurer les traumatismes dont elle souffre. Pour mobiliser les forces de résistance dont elle a besoin pour survivre. Elle écrit pour donner un sens à son existence : j’écris donc je vis. C’est à prendre à la lettre ».

(Sonja Hilzinger : Das Leben fängt heute an (La vie commence aujourd’hui) Aufbau Verlag. 2005. P. 186)

«C’est à prendre à la lettre » C’est d’autant plus vrai qu’après les mesures répressives prises contre elle et Heiner Müller à la suite de l’interdiction de leur pièce La déplacée, en 1961, elle continuera d’écrire sans grand espoir de pouvoir être publiée.

Si j’ai mis l’accent sur ces trois poèmes parmi les plus connus, c’est parce que je travaille actuellement sur la question des ruines. Il faut les lire avec d’autres textes sur les décombres, la guerre, le fascisme. Ils font ainsi partie d’une thématique importante de son œuvre, mais ne la résument cependant pas. J’en avance pour preuve cet étonnante prémonition de l’« intelligence artificielle » générative. Elle a plus de soixante ans.

ALPTRAUM
In 100 Jahren wenn Elektronenhirne
Nach Logarithmen Verse produzieren
Kanns passieren
Dass sich alle Wörter reimen
Wie Mord und Kakerlakenleichen
Wenn in den Schizophrenenheimen
Die Dichter sich die Hände reichen
Verbannt auf irgend eines der Gestirne

Die Elektronensetzer
Werden Versfüße formieren
Und einen suchen, der skandieren
Kann und den Prometheus locht
Wie Adler dessen Leber fraßen
Und den Korrektor fragen, wie der Docht
Brennen soll ohne Kerze
Und was das ist: Gehirne.

(In Inge Müller : Dass ich nicht ersticke im leise sein. Gesammelte Texte. Herausgegeben von Sonja Hilzinger. Aufbau Verlag 2002. s. 227)

CAUCHEMAR
Dans 100 ans quand les cerveaux électroniques
Produiront des vers par logarithmes
Il pourrait arriver
Que tous les mots riment
Comme meurtre et blattes écrasées
Quand dans les asiles pour schizophrènes
Les poètes se tendront la main
Bannis sur un astre quelconque

Les typographes d’électrons
Formeront des pieds de versification
et chercheront quelqu’un pour
Les scander et perforer Prométhée
Comme les aigles dévoraient son foie
et demander au correcteur comment la mèche
Peut brûler sans bougie
Et ce que c’est : des cerveaux

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