Au bourgeois échappe de son crâne aigu le chapeau,
L’atmosphère bruit comme d’un cri.
Les couvreurs choient des toits et se brisent,
Et sur les côtes – à ce qu’on lit – grimpe le flot.
Ces quelques lignes qui décoiffent – n’est ce pas le cas de le dire ? – forment la première strophe du poème de Jakob van Hoddis Fin du monde. Lorsqu’il paraît en 1911 dans la revue Der Demokrat dirigé par Franz Pfemfert, il est aussitôt remarqué dans les milieux littéraires berlinois et son auteur consacré. Et il étonne aujourd’hui encore par son caractère explosif. Il n’est question que de cri, chute, orage, dislocation, côtes brisées, mers en fureur. La traduction d’Aragon en souligne la dynamique. Aragon était fier d’avoir été le premier à traduire ce texte de van Hoddis : «Figurez-vous que j’ai été le seul à traduire quelques poèmes de lui, en 1919» déclare-t-il à Alain Bosquet. André Breton envisageait de faire figurer le texte dans son anthologie de l’humour noir.
La traduction d’Aragon n’est pas reprise – et c’est dommage – dans l’édition bilingue de poèmes de Jakob van Hoddis qui vient de paraître aux Editions Arfuyen. Elle n’en est pas moins méritoire car elle comble une grosse lacune éditoriale, permettant de sortir un grand poète expressionniste allemand de l’oubli. Grâce à poezibao, je reprends ci-dessous le texte en entier dans la traduction d’Aragon qui vaut d’être connue :
FIN DU MONDE
Au bourgeois échappe de son crâne aigu le chapeau,
L’atmosphère bruit comme d’un cri.
Les couvreurs choient des toits et se brisent,
Et sur les côtes – à ce qu’on lit – grimpe le flot.
L’orage est là, les mers sauvages ne font
Qu’un saut à terre, pour disloquer les digues dures.
Un rhume de cerveau s’empare de la plupart des créatures.
Les chemins de fer tombent des ponts.
Jakob van Hoddis, trad. Louis Aragon, Revue Littérature n°6, 1er novembre 1922.
Weltende
Dem Bürger fliegt vom spitzen Kopf der Hut,
In allen Lüften hallt es wie Geschrei.
Dachdecker stürzen ab und gehn entzwei
Und an den Küsten – liest man – steigt die Flut.
Der Sturm ist da, die wilden Meere hupfen
An Land, um dicke Dämme zu zerdrücken.
Die meisten Menschen haben einen Schnupfen.
Die Eisenbahnen fallen von den Brücken.
Weltende / Fin du monde est à la fois le titre du poème déjà évoqué et celui d’un recueil poétique. L’ensemble symbolise la poésie expressionniste allemande qui n’a pas d’équivalent en France. Weltende, est aussi le titre d’un poème de Else Lasker Schüler publié en 1905 et qui commence ainsi :
Il est des larmes dans le monde
Comme si le bon dieu était mort.
Et l’ombre de plomb qui tombe
Pèse du poids du tombeau
L’atmosphère est plombée en ce début du 20ème siècle. Nombre de poèmes évoquent le « silence de Dieu » (Trakl), la fin, l’apocalypse : « Ma tombe n’est pas une pyramide, / Ma tombe est un volcan ! » (Theodor Däubler). Lionel Richard a intitulé ce chapitre de son anthologie d’expressionnistes allemands (La découverte-Maspero 1984) d’où sont tiré ces exemples : D’un monde menaçant et menacé (1900-1914)
On peut citer aussi La rupture / der Aufbruch de Ernst Stadler ou La ville de souffrance de Georg Heym. Dire que la guerre de 14 a éclaté dans un ciel serein est une douce plaisanterie. Ils annonçaient, nous le savons mieux aujourd’hui, sinon la fin du monde du moins la fin d’un monde.
Jakob van Hoddis (de son vrai nom Hans Davidsohn, dont van Hoddis est l’anagramme) est né le 16 mai 1887 à Berlin et mort probablement gazé au camp d’extermination de Sobibor en 1942.
Sa vie a connu un destin tragique. Atteint de troubles psychiatriques, il ira d’asile psychiatrique en famille d’accueil et finira abandonné de tous ceux qui l’avaient aidés obligés eux-mêmes de fuir l’Allemagne nazie. André Breton le croyait mort et personne ne s’est plus soucié de lui.
J’avais croisé le nom de van Hoddis au cours d’un travail précédent, cette année, celui évoquant le monstre Ernst Wagner et son psychiatre Robert Gaupp. Lorsque les associations de handicapés avaient obtenu de la municipalité de Tübingen, en 1992, que l’on débaptise l’escalier menant à clinique psychiatrique, dans la vieille ville, du nom du psychiatre Robert Gaupp, celui-ci avait été remplacé par Jakob von Hoddis. Gaupp a été dès 1910 l’un des dirigeants de la « Société pour l’hygiène raciale ». Il a surtout pris une part active à la préparation intellectuelle de la loi sur la stérilisation des malades mentaux « pour limiter la reproduction d’individus héréditairement tarés et pour éviter ainsi un mélange de races nuisible ». Jakob van Hoddis était patient à la clinique psychiatrique de Tübingen du temps où Gaupp y exerçait. (Sur la décision de la municipalité de Tübingen voir à la date du17.02.1992)
Mis à part ce complément, je n’ai rien de personnel à ajouter à l’histoire de Jakob van Hoddis qui ne serait la reprise du dossier biographique et bibliographique qui accompagne le livre évoqué. J’en reprends l’extrait ci-dessous qui résume la tragédie de la vie d’un grand poète :
« Hoddis ne tombera pas sur les champs de bataille. Mais la maladie mentale le gardera prisonnier pendant près de trente ans. Comme Hölderlin chez le menuisier Zimmer, Hoddis partagera à Tübingen la vie de l’aubergiste Julius Dieterle. Diagnostiqué schizophrène en 1927, il ne quittera plus les institutions psychiatriques. En janvier 1933, Hitler accède à la chancellerie. Contrainte par sa situation matérielle, la mère du poète part pour la Palestine et le confie à un établissement de soins israélite, près de Coblence. En juillet 1939, Hitler décide d’incorporer les malades mentaux adultes au programme d’élimination déjà mis en oeuvre pour les enfants handicapés. Près de 250 000 malades mentaux et handicapés seront assassinés.
Le 30 avril 1942, l’ensemble des malades et personnels de l’hôpital de Bendorf-Sayn sont déportés et gazés, semble-t-il, au camp de Sobibor. Ainsi Hoddis aura vu le désastre s’accomplir jusqu’au bout : l’hécatombe de la Grande Guerre, la déportation de masse des juifs, la persécution de «l’art dégénéré», l’extermination des êtres «qui ne valent pas de vivre». Quatre fois coupable : poète, pacifiste, juif, schizophrène. »
Je retiens deux autres textes de cette Fin du monde en raison de leur thème et de leur date. Le premier de décembre 1913 évoque l’assassinat d’un ami. Il est paru dans Révolution .
Der Freund
Ich stieß den Dolch ihm in die Eingeweide –
Am Boden standen blanke Pfützen Blut.
Eh war noch Lärm, jetzt hüllt uns Schweigen beide.
Ich staunte wie ein Kind. Denn von der Wut
Des Suchens nach verlornen Paradiesen
War jede Kunde tot. Der Mittag dehnte
Sich selig auf der Höfe kahlen Fliesen.
Gewaltig war der Tag, wie ihn sein toter Freund ersehnte.
L’ami
Je lui plantai le poignard dans la panse –
au sol s’étalaient des flaques brillantes de sang.
Avant il y avait du bruit, et à présent entre nous deux ce silence.
Je m’étonnais comme un enfant. Car c’est de tant
de rage à chercher des paradis perdus
que tous les types meurent. Midi s’étendait bienheureux dans les cours au dallage nu.
Le jour était magnifique, comme son ami mort l’avait voulu.
[Die Revolution
20 décembre 1913]
Le second de janvier 1914 est un hymne à l’arme à feu dont on entend la culasse s’armer : Kick Kack Il fait en outre en quelque sorte le lien avec DADA. Il a été repris en 1916 dans la revue Cabaret Voltaire de Hugo Ball à Zurich.
Hymne
Ô rêve, digestion de mon âme!
Combinaison de survie pour me protéger du froid !
Destructeur de toutes les choses qui me sont hostiles:
les pots de chambre,
les louches de cuisine, les colonnes Morris …
Ô toi, mon arme à feu.
En une obscurité pourpre tu plonges les jours
toutes les nuits reçoivent de violets horizons
ma grand-maman Pauline apparaît en corps astral
et même un monsieur expert sataniste,
un brave mais un peu trop instruit
expert sanitaire,
je le trouve à nouveau amusant
Il surgit de son tombeau tissé de lierre
– n’était-ce pas naguère un pare-feu bleu ciel
(Eh, vous là ! )
et caquette: « Même » …
(Librement d’après Friedrich von Schiller)
Ô rêve, digestion de mon âme
Ô toi, mon arme à feu
Kick ! Kack.
[Die Aktion
Février 1914]
Hans Davidsohn, dit Jakob van HODDIS
« Fin du monde »
Weltende
Traduit de l’allemand et présenté
par Jean-François Eynard et Gérard Pfister
Préface de Gérard Pfister
Bilingue allemand-français
Collection Collection Neige n°27, 160 pages,
Prix :16,00 €